Les Acratas de Madrid

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L’année1968 est sans doute une année « mythique » dans le sens positif du terme, compte tenu du déroulement des évènements et mobilisations sociales à l’échelle mondiale. C’est un moment de renouveau d’inspiration libertaire, avec pour but la fin du « vieux monde » de l’exploitation humaine, qui trouvait ses différentes expressions dans le « capitalisme » et un mal-nommé « socialisme » […]

Le premier élément à prendre en considération est la remise en perspective d’un mouvement étudiant, historiquement méconnu et qu’on pourrait dénommer « notre petit mai ». Il s’agit du groupe les Acratas. La brillante expérience subversive qu’ils et elles ont menée dans plusieurs universités de Madrid, en 1967 et 1968, a mobilisé des milliers d’étudiants et étudiantes contre la dictature franquiste[…]

Notre mai 68 (temporellement situé entre 1967 et 1968) est le petit frère d’autres plus connus, comme par exemple ceux de France ou des États-Unis. Cependant « notre petit mai » a été d’une grande importance dans le contexte de la farouche dictature franquiste. Il a largement contribué à l’apparition d’une force politique réelle qui a regroupé un nombre important d’étudiants et étudiantes, autour d’un sentiment transgresseur, anti autoritaire et révolutionnaire. Le groupe les Acratas de Madrid est l’expression abrupte d’une nouvelle rébellion étudiante révolutionnaire ; elle ne trouve pas ses racines idéologiques dans l’anarchisme historique antérieur, mais dans l’imaginaire libertaire pluriel […] L’importance du groupe les Acratas de Madrid est reconnue par quelques livres et récits, certes minoritaires, qui font référence aux « évènements de 1968 »d’un point de vue radical et révolutionnaire. La revue « Internationale Situationniste » a été une des premières à écrire sur le groupe madrilène. Dans le numéro 12, de septembre 1969, cet outil d’expression des situationnistes a publié Notes sur l’Espagne et a fait l’allusion suivante au groupe les Acratas :

« (…)À Madrid, le groupe des Acratas a su mieux que tout autre, tout en rompant avec l’illusion d’un syndicalisme révolutionnaire, exprimer des positions radicales et leur donner une réalité scandaleuse. Constitué en octobre 1967, ce groupe n’est pas sans analogies, qui en disent long sur l’ époque que nous vivons, avec celui des Enragés de Nanterre : même programme, mêmes formes d’action. L’initiative de la violence qui appartenait trop souvent à la police, est devenue, sous leur influence, le fait quasi quotidien des « étudiants » (…) Par ce geste ils renouaient avec la grande tradition révolutionnaire qui n’a jamais vu autre préliminaire à l’instauration du pouvoir absolu des Conseils ouvriers dont, bien sûr, les Acratas se réclamaient. Si les Acratas ont disparu en juin 1968, ils ont laissé le vivifiant souvenir d’un groupe aussi proche de Marx que de Durruti et aussi loin de Lénineque de Proudhon. »

Pour mettre fin à ce bref parcours historique sur le groupe les Acratas nous voudrions souligner le travail de l’historien Miguel Amorós, qui dans son livre 1968– El año sublime de la Acracia1, nous offre quelques pages magnifiques sur le parcours existentiel du groupe en démentant plusieurs assertions :

« Quandon parle des protagonistes, on fait référence à l’Acratie madrilène des années 1967-1968, l’expression la plus profonde et gaie du désenchantement et mécontentement de leur époque, ingrédient fondamental de la version ibérique et « avant la lettre » du Mai 68 français. Le groupe a été démantelé par la répression vers la fin de 1968 mais leur héritage est toujours vivant pour ceux qui adhèrent au côté passionnel des faits. Les Acratas étaient une bande hétérogène, dont les membres n’étaient pas réguliers et qui peut à peine être considérée comme un groupe. Ils n’avaient pas de liens avec les libertaires exilé.es. Cette bande a mené, depuis la Cité Universitaire de la capital de l’État, un combat enthousiaste, entre les structures du système éducatif – les obsolètes et celles qui les ont remplacé – et la multitude d’étudiants insatisfaits des dirigeants franquistes (…) LesAcratas, non assimilables à l’anarchisme classique, ont laissé peu de traces parce qu’ils ont été guidés par une passion destructrice qui a donné lieu a beaucoup de malentendus. (…) On les a également traité de marcusiens et situationnistes, même si au sein de l’appauvrie Université espagnole de 1968 personne ne connaissait l’International Situationniste, ni encore moins Marcuse» […]

Nous pouvons affirmer sans aucun doute que, par rapport aux différents groupes nés pendant les dernières années du franquisme (entre 1968et 1975), le groupe les Acratas madrilène a été le mouvement contestataire le plus intense et massif. Cette première voie d’entrée de la pensée néo-libertaire, si typiquement espagnole et si surprenante, est l’expression la plus démonstrative de « notre petit mai ». Nous n’allons pas détailler les nombreux évènements et activités menées par les étudiant.es madrilènes qui ont abouti à une spirale « action-répression » et à l’emprisonnement d’un grand nombre. La mobilisation étudiante a pris une telle ampleur que pendant plusieurs mois, les facultés de la capitale ont été fermées par des bureaucrates franquistes effrayés, qui ne virent d’autres solutions pour une tenter d’étouffer la colère et la révolte déclenchées par le mouvement des étudiants et étudiantes […]

Les réflexions de Juan Gómez Casas, militant anarchosyndicaliste et historien libertaire, sont un excellent complément :« Le mai-juin français a eu un impact considérable sur ce pays, tout comme au niveau mondial. La vague libertaire provoquée par les évènements à Paris est arrivée ici et a provoqué des changements remarquables, notamment dans l’Université, le monde du travail et le monde éditorial (…) Il y a eu un évènement d’importance : des groupes antiautoritaires ont commencé à apparaître ; des groupes autonomes et indépendants, qui s’installèrent dans les quartiers et les entreprises et proliférèrent dans chaque région. Il s’agissait du terrain fertile qui allait nourrir la nouvelle Confédération nationale du travail (CNT), même si c’est un fait méconnu parmi les comités, allergiques aux manifestations autonomes. »

Un troisième élément fondamental pour le futur de l’anarchosyndicalisme dans le pays, est le rapport croissant entre certains de ces nouveaux groupes libertaires post-68 et les différents « familles » de « l’anarchisme historique » dans l’exil ou la clandestinité. Cette relation progressive, virtuellement inexistante avant 1968, a fleuri postérieurement de façons différentes au début des années 1970.En 1975 et 1976 on a atteint un consensus qui a abouti à la reconstruction de la Confédération nationale du travail dans l’État espagnol. Sans l’énergie et l’ancrage de ces groupes libertaires, anarchistes, autonomes et antiautoritaires, la reconstruction de la CNT aurait été bien plus complexe et difficile qu’elle l’a été en 1976. Plusieurs études historiques s’en sont fait l’écho, même si il n’y avait pas d’unanimité stratégique de la part de ces nouveaux groupes, sur la viabilité ou la pertinence de la reconstruction de la CNT dans notre pays. Rétrospectivement, il est paradoxal que la nouvelle dynamique de « re-politisation libertaire » ibérique, initiée parles « échos de Mai 68 », ait pris fin avec la reconstruction de la CNT, rendue possible grâce à l’appui d’une bonne partie des militants et militantes de ces nouveaux groupes.

L’importance symbolique de l’anarchisme historique au sein de l’imaginaire collective espagnol et la faible présence sociale des nouveaux groupes libertaires et antiautoritaires parmi la militance antifranquiste ont provoqué ce changement des objectifs. Cette symbiose entre les anciennes structures historiques confédérales et les nouveaux groupes impliqués dans la renaissance de la CNT a porté ses fruits. Elle s’est notamment retrouvée dans les revendications ouvrières et la fraternité libertaire de nombreuses luttes sociales. Malheureusement, comme on l’a constaté ensuite, les liens établis n’ont pas réussi à reconstruire un anarchosyndicalisme accroché au passé. Des conflits ont refait surface et ont polarisé gravement la jeune et fragile praxis syndicale / autonome / libertaire. Il faut y ajouter un évènement important et prévisible : les manœuvres de l’ancien/nouveau régime (post)franquiste qui visaient à mettre des bâtons dans les roues de ce radieux printemps libertaire.

Joan Zambrana2.

1 1968 – L’année sublime de l’Acratie.

2 Texte extrait de « échos de Mai 68 dans le printemps libertaire espagnol ».

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Joan ZAMBRANA

Historien, Joan Zambrana est l’auteur de plusieurs publications, notamment sur la période dite « de transition », c’est-à-dire les années qui ont suivi la mort de Franco. On en trouve trace, en castillan ou catalan, sur le site du Centre d’information antiautoritaire et libertaire1. Libre pensamiento est la revue « de réflexion et de débat » de la Confederación General del Trabajo2.