La vieillesse de puissants tabous

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La société se nourrit de préjugés sur le vieillissement, et notre univers médiatique est sans pitié avec les anciens et les anciennes.


Cheminote retraitée, Anne Millant représente la fédération des syndicats SUD-Rail au sein de l’Union nationale interprofessionnelle des retraité∙es Solidaires (UNIRS). Elle est membre du Bureau de l’UNIRS.


Manifestation nationale des retraité∙es, à Paris, le 2 décembre 2021. [Gérard Millant]
Manifestation nationale des retraité∙es, à Paris, le 2 décembre 2021. [Gérard Millant]

Il faudra attendre 1985, pour que dans les textes de lois français, le mot « vieux » soit remplacé par « personne âgée ». Pour autant, le troisième âge reste une classe sociale ignorée par le législateur. Des lois ont accordé aux travailleuses et travailleurs le droit de s’opposer à l’arbitraire des décisions patronales, en autorisant la création de syndicats. Les retraité∙es, s’ils/elles conservent le droit de rester membres de syndicats professionnels après leur départ en retraite, n’ont pas la possibilité de créer des syndicats pour se défendre de manière autonome, contre l’Etat, devenu leur seul patron, et qui décide de tout, les concernant : le gel ou l’augmentation des retraites, la prise en charge des soins médicaux et de dépendance, etc. Des syndicats aussi, pour revendiquer et se battre pour transformer la société et vivre dans un monde meilleur pour toutes et tous.

Les institutions peuvent être génératrices de malveillance à l’encontre des aîné∙es : les récents scandales des maisons de retraite privées ou EHPAD n’en sont que la version émergée. Dès lors que l’on fait entrer des actionnaires, des investisseurs privés, dans le système de santé publique, on crée les conditions qui aboutiront à des traitements dégradants à l’encontre des plus fragiles. Enfermé∙es dans leur chambre, isolé∙es pendant le confinement, face à la direction des établissements dans lesquels ils vivent, qui pressure le personnel de manière éhontée, les sénior∙es dépendant∙es ont été maltraité∙es physiquement et psychiquement pendant le confinement. Ce n’était pourtant pas inévitable, mais ces négligences n’ont mobilisé que les familles des résident∙es. Les pouvoirs publics peinent aujourd’hui à assurer la pertinence et la qualité des soins dans les EHPAD privés. Dans le même temps, les EHPAD publics continuent à fermer leurs portes, faute de financement.

La statistique s’en mêle : les femmes de plus de 75 ans n’entrent ni dans les statistiques de l’INSEE sur les femmes victimes de violences physiques et sexuelles au sein du couple, ni dans celles de l’Observatoire national des violences faites aux femmes. Certes, la majorité des femmes décédées à la suite de violences en couple ont majoritairement entre 30 et 49 ans ; mais, en 2018, 26 femmes de plus de 70 ans moururent des coups de leurs conjoints ; 16 en 2019 ; 20 en 2020. Et on ne fait état ici « que » des féminicides, pas des autres violences physiques ou psychiques qui n’ont pas (encore) conduit à la mort, et pour lesquelles les femmes âgées portent peu plainte. Le déni à l’égard des violences dans les couples retraités est immense ; passé un certain âge, le couple devient famille, et ne fait donc plus partie des réflexions et actions d’information et de prévention sur ces sujets.

Pour continuer sur le thème des situations lugubres : un tiers des suicidé∙es, en France a plus de 65 ans. La France figure parmi les pays pour lesquels le suicide des personnes âgées est le plus élevé (chaque année, c’est à peu près 3000 personnes de plus de 65 ans qui se suicident). Les conditions de vie déplorables, le départ en maison de retraite, les maltraitances physiques et psychologiques des aidant∙es ou des proches font généralement partie des principales causes de suicide chez les personnes âgées. Qui en parle ?

La santé des sénior∙es coûterait très cher : 11,8% du Produit intérieur brut (PIB) en 2018 (265 milliards d’€). Les soins de longue durée, pour handicapée∙s et personnes âgées, représentent 15,6% de cette somme, soit 31 milliards d’€. Si l’on compare ces chiffres aux dividendes et cadeaux que les entreprises ont versé à leurs actionnaires cette année-là – 23 milliards d’€ à 39 000 familles – on est bien au-delà du coût engendré par la vieillesse (17 millions d’individus) pour la société entière ! Il est très compliqué de connaître le coût de la santé pour chaque âge, alors que les statistiques ne manquent pas, et sont abondamment commentées quand elles concernent les sénior.es. Il ne vient à personne l’idée de se lamenter sur les dépenses de santé des nourrissons ou des adolescent.es. Alors, pourquoi insister sur celles du grand âge ? En insistant sur le prix de la santé pour les personnes âgées, c’est comme si on leur reprochait de bénéficier des progrès sanitaires, comme si c’était immoral de vouloir en profiter le plus longtemps possible.

Très rares sont les émissions ou journaux télévisés présentés par des sénior·es : même la météo semble l’affaire de la jeunesse, comme le sport, la politique… Pour la culture, la place est parfois faite à quelques messieurs chenus ; essentiellement des messieurs, il y a peu de femmes âgées reconnues comme intellectuelles … ou alors, elles sont décédées depuis longtemps lorsqu’on leur accorde cette qualité. Les « stars » de l’information télévisée, gravures de mode aux visages lisses et impassibles, sont des modèles pour ceux et celles qui comptent dans la société : les rides et déambulateurs sont prescrits. Également, on voit peu, dans les magazines ou à la télévision, des femmes âgées vanter les mérites d’un parfum, d’un savon, de lingerie, ou de voiture de sport luxueuse, ni même de cuisine aménagée ; cela semble être du gâchis de présenter de beaux objets lorsque la silhouette est chancelante, et la peau ridée ! C’est réservé aux très jeunes femmes et aux hommes très beaux (même s’ils ont atteint la soixantaine, car il est admis qu’un homme reste beau plus longtemps !), à la plastique normative impeccable. Leur sex-appeal est seul à même de susciter les envies consuméristes, permettant de devenir encore plus sexy, qui sont l’alpha et l’oméga de la féminité dans un système marchand.

A la rigueur, la participation des sénior·es sera sollicitée pour faire la publicité pour une assurance santé, des protections contre l’incontinence, la confection de confiture (sans doute n’y a que les vieilles femmes qui font des confitures), des machines à laver aussi efficaces que les mains des mamies (c’est bien vrai, ça : faire la lessive est un boulot de femme) ou des multiples crèmes ou lotions antirides (il n’y a que les femmes qui ont des rides moches). Pour les propositions de cadeaux fiscaux à faire aux petits enfants, chez les sénior·es, c’est plutôt le mâle qui en est chargé (c’est lui qui a normalement l’argent), mais il a droit aussi aux réclames pour stimulants sexuels, érection difficile, colle à dentier… Le vieillissement est sexué. La discrimination par l’âge commence très tôt pour les femmes. Très longtemps, c’est dès 25 ans, que la jeune femme fut considérée comme « vieille fille », lorsqu’elle n’était pas mariée. Le célibat rendait donc la jeune fille vieille dès 25 ans, et elle faisait l’objet de moqueries souvent humiliantes.

Le quarantenaire est souvent considéré comme fringant. Pour la femme, la jeunesse disparaît généralement vers 40 ans : avant, elle est jeune et désirable ; après, elle vieillit.  C’est un âge butoir, arbitrairement fixé. Il est significatif que l’on ne questionne pas une femme sur son âge, surtout si on pense qu’elle a passé 40 ans, alors qu’un mâle de 50 ou 60 ans annonce fièrement son nombre de printemps, surtout s’il considère qu’il est « bien conservé ». Chez la femme, la conservation commence à la quarantaine : c’est là que le marketing lui force la main pour acheter toutes sortes de potions pour rester jeune ; si elle ne le fait pas, il ne faudra pas qu’elle se plaigne de prendre visiblement de l’âge et d’être délaissée. La vieille femme est doublement discriminée par la dictature de la norme : ni objet possible de désir sexuel (non désirable), ni sujette au désir sexuel, ni au désir tout court, La femme âgée ne peut pas plaire, et n’a pas à s’occuper de ce genre d’envies. On ne parle jamais de « belle vieillarde », mais, au mieux de « charmante vieillarde ».

S’il est un sujet qui choque – c’est bien la sexualité des sénior∙es. Les dessins d’humoristes ne manquent pas, hélas, pour représenter les corps déformés, aux muscles et poitrines tombants, aux bouches édentées, qui se caressent, comme des images repoussantes. Le grand âge est régulièrement associé à l’apaisement des pulsions, des désirs. Très longtemps même, chacun·e de nous, enfant et adolescent·e, ne pouvions imaginer que nos parents aient encore des relations sexuelles « à leur âge », ni même qu’ils et elles aient connu le plaisir charnel. Alors, imaginer nos grands-parents forniquer était de l’ordre de l’impensable. Devenu·es adultes, il nous est aisé de considérer que « ces choses-là » ne sont plus, depuis longtemps pour nos aîné·es, une priorité, et que leur santé mentale et physique ne passe plus par les délices du plaisir amoureux. L’homme âgé exprimant des désirs charnels est traité de vieux satyre ou de vieux vicieux, et la femme âgée de vieille folle. Pourquoi détournons-nous le regard, d’où vient ce dégout de la sexualité active chez les sénior·es ? Est-ce la peur viscérale de ne plus pouvoir un jour assouvir nos désirs qui nous fait regarder ces vieux corps avec horreur ? Pourtant, dès 40 ans l’homme peut être sujet à des pannes, et la frigidité n’est pas l’apanage des vieilles femmes.

La sexualité ne s’éteint pas avec l’âge : l’individu dont les fonctions génitales ont diminué ou disparu n’est pas pour autant asexué. La gratification qu’une personne tire de ses activités sexuelles sont d’une grande diversité et d’une grande richesse ; hommes ou femmes répugnent à y renoncer et continuent à vouloir désirer, parce qu’ils et elles en gardent la nostalgie d’expériences irremplaçables et aussi le sentiment de leur intégrité. C’est parce qu’elle craint le scandale que la personne âgée se plie à l’idéal conventionnel qui lui est proposé, c’est par honte du ridicule qu’elle nie les désirs qui l’habitent. De nombreuses études ont montré qu’à cause de cette honte, les vieillards cachent leurs besoins sexuels, se livrant par exemple à l’onanisme ou au voyeurisme, préférant les fantasmes à des relations sexuelles non envisageables avec de jeunes partenaires ou avec une compagne qui ne les attire plus physiquement. Cette question d’image est plus courante chez les hommes les plus privilégiés, chez qui la représentation d’eux-mêmes et la censure sociale sont plus vives. Chez les femmes, il semble que la vie sexuelle est plus stable tout au long de la vie ; à 60 ans, les possibilités de désir et de plaisir sont les mêmes qu’à 30 ans ; de plus, atteindre l’orgasme n’est pas forcément une finalité pour elles, les préliminaires sont, plus que chez l’homme, source de plaisir. La masturbation est aussi une solution pour apaiser des désirs, qu’à 70 ans et au-delà, la société refuse d’envisager ouvertement. Au cinéma, il est tout à fait fréquent que des acteurs vieillissants fassent de spectaculaires conquêtes auprès de femmes (souvent beaucoup plus jeunes), mais tout à fait exceptionnel que soient représentés les amours d’une femme âgée.


Mathusalem, « le journal qui n’a pas peur des vieux ». Six parutions entre 1976 et 1978. Dessin de Reiser, paru dans Charlie-hebdo n°317 du 9 décembre 1976. [Coll. CM]

Ni l’histoire, ni la littérature ne nous ont laissé de témoignage valable sur la sexualité des femmes âgées. Le sujet est encore plus tabou que la sexualité des vieux mâles. C’est jusque dans l’intime que la société exerce son pouvoir discriminant. Pour avoir le droit d’assumer des relations sexuelles, il faut être jeune et beau ou belle ; là, c’est considéré comme légitime. Pourtant la nature est têtue, la libido aussi : elles trouvent des plaisirs à chaque âge, jusqu’à la fin. Les couvertures de magazines people regorgent de sexagénaires ou septuagénaires qualifiés de très séduisants (souvent modifiés chirurgicalement) exhibant de très jeunes partenaires féminines à leur bras. Ces images sont très valorisées, et à aucun moment ne sera mis en avant l’âge du monsieur (il est si bien conservé, et c’est tellement normal pour un homme de rester beau très longtemps) ! Mais lorsqu’une femme a 10 ou 20 ans de plus que son compagnon, là, rien ne va plus. On ne reviendra pas sur les quolibets dont madame la présidente Macron a fait l’objet. Une femme qui s’affiche avec de jeunes partenaires est forcément scandaleuse, perverse, anormale. Car ce n’est pas humain pour une vieille dame de goûter la chair fraîche – et si elle insiste, c’est qu’elle a le feu aux fesses. La femme est ridiculisée, et les commentaires, la plupart du temps malveillants, insistent alors sur la « différence d’âge qui se voit tant ».

Malheureusement, l’âge avancé n’exclut pas la violence dans le couple. La sénilité n’est pas une excuse pour justifier la violence conjugale Les violences subies par les femmes retraitées les plus âgées ne sont pas prises en compte dans les campagnes de sensibilisation, alors que les femmes, une fois retraitées,sont plus menacées encore face à un conjoint ou un concubin violent : outre une faiblesse physique et psychologique plus grande, leur situation financière est souvent plus précaire que celle de leur partenaire. Les sénior·es sont aussi victimes de mauvais traitements au sein des familles, surtout s’ils et elles sont fragilisé·es par leurs faibles ressources financières ou celles de leurs enfants (modestes pensions, chômage, etc.) ou par des difficultés physiques (handicap, perte d’autonomie) qui les rendent dépendant·es des autres personnes constituant le foyer. Mais c’est aussi la conséquence de l’inquiétude, parfois irrationnelle, des enfants et petits-enfants, qui veulent tout décider pour leurs parents et grands-parents, afin de se faciliter la tâche, en choisissant par exemple pour eux et elles un placement en EHPAD, contre leur gré, ou une aide à domicile dont ils et elles ne veulent pas.

Ces dérives sont loin d’être sans conséquence pour les aîné·es. Elles peuvent entraîner de graves traumatismes physiques, mais aussi psychiques à long terme, comme une dépression. Les sénior·es maltraité·es ont alors plus de risques de mourir lorsque les mauvais traitements ne sont pas signalés. La problématique de la maltraitance envers les personnes âgées est étudiée depuis la fin des années 1980. Selon les statistiques disponibles, 3 à 10 % des personnes âgées seraient victimes de maltraitance. C’est un problème de santé publique, qui risque de s’accroître dans les années à venir, prévient l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’agence onusienne rappelle qu’à l’horizon 2050, le nombre de sénior·es de plus de 60 ans va plus que doubler, pour atteindre deux milliards dans le monde. La maltraitance des personnes âgées pourrait toucher plus de 320 millions de personnes.

Soumis∙es à de faibles revenus, à une image dévalorisante de la part des décideurs politiques et économiques, à des préjugés sur leurs capacités cognitives et physiques, à une dictature médiatique qui impose des modèles lisses, botoxés, explosivement énergiques, à un avenir déprimant dans une chambre-cellule, à la négation de leur être profond, de leurs désirs … il faut tout de même reconnaître aux sénior∙es, dans leur ensemble, une  irrépressible envie de vivre et de participer à la vie de la société qui bouscule les situations dans lesquelles on voudrait les enfermer ! C’est finalement une belle leçon dont on peut espérer qu’elle sera un jour entendue.


⬛ Anne Millant


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