Travail invisible, grèves invisibilisées ?

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LES FEMMES ONT TOUJOURS TRAVAILLE !

Au temps du travail agricole non salarié et des corporations, qui réunissaient patrons et ouvriers dans l’artisanat et le commerce, la grève n’était pas une forme d’action utilisée, d’autant que grèves, coalitions et syndicats étaient interdits par la loi, en France jusqu’en 1864 (abrogation du délit de coalition) et 1884 (autorisation des syndicats). Cela n’a pas empêché des grèves et un mouvement ouvrier de se développer. Mouvement ouvrier auquel quelques femmes ont participé comme les Saint Simoniennes ou Flora Tristan prônant, déjà, l’union des luttes. Dans la même période, comme aujourd’hui, une immense majorité de femmes assurent le travail domestique (donc non rémunéré) : alimentation des familles, soins et éducation aux enfants, soins aux personnes âgées et handicapées, entretien du logement, etc. Au 19éme siècle, avec la révolution industrielle, elles sont de plus en plus nombreuses à entrer sur le marché du travail salarié, d’abord à leur domicile, puis dans les ateliers et les usines. Elles investissent ensuite les bureaux, les administrations, l’enseignement…

Après la seconde guerre mondiale, les françaises devenues citoyennes sont d’abord incitées à rester à la maison ; on les efface même des statistiques, en ne les comptabilisant plus comme actives quand elles participent à la bonne marche des fermes, mais en les assignant au statut de femmes au foyer, dites inactives. Il faut cependant noter qu’elles représentent, quand même, environ 35% de la population active ! Dans les années 60/70, elles entrent encore plus massivement sur le marché du travail salarié : le taux d’activité des femmes âgées de 15 à 64 ans est de 58% en 1990 et continue d’augmenter pour atteindre 67,6% en 2017. Celui des hommes stagne à 75,6%. Comme le constatent Monique Méron et Margaret Maruani : « jamais moins du tiers et désormais près de la moitié de la population active, telle est la part des femmes dans le monde du travail professionnel au XXe siècle ».

LES FEMMES ONT TOUJOURS « GRÉVE » !

Elles se syndiquent et participent aux grèves avec les hommes. Voire même, elles initient des grèves, en particulier dans les industries du textile, où elles sont largement majoritaires, et alors que leur situation est plus défavorable que celle des hommes. Leurs salaires sont bien inférieurs à ceux des hommes, elles sont souvent victimes de harcèlement sexuel ; moins scolarisées que les hommes, elles ont plus de difficultés à accéder à des postes de responsables, dans les entreprises comme dans les syndicats. Les grèves de femmes sont la plupart du temps soutenues par les ouvriers (même s’ils cherchent parfois à en prendre la direction !) et déclenchent souvent des grèves générales qui peuvent durer des mois. Pour ne citer que quelques exemples :

  • en juin – juillet 1869, à Lyon, les ouvrières de la soie, les « ovalistes », emmenées par Philomène Rozan, ont déclenché  une grève qui s’est étendue à 2000 ouvrières et a fait l’admiration de Karl Marx.
  • à New York, en septembre 1909, les ouvrières du corsage (souvent récentes émigrées d’Europe centrale) ont commencé une action de plus de 3 mois, qui a réuni 20 000 grévistes et a été soutenue par des femmes, syndicalistes comme Rose Schneiderman, anarchistes, comme Emma Goldman, mais aussi par les suffragistes qui voulaient mutualiser les luttes.
  • à Paris en 1917, des milliers de « midinettes » (employées des maisons de couture) ont défilé courageusement alors que les manifestations étaient restreintes en raison de l’état de guerre et que certains journalistes parlaient de grève « en dentelles » !
  • à Saint-Pétersbourg, en 1917, la grève des tisseuses contre la famine, la guerre et le tsarisme est considérée comme l’initiatrice de la révolution russe.
  • en 1905, à Douarnenez, une première grève avait éclaté parmi les sardinières qui réclamaient le paiement des salaires à l’heure et non pas au mille de sardines. La grève qui marque le plus les esprits, par son ampleur qui dépasse vite le cadre local, est celle de 1924. Du 21 novembre 1924 au 6 janvier 1925, les sardinières luttent pour la revalorisation de leurs salaires. Elles demandent un franc de l’heure. Pendant 6 semaines, elles déambulent dans la ville, s’arrêtant devant chaque usine pour entonner leur mélodie favorite. Un comité de grève est élu avec 6 femmes sur 15 membres, afin de négocier avec les représentants du patronat. Les sardinières, qui ont été rejointes par des soutiens locaux et nationaux, représentent 73 % des grévistes. Finalement, le patronat doit céder et les sardinières obtiennent une hausse de salaire, le paiement des heures supplémentaires ainsi que celui des heures effectuées la nuit. Leur syndicat est aussi reconnu. Les sardinières se réjouissent alors d’avoir installé un nouveau rapport de forces avec le patronat.
  • en 1936, en France, les femmes – dont l’émancipation s’amorce bien qu’elles n’aient pas le droit de vote – ont participé nombreuses au mouvement de grève générale. Elles ont occupé les usines et pris la parole dans les « meetings », comme en témoignent de nombreuses photos. Cela a même été reconnu comme un phénomène nouveau par journalistes et écrivains. A ce propos, le témoignage de la philosophe Simone Weil qui travaillait en usine à cette époque est émouvant.

MOUVEMENT FÉMINISTE ET SYNDICALISME

Le syndicalisme féminin se développe, quelques femmes accèdent au poste de secrétaires confédérales comme Madeleine Colin à la CGT en juin 1955 ou Jeannette Laot à la CFDT en 1970. Plusieurs grèves de femmes sont logiquement soutenues par les féministes du Mouvement de libération des femmes (MLF) : en 1971, celle des ouvrières de la bonneterie à Troyes puis en 1973/74, celle des femmes de l’usine Lip à Palente (fabrique de montres à côté de Besançon) dont la grève de tous les employés·ées est restée mémorable. En juin 1974, les féministes lancent à Paris la première « GREVE, GRRR ….RÊVE des FEMMES », non seulement pour changer les conditions du travail salarié mais celles du travail domestique qui n’est pas reconnu comme tel, sinon pour « révolutionner » la condition féminine. Leur mot d’ordre se veut « mots de désordre » pour refuser « d’être des mamans ou des putains, des servantes ou des maîtresses, des bonniches ou des potiches, des vierges ou des épouses martyres ». Et pour « faire la grève de la reproduction plus que des services sexuels, comme la grève de ce qu’on a appelé notre « Nature » qui ne sert qu’à mieux nous asservir à la culture et au bon plaisir des hommes ». En juin 1991, à l’initiative de féministes syndicalistes suisses, « mieux qu’un rêve, une grève » arrive à mobiliser pour l’égalité des droits, des milliers de femmes et d’hommes (qui solidaires, repassent le linge dans les rues !) dans presque toute la confédération helvétique. Patrons et hommes politiques étant obligés d’accepter ce mouvement subversif, les militantes ont dit aussi leur joie à rebaptiser les rues de noms de femmes et leur jouissance à coller des affiches sur le marbre des banques.

FEMMES EN LUTTES AUJOURD’HUI

Depuis, les grèves des infirmières en 1988 comme celles des femmes de chambre des grands hôtels (en 2003 dans les hôtels du groupe Accor jusqu’à aujourd’hui à l’hôtel Ibis Batignolles à Paris) ou des employées de supermarchés (très souvent « sans papiers ») dans les années 2010, n’ont pas seulement pour revendications les conditions de travail, mais la reconnaissance d’un emploi qualifié et d’un statut social, voire d’un droit au séjour. Les grèves des femmes dans les usines en Tunisie (usine Latelec, sous-traitante de Latécoère et d’Airbus) et au Caire dès 2010 ont été les prémices des « printemps arabes » de 2011. En 2016-2017, au Pays basque espagnol, une intense mobilisation de plus de 2 ans incluant 360 journées effectives de grèves menées avec 5 000 travailleur·ses, en très grande majorité des femmes, des maisons de retraite privatisées de Biscaye, a abouti à une victoire hors norme : amélioration des conditions salariales et de travail (semaine de 35h00, prise en charge à 100% du salaire en cas d’accident de travail ou de maladie professionnelle, augmentation des salaires, etc.). Victoire éclatante d’une lutte emblématique à la fois au niveau syndical et au niveau féministe ayant permis de rétablir la dignité refusée à des milliers de travailleuses exploitées et sous-payées en Biscaye. Ces revendications dans les entreprises à main d’œuvre majoritairement féminine continuent : depuis le début de 2019, le mouvement du personnel des EHPAD (publics et privés) comme celui des hôpitaux se poursuit.

COMPRENDRE LES LIENS ENTRE TRAVAIL INVISIBLE ET LUTTES INVISIBILISÉES

Hélas, de même que le travail effectué par les femmes au bénéfice des autres personnes (hommes, enfants) reste invisible de la grande majorité, la plupart des luttes menées majoritairement par des femmes sont peu médiatisées et vite oubliées des mémoires collectives. Pourquoi ? Le système patriarcal a cette intelligence de faire croire à tout le monde que les gènes de la vaisselle et du soin sont des gènes réservés à la gent féminine et qu’il est « naturel » que les rôles sociaux soient normés et sexués. Cette norme est vécue comme rassurante par de nombreuses femmes, pensant ainsi occuper une place sociale. Le résultat de cette répartition très inégale des tâches constitue un privilège pour les hommes dont il peut être difficile de prendre conscience, et surtout qu’il est désavantageux de perdre ! Cette idéologie construit des relations humaines sur la base de rapports hiérarchisés et inégalitaires et, en faisant croire qu’il s’agit d’un phénomène naturel, il participe à la passivité du plus grand nombre qui ne voit pas comment cela pourrait changer.

Et comment cela peut-il changer ? Nos luttes nous font prendre conscience de ces inégalités injustifiées et injustes ; nous devons les faire connaître et les transmettre pour ne plus être les grandes oubliées de l’histoire humaine ; nous portons l’utopie de changer les rapports sociaux pour construire une humanité solidaire et égalitaire.


Bibliographie
Tableaux de l’économie française. INSEE, 2019
Claire Auzias, Annick Houel. La grève des ovalistes : Lyon juin – juillet 1869. Payot, 1982 Réédition Atelier de création libertaire, 2016
Madeleine Colin. Ce n’est pas d’aujourd’hui. Femmes, syndicats, luttes de classe. Éditions sociales, 1975
Madeleine Colin. Traces d’une vie dans la mouvance du siècle. Éditions Syllepse, 2007
Collectif « La Griffonne ». 1970-1981, 12 ans de femmes au quotidien. 1981
Lucie Colliard. Une belle grève de femmes : Douarnenez. Librairie de l’Humanité, 1925. Brochure à télécharger : https://www.gastonballiot.fr/wp-content/uploads/2017/01/colliard-une-belle-greve-de-femmes-1925.pdf
Catherine Deudon. Un mouvement à soi. Éditions Syllepse, 2003
Ursula Gaillard et les collectifs romands. Mieux qu’un rêve, une grève : la grève des femmes en Suisse le 14 juin 1991. Editions d’en bas, 1991
Hélène Hernandez. Celles de 14. Éditions Libertaires, 2015
Jeannette Laot. Stratégie pour les femmes. Éditions Stock, 1981
Martine Laroche et Michèle Larrouy. Mouvements de Presse. ARCL, 2009Théresa Malkiel (préface de Françoise Basch). Journal d’une gréviste. Payot, 1974
Monique Méron, Margaret Murani. Un siècle de travail des femmes en France : 1901 – 2011. Editions La Découverte, 2012
Françoise Thébaut. Histoire des Femmes – Tome XXème siècle (sous la direction de Michèle Perrot et Georges Duby). Plon, 1992
Simone Weil. Grèves et joie pure. Ed. Libertalia, 2016 (1ère édition : 1937)
Remue- ménage dans la sous-traitance ! Film documentaire d’Ivora Cuzak https://www.lesmutins.org/Remue-menage-dans-la-sous
On a grévé ! Film documentaire de Denis Gheerbrant https://www.lesmutins.org/on-a-greve
D’Égal à Égales. Film de Corinne Mélis et Christophe Cordier. 2011 http://canalmarches.org/spip.php?article1669

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Élisabeth Claude, avec la participation de Nicole Savey

Militante dans le secteur sanitaire et social, en Lorraine à la CGT en 1971-1972, puis en région parisienne, à la CFDT de 1973 à 1988, participe à la création du syndicat CRC Santé Sociaux (futur Sud Santé Sociaux). En 1991, elle entre à l’AFPA où elle milite à la CGT ; en 1999, elle est parmi les fondatrices et fondateurs de SUD FPA ; en 2010, comme 1000 autres salarié.es, son contrat de travail est « transféré » à Pôle Emploi et elle milite alors à SUD Emploi. Aujourd'hui retraitée, elle est toujours active au sein de la commission Femmes Solidaires et de l’Union interprofessionnelle Solidaires 93. Étudiante, Nicole Savey a adhéré à l'UNEF. Devenue enseignante d'histoire et de géographie de 1969 à 2003, elle adhère au SGEN- CFDT jusqu'en 1994, puis à la FSU. Dans les années 75-80, elle participe à un "groupe femmes" à Roanne, puis adhère à la Maison des Femmes de Paris en 1981. De 1994 à 2009, elle s'engage dans l'Association de solidarité avec les femmes algériennes démocrates (ASFAD) et de 1996 à 2005, au Collectif national pour les droits des femmes (CNDF). A partir de 2000, elle participe à la Marche mondiale des femmes et aux activités de la Maison des femmes de Montreuil dont elle est membre du CA de 2004 à 2019. Depuis 2006, elle est membre de l'Institut Émilie du Châtelet, fédération de recherche sur les femmes, le sexe et le genre.