Les femmes ont toujours travaillé

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Cette évidence est rappelée par l’historienne Michelle Perrot dans Le Mouvement social en 1978 et Sylvie Schweitzer en fait le titre de son ouvrage paru en 2002 [1]. Se concentrant sur les XIXe et XXe siècles, cette dernière montre l’ampleur et la diversité du travail féminin, puis s’intéresse aux raisons de son invisibilité et revient sur la persistance de l’affirmation erronée selon laquelle les femmes ne sont entrées que récemment sur le marché du travail. Elle y distingue quatre phases dans l’histoire du travail féminin. Durant la première, si les femmes sont, comme la plupart des hommes, principalement occupées dans les fermes, elles sont également commerçantes, patronnes de l’industrie, domestiques et ouvrières. C’est durant cette période que la partition des tâches entre hommes et femmes se rigidifie : les occupations féminines se caractérisent alors par une absence courante de rémunération salariée et c’est sur cette idée que s’ancre l’idée que les femmes ne travaillent pas. La deuxième phase, selon l’historienne, est celle de l’industrialisation durant laquelle le durcissement des rapports entre groupes sociaux et entre sexes s’est accompagné de l’éviction des femmes des métiers qualifiés et de leur assignation à certains métiers d’où les hommes étaient exclus. Ce second temps fut aussi celui de l’enracinement des stéréotypes concernant les aptitudes au travail des femmes (patience, docilité, adresse) et des hommes (force physique, décision, inventivité). Le troisième moment, entre 1920 et 1960, est celui pendant lequel les activités traditionnellement féminines comme le soin aux enfants et aux malades sont peu à peu sorties du domaine du bénévolat et de la vocation pour entrer dans la professionnalisation. Enfin, la quatrième phase commence dans les années 1960, avec la proclamation de l’égalité de tous avec toutes, les métiers tendant à cheminer vers la mixité.

Ce bref panorama permet de saisir rapidement les reconfigurations de la division sexuée du travail depuis le XIXe siècle, selon les termes de la sociologue Danièle Kergoat, qui signifie une séparation – les femmes ne sont tendanciellement pas les mêmes que les hommes – et une hiérarchisation – dans les mêmes secteurs, les femmes se situent à des postes inférieurs à ceux des hommes. Il permet de comprendre également que cette situation matérielle s’accompagne d’une idéologie – des stéréotypes – et de politiques publiques assurant la « protection » des femmes au travail avec la loi leur interdisant le travail de nuit en 1892 par exemple ou encore l’« égalité » au travail depuis 1972. Mais surtout, de façon sous-jacente, il ne faut pas oublier que ces reconfigurations sont également le produit de luttes et d’engagement syndical des femmes.

DE QUOI LE TRAVAIL EST-IL LE NOM ?

Au tournant du XIXe siècle, l’idéologie des sphères séparées s’impose : la vie publique – activité professionnelle, relations sociales, vie politique – est réservée aux hommes, aux maris, quand la sphère privée – la famille, les enfants et le foyer – est dévolue aux femmes. Le discrédit est alors jeté sur le travail professionnel des femmes : « ouvrière, mot impie, sordide » écrit Jules Michelet au XIXe siècle. En effet, le travail des femmes en atelier – et en particulier celui des très nombreuses jeunes filles- est considéré comme incompatible avec les « bonnes mœurs » ou la « moralité ». Une réputation de frivolité pèse sur les ouvrières ; l’historienne Joan Scott montre d’ailleurs comment certains discours d’économistes du milieu du XIXe siècle assimilent les ouvrières à des prostituées. Cependant, les ouvrières sont de plus en plus nombreuses.

Avec les sphères séparées, les tâches de reproduction de la force de travail sont assumées principalement par les femmes. Les féministes des années 1970, qui se sont battues pour le droit à l’avortement et la contraception, considèrent qu’il s’agit d’un travail car cela prend du temps, cela peut être assumé de façon rémunérée par d’autres femmes ; voire, cela peut passer par le marché du travail. On parle alors de travail domestique et de double journée de travail, pour celles qui assument en plus un travail professionnel. La division sexuée du travail se fonde sur cette inégale répartition du travail domestique, centrale dans l’inégalité professionnelle, persistante encore aujourd’hui.

NATURALISATION DES COMPÉTENCES DANS LE TRAVAIL PROFESSIONNEL

Dans de très nombreux métiers, qu’il s’agisse de l’industrie ou du service à la personne, on considère que les femmes sont « naturellement » aptes à réaliser certaines tâches et, de fait, qu’il ne s’agit pas d’une qualification. Les ouvrières sont considérées comme « naturellement » adaptées aux « tâches répétitives et simples », comme l’écrit le CNPF, l’ancêtre du MEDEF, en 1971. Elles seraient plus habiles et minutieuses que les hommes. Mais en réalité, ces compétences étant considérées comme naturelles, elles ne sont pas considérées comme qualifiées et se trouvent finalement déqualifiées et sous payées. De très nombreuses grèves de femmes mettent en avant la reconnaissance de leur qualification, qu’il s’agisse des ouvrières dans les années 1968 ou plus récemment, en 1988, les infirmières, étudiées par la sociologue Danièle Kergoat, se structurant en coordination et revendiquant de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires, la reconnaissance de leur professionnalisme avec le slogan « ni bonnes, ni nonnes, ni connes ». L’enjeu de la reconnaissance de leur qualification a également été au cœur de la lutte des sages-femmes en 2013. Et plus récemment, c’est ce qui se joue pour les ouvrières du nettoyage subissant dans le même temps sexisme et racisme et qui multiplient les grèves longues, sortant ainsi de l’invisibilité

DIVISION SEXUÉE ET RACIALE DU TRAVAIL : L’ENJEU DE LA DIGNITÉ

A la division sexuée du travail, s’articule une division raciale du travail. Ainsi, la domesticité est un débouché presque « classique » des femmes migrantes dans les grandes villes : cela concerne d’abord les jeunes femmes issues de la province au XIXe s, puis progressivement les Belges et les Italiennes, puis, après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les Espagnoles, les Portugaises, les femmes venant de pays de l’Est ou du Maghreb. Dans les années 1960 et 1970, des stéréotypes articulant la classe, la « race » et le sexe continuent de peser sur elles, comme c’est le cas dans le livre de Solange Fasquelle qui évoque Conchita et vous [2], cité récemment dans l’ouvrage L’Europe des femmes [3], coordonné par Fabrice Virgili et Julie Le Gac. Dans les années 1960, 79% des Espagnoles vivant en France travaillent dans le service domestique.  Ce livre, qui s’adresse aux employeuses, reprend de nombreux clichés activant l’idée que la française est supérieure et correspond à la modernité, ce qui n’est pas le cas de l’espagnole qui se situe du côté de la tradition et du folklore. Dans le cadre de la domesticité ou, plus récemment en ce qui concerne les ouvrières du nettoyage, la reconnaissance de la qualification s’articule avec une revendication fondamentale de dignité, car leurs conditions de travail sont finalement « inhumaines » au sens propre.

REDÉFINITIONS DE LA DIVISION SEXUÉE : L’EXEMPLE DES EMPLOYÉES

Jusqu’à la fin du XIXe, le bureau était un monde hétérogène et hiérarchisé, masculinisé. Il existait cependant des femmes dans les bureaux, épouses ou filles des receveurs des postes par exemple. Mais la féminisation des emplois de bureau (le remplacement des hommes par les femmes) commence dans le dernier quart du XIXe siècle et se poursuit au début du XXe siècle. Dans les administrations de l’Etat, les chemins de fer, les établissements bancaires, des femmes sont employées dans un premier temps comme auxiliaires, payées à la journée. Dans un second temps, elles sont recrutées pour des emplois techniques liés à l’introduction de machines : machines à écrire, téléphone, télégraphe…Cette mise au travail des femmes dans les bureaux suscite des réactions hostiles : en effet, avec l’entrée des jeunes filles de la petite et moyenne bourgeoisie dans le monde du travail de bureau, l’ordre social est menacé. Dans un premier temps, on prévoit des heures d’entrée et de sortie séparées, par exemple pour les demoiselles du téléphone, pour éviter la mixité sur les lieux de travail.

La Première Guerre mondiale accélère cette entrée des filles et des femmes dans les bureaux : le nombre d’employées est multiplié par 2,5 entre 1906 et 1921. Dans les banques, les assurances, l’industrie, le nombre des « cols roses » s’accroit : la féminisation est notable (1/4 des emplois de bureau en France). Cet accroissement est lié aux progrès de la scolarisation des filles – dans les écoles primaires supérieures – et aussi à l’utilisation d’une main-d’œuvre peu onéreuse, comme à la création de nouveaux postes de travail.

CONCLUSION : L’ENJEU DE L’ÉGALITÉ PROFESSIONNELLE

Cette rapide esquisse de l’histoire du travail des femmes met en lumière des reconfigurations importantes et surtout les luttes qui les ont permises. Elles s’adossent sur l’engagement syndical.  En effet, la loi de 1884, qui autorise la constitution de syndicats professionnels d’ouvriers et d’employés, n’exclut pas la « citoyenneté syndicale » pour les femmes, mais soumet l’adhésion à l’autorité du mari jusqu’en 1920. A ce moment-là, le travail professionnel des femmes ne fait pas l’unanimité syndicale et c’est un euphémisme – la plupart des hommes syndicalistes considèrent qu’elles constituent une concurrence déloyale parce qu’elles sont moins payées et surtout, estiment que leur rôle est au foyer. Cependant, certaines militantes, telle que Lucie Baud [4], l’ouvrière à laquelle ont rendu hommage Michelle Perrot et Gérard Mordillat dans Mélancolie ouvrière [5], se battent pour de meilleures conditions de travail pour les femmes et, au-delà, pour la dignité. Progressivement, l’enjeu de l’égalité professionnelle sera pris en charge par les organisations syndicales et, aujourd’hui, cette revendication s’articule à une mise en question de l’inégale répartition du travail domestique et cela passe, entre autres, par la grève féministe, une stratégie reprise internationalement.


[1] Les femmes ont toujours travaillé : Une histoire du travail des femmes aux XIXe et XXe siècles, Odile Schweitzer, Editions Odile Jacob, 2002.

[2] Conchita et vous – manuel pratique à l’usage des personnes employant des domestiques espagnoles, Solange Fasquelle, Editions Albin Michel, 1968.

[3] L’Europe des femmes, coordonné par Fabrice Virgili et Julie Le Gac, Editions Perrin, 2007.

[4] Lucie Baud (1870-1913), ouvrière tisseuse en soierie et syndicaliste, en Isère. www.maitron.fr/spip.php?article77375

[5] Mélancolie ouvrière, Michelle Perrot, Editions Points, 2014. Film de Gérard Mordillat en 2018 : www.lesmutins.org/melancolie-ouvriere

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Fanny Gallot

historienne et chercheuse, a notamment publié : En découdre : comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société, Editions La découverte, 2015 ; Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? : le genre de l'engagement dans les années 1968 (codir. Ludivine Bantigny et Fany Bugnon), Editions Presses universitaires de Rennes, 2017 ; Féminismes dans le monde : 23 récits d'une révolution planétaire (codir. Pauline Delage Editions Textuel, 2020.