L’Après M social, territoire et population locale
Situé au carrefour des quartiers Nord de Marseille, dans l’enceinte de l’ancien restaurant McDonald’s Saint-Barthélemy, L’Après M [www.apresm.org] est une plateforme d’entraide, née de la solidarité d’anciens employé∙es, d’associations, d’organisations syndicales et d’habitant∙es des divers quartiers de Marseille. La réquisition citoyenne du restaurant, lors du premier confinement en mars 2020, a permis d’offrir aux marseillais et marseillaises une aide alimentaire dans un contexte où l’offre était rare voire inexistante, en s’appuyant exclusivement sur des dons. L’organisation basée sur des principes de partage, d’entraide et de bienveillance, rappelle l’histoire du lieu, alimente son avenir et portait l’ambition, réalisée, de transformer cette plateforme d’entraide en une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC).
Salarié chez McDonald’s durant 23 ans, où il a été délégué (CGT puis FO), Kamel Guemari est un des fondateurs de L’Après M. Nous reprenons son intervention lors des journées « Lip vivra ! 50 ans après, que nous dit aujourd’hui la lutte des Lip ? », organisées les 17 et 18 juin 2023, dans les locaux de l’Union syndicale Solidaires.
Je suis content de retrouver ces locaux syndicaux parisiens, parce que pendant la lutte des Mac Do, j’y ai passé des heures, avec les autres camarades, avec l’intersyndicale, avec des soutiens, avec des collègues parisiens. Nous, dans notre Mac Do marseillais, [pour arriver à la coopérative] on est parti d’une lutte dans un restaurant ouvert depuis 1992, situé dans les quartiers Nord de la ville. Quand Mac Do s’est installé, c’était pour « dynamiser l’emploi » comme ils disent ! J’ai travaillé 23 ans au Mac Do. J’y étais représentant syndical. J’y ai vécu des expériences extraordinaires. C’était un restaurant pas comme les autres ; la plupart des travailleuses et des travailleurs de ce restaurant est issue de famille monoparentale ; c’est différent de la majorité des Mac Do, où il s’agit souvent d’étudiantes et d’étudiants obligé∙es de travailler pour payer leurs études et pour se nourrir. Nous, on avait peut-être plus la possibilité de prendre le temps de réfléchir, de discuter, de se coordonner pour améliorer nos conditions de travail. Et c’est aussi ce qui nous a amené à voir ce qu’on pouvait faire vis-à-vis de nos camarades, nos voisins, nos voisines.
Les premières luttes
On était dans une structure de 24 restaurants, avec 1200 salarié∙es. Une de nos premières luttes a été de faire reconnaitre une Unité économique et sociale (UES) entre ces 24 entités, pour avoir des délégué∙es, des représentant∙es syndicaux et améliorer nos droits. On a gagné. Ça nous a poussé à continuer de réfléchir, continuer de voir comment nous organiser. En ce qui me concerne, j’ai travaillé dans 19 de ces restaurants : ça amène à rencontrer beaucoup de collègues, beaucoup de camarades. Et j’ai remarqué que sous cette même enseigne, on avait les mêmes salaires, les mêmes conditions de travail, les mêmes formations, les mêmes évolutions salariales insuffisantes, … et que le burger avait le même gout partout, à Marseille, à Paris ou ailleurs. Mais chez nous, on avait obtenu quelques droits : 13ème mois, participation aux bénéfices (même s’ils arrivent à la faire disparaitre), des primes trimestrielles, etc. On était les Mac Do les mieux payé∙es de France.
On s’est dit qu’il n’y avait pas de raison que les collègues, les camarades travaillent dans d’autres restaurants, sans les mêmes droits, sans les mêmes acquis sociaux que nous. On était parti sur l’idée d’une charte sociale ; ça en a causé à travers les Mac Do de plusieurs villes. On a réussi à arracher pas mal de choses. En 2010, il y avait une lutte dans un restaurant, pas très loin des SCOPTI qui étaient aussi en lutte à cette époque [1], à la Valentine dans le 11ème arrondissement de Marseille [2]. Ils nous ont donné du courage, ils nous ont inspiré, ils nous ont montré le chemin : quelques années après, quand nous sommes entré∙es en lutte face à cette multinationale, on avait en nous l’exemple de ces grands frères qui ont essayé de préserver l’outil de travail et de se le réapproprier. C’était important pour nous que cette mémoire ne puisse pas disparaitre. Avec cette lutte, on a rencontré des collègues de Paris, de Lyon, de Rouen, de Nice et de pas mal d’autres villes, on a commencé à s’auto organiser. C’est à ce moment-là qu’avec les collègues de Paris, on a travaillé sur l’évasion fiscale et ça nous a bien énervé ! Avec une expertise des comptes, on s’est aperçu que plus d’un milliard d’euros s’était ainsi « évadé ». C’est Eva Joly qui a récupéré le dossier, il y a eu une grande bataille juridique même si beaucoup étaient un peu frileux au moment de s’affronter à la multinationale.
L’acharnement patronal
En 2016, chez nous, il y a eu deux perquisitions chez Mac Do, suite à notre travail autour de l’évasion fiscal ; à partir de là, ils se sont acharnés sur nous : « qu’est ce que c’est que ce petit village gaulois qui se trouve à Marseille qui est en train de se rebeller, de monter le cerveau de tous ces pauvres salariés qui travaillent et qu’on jette à la poubelle quand ils ne sont plus assez rentables ? » Je le dis comme ça, parce qu’en 23 ans de boite, je n’ai jamais vu de salarié∙e de base atteindre l’âge de la retraite. A travers notre lutte syndicale, on a mené une lutte politique. On a interpellé tous ces « responsables » qui se battent pour pouvoir s’assoir sur une chaise et nous dire ce qu’on a à faire. Ces « responsables » n’assument pas leurs responsabilités. Nous avons mis un coup de projecteur sur l’évasion fiscale, on a montré que cet argent « évadé », ça impacte nos hôpitaux, nos écoles, nos quartiers. Parallèlement, des collègues sont venu∙es des Etats-Unis, d’Angleterre et nous on est allé en Espagne ; ça a commencé à faire pas mal de bruit ! On a parlé de nous dans le Washington Post, le New York Times, El Pais ou dans Forbes (je ne connaissais pas ce journal, j’ai découvert que ça existait quand il a parlé de nous !). On a constaté que malgré cette nuisance médiatique, ils ne voulaient pas lâcher.
Ils ont voulu faire fermer notre restaurant, ça n’a pas marché ; ensuite, il y a eu l’annulation de la vente du restaurant ; puis ça été des licenciements économiques que l’inspection du travail a refusé vu la pression médiatique, même chose chez la ministre du travail qui était alors Nicole Pénicaud. Après ces victoires en résistance, est arrivé le tribunal de commerce, une machine à broyer ! Dès que la liquidation a été prononcée, en 2019, on a assigné les parties concernées pour que soit appliqué la loi en matière de transfert de nos contrats : la liquidation concernait l’entité économique qu’ils avaient créé, nous on était des salarié∙es de McDonald’s France. Ils l’ont fait dès le lendemain. On s’est retrouvé dans une holding rien que pour nous, les 73 salarié∙es ; cette holding n’avait jusque là ni salarié∙e ni patron, mais quand on a regardé les comptes, on s’est aperçu qu’elle générait 900 millions d’euros par an de chiffre d’affaires. On s’est dit « chouette, il va y avoir de la participation aux bénéfices ! » Plus sérieusement, ça été le néant : plus d’image, plus de son, de la part de la multinationale.
1,6 million arraché à la multinationale
En même temps, ils ont essayé de monter les salarié∙es contre moi : ils disaient que si je signais une rupture conventionnelle, on pourrait trouver une solution pour les salarié∙es. J’ai donné un accord de principe ; les collègues n’avaient plus de salaire, n’avaient pas pu payer leur loyer des derniers mois, etc. On a réussi à négocier une rupture conventionnelle avec une enveloppe de 1,6 million d’euros. Pas mal pour une entreprise qui s’était mise en liquidation judiciaire ! J’ai posé une seule condition : « tant que je ne vois pas que les salarié∙es ont touché cet argent, je ne signe pas ma rupture conventionnelle ». Une fois que ça c’était fait, une fois que les salarié∙es avaient perçu l’argent, quand je me suis rendu devant le médiateur, j’ai déchiré cette feuille. Je leur ai dit : « moi je n’ai rien à perdre, le plus important ça a été de me mettre face à vous et ce qui compte aujourd’hui c’est de maintenir l’outil de travail. » Et à travers cet outil de travail, c’est « l’ascenseur social » dans le quartier qui est en cause.
Fast Social Food
Moi quand je suis rentré dans le restaurant, des années plus tôt, j’étais un petit en perdition [3]. Ça m’a appris à travailler en équipe ; cet outil m’a permis de prendre confiance en moi, d’avoir des perspectives d’évolution de carrière. Il était hors de question que puisse disparaitre. En plus, ce restaurant était dans une zone franche, Mac Donald a touché pas mal d’argent public sous couvert « d’aide à l’embauche » ou via la TVA : le restaurant était largement amorti depuis des années. On s’est dit « c’est notre restaurant, notre lieu, on va le maintenir ». Là-dessus est arrivé la COVID-19. On a transformé le restaurant, en lieu d’aide. On a demandé à la direction de Mac Donald de nous y autoriser. Refus. Alors on a réquisitionné le site, avec des anciens salariés, des associations, l’intersyndicale et les habitant∙es du quartier. On a voulu répondre à une population qui ne craignait pas de mourir du COVID mais qui avait peur de mourir de faim. Pendant la période du confinement, ce lieu a rayonné 22 heures sur 24 jusqu’au moment où la multinationale l’a fermé. A la fin du confinement, on s’est rendu compte que la misère n’avait pas de week-ends, pas de vacances. On s’était battu pour préserver cet outil de travail, cet outil de rencontres, on ne l’avait pas fait pour faire de la charité mais on ne pouvait non plus laisser tomber cette population laissée à l’abandon. On a continué à monter notre projet de Fast Social Food, avec une SCIC. On arrivait à l’après Mac Do : « L’Après M ».
Dans cette Société coopérative d’intérêt collectif, il y a l’aspect « entraide » qui, aujourd’hui, est délocalisé au fond du parking ; ça se traduit par la distribution, tous les matins, de colis alimentaires ; entre 600 et 800 colis prêts chaque lundi. Il y a le UBER Solidarité ; UBER, ça veut dire Union bienveillante d’entraide pour les repas solidaires : on livre les colis alimentaires pour les personnes qui sont à mobilité réduite, qui ne peuvent se déplacer ou qui sont âgées. Le jeudi et le dimanche, on fait les maraudes avec nos ami∙es de la rue. Et puis, on a monté une conserverie populaire. L’idée, c’est de travailler sur l’anti-gaspi et de transformer les produits qu’on ne peut pas redistribuer ; on les transforme en soupe, en compote ou en jus et autres techniques de conservation. Pour boucler la boucle, comme on a pas mal de fruits et légumes, et que quand on transforme il y a encore des déchets, on va installer un méthaniseur domestique ; l’idée du méthaniseur domestique, c’est d’y jeter tous les déchets organiques, pour les transformer en biogaz et, avec un cogénérateur on essaiera d’alimenter le Village des initiatives d’entraide [4]. Au cœur du Fast Social Food, il y a le social. Mais on a aussi voulu mettre en avant notre identité propre, notre marque : c’est la fastronomie. Avec un grand chef étoilé, Gérald Passedat (qu’on remercie beaucoup), on a sorti « l’OVNI étoilé » : le pain est local, ce sont deux jeunes du quartier qui ont monté leur propre boulangerie ; la viande, elle est fraiche, elle vient du boucher du quartier ; les fruits et légumes viennent des collègues d’à côté, les maraichers. Et on le côté classique ; c’est « la malbouffe » que tout le monde aime bien manger, mais on essaie de faire de l’éducation populaire.
On ne prétend pas faire tout changer, du jour au lendemain, en claquant des doigts ; il ne s’agit pas de dire « on va vous apprendre à manger » ! Non, doucement, tranquillement, on va essayer de démonter qu’on peut mieux manger, à un prix raisonnable. Notre plus grande fierté à travers cette lutte-là, c’est d’avoir préserver l’outil de travail et de lui avoir donner un sens. Les travailleurs et les travailleuses, aujourd’hui, savent pour qui et pourquoi ils et elles travaillent, et quand la clientèle vient se restaurer chez nous, elle sait où va son argent. On a mis une charte de valeurs en place ; il y est écrit « la main qui donne ne doit jamais être au-dessus de la main qui reçoit ». Par ailleurs, il ne faut pas oublier que des personnes ont lutté avant nous. Si on a lutté, c’est pour partager, pas pour s’approprier, que ce soit, l’outil de travail, le poste, le matériel, le bien quelconque.
⬛ Kamel Guemari Transcription réalisé par Christian Mahieux
[1] Olivier Leberquier, de la coopérative SCOP-TI et ex délégué syndical CGT des FRALIB était intervenu précédemment, lors de l’initiative « Lip vivra ! 50 ans après, ce que nous dit la lutte des Lip ».
[2] En août 2010, les salarié∙es du McDonald’s de la Valentine (11e) ont occupé leur restaurant, fermé à la suite d’une décision de justice, dans le cadre d’une bataille juridique entre le groupe de restauration rapide et son franchisé, la société Sodeval. McDonald’s avait récupéré en 2008 la gestion de ce restaurant, alors le troisième de France avec 8 millions d’euros de chiffre d’affaires et 171 salarié∙es pour un fonctionnement 24 heures sur 24. Après plusieurs jours d’occupation de leurs locaux de travail, les salarié∙es avaient obtenu que le groupe s’engage à les payer en attendant la réouverture de l’établissement.
[3] Dans une interview pour www.bondyblog.fr, Kamel précisait : « « Je suis arrivé à McDonald’s mineur, en échec scolaire, suite à une fracture familiale. J’étais même à la rue, quand j’ai commencé à travailler : je dormais sur les bancs du Vieux-Port, ou à la gare Saint-Charles.» « Être soumis à des règles, c’est difficile quand on vient de chez moi. Mais je me souviens surtout qu’il y avait une barrière dans mon langage. L’émetteur et le récepteur n’étaient pas au même niveau ! (rires) Il a fallu que je fasse l’effort de me sociabiliser. Je m’exprimais mal, mais j’avais des choses à dire. » […] « On travaille tous pour remplir son frigo, certes. Mais dans ces restos, j’ai vu des personnes sorties de prison se réinsérer, sans qu’on leur demande de justifier leur passé. J’ai vu des mamans de familles monoparentales s’arracher pour offrir un arbre de Noël ou des cadeaux pour leurs minots. Des jeunes qui veulent financer leurs études. On était même en lien avec des associations : quand les campagnes de jouets Happy Meal étaient finies et qu’il restait des stocks, on les donnait à l’hôpital Nord. Et je passe sur tous les jeunes qui, comme moi, ont évité la délinquance. »
[4] La présentation du Village par les Après M, sur leur site Internet : « Tout près de ce restaurant social, se tiendra le Village des initiatives d’entraide dédié à des actions solidaires. Véritable éco système, ce projet permettrait à terme d’être autonome financièrement par la redistribution des excédents générés par le Fast Social Food et dans la gestion des déchets. Des constructions légères type bungalows et conteneurs ont poussé sur le parking, elles abritent aujourd’hui une plateforme logistique de stockage et de confection-distribution des colis alimentaires. […] Ce projet de VIE, sera complété par une cuisine collective partagée ergonomique afin de pallier la pénibilité de la tâche de ces cuisinières et cuisiniers au grand cœur. Parce que rien ne se jette tout se transforme, nous souhaitons mettre en place une plateforme de transformation des déchets. Équipée de méthaniseurs et d’une conserverie populaire, elle sensibilisera la population autour de la protection de l’environnement et de l’antigaspi. Un pôle administratif viendra s’additionner aux autres espaces. Il sera dédié au partage du savoir et de l’expérience par l’accès aux droits et à l’éducation populaire tout en favorisant l’insertion et la formation professionnelle. »
- Réfléchir, lutter, gagner - 31 juillet 2024
- 25 repères chronologiques - 30 juillet 2024
- Le SNJ, la déontologie au cœur - 29 juillet 2024