La Sécurité sociale, un acteur de prévention en retrait

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Réfléchir à la Sécurité sociale que nous voulons, amène à s’interroger sur le rôle que nous voulons lui voir jouer dans notre société. Nous admettons comme inévitable la centralité du soin, où le modèle libéral donne le ton. A la Sécurité sociale est réservé le rôle assurantiel, à l’État la prévention. Mais les politiques de prévention menées par l’État, dans le cadre des politiques de santé publique, se résument à la stigmatisation des conduites à risques sans supprimer les causes des atteintes à la santé. L’intégration du risque Accidents du travail/maladies professionnelles (AT/MP) au sein de la Sécurité sociale, effectuée en 1945, propose pourtant un autre modèle. Cette caisse s’est dotée dès le début d’un service de prévention des risques professionnels. Elle a acquis complémentairement un rôle prescriptif et s’est donné les moyens (relatifs) d’imposer ses décisions. Il faut donc s’interroger sur une action de cette Sécurité sociale de prévention dans la cité, s‘opposant à l’ordre des médecins et au tout curatif, et dans l’entreprise avec l’intervention particulière de la branche accidents du travail – maladies professionnelles (AT/MP).

LA SÉCURITÉ SOCIALE RÉDUITE A L’ASSURANCE

Dénommée Assurance maladie, et prenant la suite des Assurances sociales établies dans les années 1930, la Sécurité sociale se donnait pour objectif « d’apporter des moyens d’existence à des familles manquant de ressources, de sauvegarder le capital humain du pays par la prévention de la maladie et de l’invalidité, de permettre à tous les individus de développer au maximum leurs moyens propres. [1] » La continuité des revenus a cependant été l’activité principale de cette institution, en la reliant aux capacités contributives de chaque individu. On peut y rapprocher l’action patronale pour réduire « l’Assurance chômage », négociée en 1958, à sa seule dimension assurantielle liée à la contribution des salarié.es concerné.es, la concevant comme un anti-modèle de la Sécurité sociale, comme le démontre le slogan « Un jour cotisé, un jour rémunéré », défendu aujourd’hui par le patronat à l’Unedic. [2] La translation de ce principe pour le calcul des retraites à travers la retraite à point dévoile l’extension des normes libérales dans le domaine de la protection sociale.

La branche AT/MP est la seule branche de l’institution à se doter d’un service de prévention dès 1946. Celui-ci reprend la tradition historique des inspecteurs des assurances du début du siècle, qui vérifiaient que les employeurs, qu’ils assuraient contre les risques professionnels à la suite de la loi de 1898 sur les accidents du travail, appliquaient les règles minimales de prévention. Le fonds de prévention créé par l’ordonnance du 4 octobre 1945 doit financer le progrès des connaissances sur les risques et l’information sur les moyens de les prévenir. Les ingénieurs de prévention, corps constitué dès 1946, peuvent demander toutes mesures justifiées de prévention permettant de supprimer ou de réduire les risques auxquels sont exposés les salarié.es. Ils possèdent à cet effet un pouvoir d’injonction sur les entreprises. Celles-ci sont tenues de s’y plier, sous peine de hausse de leurs cotisations AT/MP, voire de devoir répondre d’une faute inexcusable (terme au fort pouvoir symbolique), qui augmente substantiellement les droits de réparation des victimes. Les Comités techniques nationaux, organismes paritaires de la Sécurité sociale, peuvent aussi élaborer des « recommandations » qui prennent force de loi [3] (l’inspecteur du travail peut vérifier leur application en cas d’extension [4]). Cette faculté d’intervenir dans les entreprises a, l’on s’en doute, toujours été jugée insupportable pour les employeurs qui se sont employés à en limiter les effets. La Caisse AT/MP a été ainsi longtemps dirigée par le seul patronat. De même, les recommandations (495 en 2016) sont adoptées uniquement au consensus, donc avec l’accord du patronat concerné ; elles ne peuvent donc concerner que les cas les plus criants d’atteintes à la sécurité. Cependant il faut noter cette faculté d’intervenir sur les choix des entreprises octroyée à un organisme particulier, au nom du droit constitutionnel à la sécurité.

LA PRÉVENTION COMME INTERROGATION DE LA SOCIÉTÉ

Quelle pourrait être une médecine centrée non plus sur le soin mais sur la prévention ? Une médecine qui prendrait sa place dans une politique de santé publique active ? Et, pour aller encore plus loin, s’appuyant sur une Sécurité sociale agissant pour l’intérêt des salariés ? En analysant « l’impossible politique de santé publique », Marc Loriol cible la dévalorisation de la médecine sociale (médecins du travail, PMI) par rapport à la médecine libérale ou hospitalière. D’après cet auteur, la médecine sociale se structure autour de deux grands axes : « la constitution d’un corps de médecins fonctionnaires et la mise en évidence des liens entre santé et environnement social » [5]. Mais pour que cette option soit valorisée au sein du corps médical, où les médecins salariés sont le plus souvent dévalorisés, il faudrait bouleverser « les relations de pouvoir et de prestige au sein de la profession médicale » [6].

La réflexion sur des pratiques médicales alternatives existe. Le Syndicat de la médecine générale (SMG) défend ainsi au début des années 1980 la création « d’unités sanitaires de base » regroupant dans un travail pluridisciplinaire sur un quartier (ici à St-Nazaire où le centre a vécu trois ans) une activité de soins, de prévention et d’éducation à la santé. [7] Prévenir, c’est aussi interroger la pollution des grandes villes, l’épandage de pesticides à la campagne, la pollution industriel, comme le souligne Claude Evin : « Pour prévenir l’asthme, il vaudrait peut-être mieux mettre plus d’argent dans les politiques d’environnement que dans les consultations de pneumologie. [8] » La notion de santé environnementale [9] recouvre ces différents domaines mais reste encore une référence théorique sans effets sur les grands choix de politique publique, tels que le diesel ou la promotion de la voiture, la faible limitation des pesticides, le manque d’interventions sur la pollution industrielle. Le principe de précaution reste à étendre.

Une voie a été ouverte autour de la responsabilisation des décideurs, suivant le principe du pollueur – payeur. L’attribution d’un montant suffisant de dommages et intérêts oblige à la prise de conscience. Pour Philippe Askenazy [10], l’augmentation importante des réparations financières des accidents du travail appliquées aux entreprises à partir des années 1990, appuyée par une forte mobilisation syndicale, conduit à un coût exorbitant pour celles-ci et explique l’énorme effort de prévention des risques professionnels aux États-Unis dans cette décennie. En France, les décisions de justice autour de la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété pour les salarié.es exposé.es à l’amiante ouvrent la voie à la sanction de la faute. Mais elles hésitent entre la sanction d’un manquement à une obligation réglementaire fixe, ou la référence au délit de mise en danger d’autrui à partir de la connaissance qu’avait le décideur des conséquences de ses décisions, prises « en toute connaissance de cause » … La seule prise en compte du cout d’impact de décisions de production ou d’organisation ne saurait suffire cependant, le prix de la santé et de la vie relevant d’une confrontation politique.

Notons encore la récente Loi sur le devoir de vigilance, qui intègre au Code du commerce l’obligation pour les grandes entreprises de mettre en œuvre un plan de vigilance comportant « les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société. [11] » Dans la première mouture de la loi, mesure invalidée par le Conseil constitutionnel, toute personne concernée (donc du monde entier) pouvait ester en justice pour imposer le respect de la loi.

Penser ainsi une autre médecine impose de remettre en cause les fondements de notre système, et d’abord le poids prépondérant de la médecine libérale.

L’ORDRE DES MÉDECINS VECTEUR DE LA MÉDECINE LIBÉRALE

Le poids de l’Ordre des médecins figure parmi les causes de la prépondérance d’une médecine de soin plutôt que de prévention. La loi du 7 octobre 1940, signée par le maréchal Pétain, impose à tout médecin d’être habilité par le Conseil de l’Ordre des médecins : « Il maintient la discipline intérieure et générale de l’ordre. Il assure le respect des lois et règlements qui le régissent. Il a la garde de son honneur, de sa morale, de ses intérêts » (Art .4). La loi du 10 septembre 1942 conforte cet organisme appelé Conseil national de l’Ordre des médecins. L’ordonnance du 11 décembre 1944 institue un nouveau Conseil des médecins qui « veille à l’honneur et à la discipline de la profession », il « assure également la défense et la gestion des intérêts professionnels ». L’Ordre est ainsi « réinstallé par l’ordonnance du 24 septembre 1945 » [12]. Pour D. Evleth, les communistes sont favorables au rétablissement de l’Ordre, qui « avait gagné respect et légitimité grâce à quelques-unes de ses actions », notamment par le refus de la dénonciation de blessé.es du maquis au nom du secret professionnel. Mais le Comité médical de la Résistance perd la bataille de l’hégémonie lors des élections au Conseil en mars 1946, par manque d’habitude des luttes internes à la profession mais aussi à cause de l’absence d’un véritable projet alternatif, au profit des syndicats de médecins d’avant-guerre. Ces syndicats, tout en ne s’opposant pas à la Sécurité sociale, décident d’y défendre la « charte de la médecine libérale », définie en quatre points : « 1) libre choix du médecin par le malade ; 2) liberté de prescription ; 3) respect absolu du secret professionnel ; 4) entente directe du malade et du praticien pour les honoraires », points formulés en 1927 puis opposés aux Assurances sociales de 1930.

Les ordonnances de mars et octobre 1945, qui instituent la Sécurité sociale, prévoient une régulation étatique des montants de la consultation. Les syndicats de médecins y voient une attaque contre les principes libéraux qu’ils défendent ; ils acceptent, dans un premier temps, sous réserve de la création d’un secteur libre, mais de nombreux médecins ne se plient pas à la relation contractuelle avec la Sécurité sociale. Ces conflits internes à la profession ne sont pas relayés publiquement, Pierre Laroque sous-estime le danger de cette obstruction, et il y a tant à faire… Au final, très peu de changements ont eu lieu, la profession est toujours majoritairement libérale, « il n’y a pas eu de répudiation de l’Ordre de Vichy, dont tant d’hommes, en particulier ceux des conseils élus de 1943, reviennent en 1946 » [13]. C’est ici le bilan de la Sécurité sociale de 1945 qui peut être souligné, l’œuvre colossale de la mise en place d’un système de Sécurité sociale à partir de rien, mais aussi les manques de réflexion sur la médecine qui en réduit très fortement l’impact à long terme. [14]

IMPOSER UNE SÉCURITÉ SOCIALE UNIVERSELLE FACE A L’ÉTAT

La promotion d’une politique de prévention impose de penser la santé au niveau de la nation, de bâtir « un projet collectivement défini en vue de défendre un bien commun » [15]. Il passe par l’affirmation suivant laquelle « l’intégrité des corps et des existences constitue un bien supérieur » [16]. L’adhésion à ces principes supérieurs s’est traduite à la sortie de la seconde guerre mondiale, conjointement à la construction de la Sécurité sociale française, par l’intégration de ces principes dans la Constitution : la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » (Constitution de 1946). Comme dans de nombreux pays à ce moment, la Constitution de 1946 a simultanément « institutionnalisé l’espace des droits fondamentaux en favorisant le passage de l’’’État de droit’’ à l’’’État constitutionnel des droits’’ », et rendu possible le passage du sujet à la personne, favorisant « une nouvelle anthropologie, marquée par une véritable ‘’constitutionnalisation’’ de la personne » [17]. Le partage des rôles s’effectue cependant à ce moment en confiant à la Sécurité sociale cette sécurité matérielle, réduite à la garantie du revenu, la disjoignant du droit fondamental à la protection de la santé.

Tel est à notre sens l’enjeu actuel du débat sur une Sécurité sociale universelle : tout en gardant la nature particulière de cette institution basée sur une cotisation sociale, s’ouvre la nécessité de la penser comme l’expression du salariat très largement majoritaire dans la société, associant les autres fonctions (tels que les travailleurs indépendants) et pouvant assumer les missions qui lui ont été confiée par la Nation telle que la préservation de la santé. Préserver la santé impose d’intervenir sur les choix sociétaux. L’action modeste de l’État dans le domaine de la prévention de la santé des travailleurs doit être bouleversée. La mobilisation sociale pour une autre Sécurité sociale est au cœur de notre perspective.


[1] A. Croizat, Assemblée nationale, séance du 31 juillet 1945, Bulletin de l’Assemblée nationale, p. 96, in Comité d’histoire de la Sécurité sociale, Bulletin n°14.  

[2] « L’Unedic saisie par les droits fondamentaux des travailleurs. Sur quelques débats de fond concernant l’assurance-chômage », L.-M. Barnier, Les possibles, Revue du Conseil scientifique d’Attac, octobre 2018. 

[3] Par exemple la recommandation R440 adoptée par le CTN D en 2008 oblige à laisser dans les caddies les produits de plus de 8kg lors du passage en caisse des supermarchés.

[4] Art. L 422-1 du code de la Sécurité sociale.

[5] L’impossible politique de santé publique en France, p. 71, M. Loriol, Editions Erès, 2002.

[6] Ibid. p 82.

[7] www.smg-pratiques.info/Mais-qui-est-le-SMG.html

[8] « Y a-t-il un projet politique de santé ? » Entretien avec C. Evin et Jean-Luc Préel, Projet, septembre 2009. www.revue-projet.com/articles/2000-09-y-a-t-il-un-projet-politique-de-sante/7624

[9] « Le CHSCT environnemental au croisement du droit à la santé et des mobilisations environnementales », L.-M. Barnier, Mouvements, 2014/4 n° 80, p. 78-86.

[10] Les désordres du travail, enquête sur le nouveau productivisme, P. Askenazy, Seuil,2007.

[11] Article L. 225-102-4.-I du Code du commerce.

[12] « La bataille pour l’Ordre des médecins », 1944-1950 », D. Evleth (2009), Le Mouvement Social, 2009/4 n° 229, p. 61 à 77

[13] Idem note n°10.

[14] La réflexion au sein du Comité médical de la Résistance se traduit néanmoins dans la réforme hospitalo-universitaire de 1958, conduite notamment par Robert Debré, gaulliste et un des animateurs de ce comité. Voir « Le Comité Médical de la Résistance : un succès différé », A. Simonin, Le mouvement social, juillet 1997, p. 163 – 182.

[15] Faire de la santé publique, D. Fassin, Presses de l’EHESP, 2014.

[16] Ibid. page 16.

[17] « Vers les biens communs. Souveraineté et propriété au XXIe siècle », S. Rodotà, Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #16 | 2016. URL : http://traces.revues.org/6632

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Louis-Marie Barnier

est sociologue du travail et chercheur associé (HDR) au LEST-CNRS-AMU. Ses domaines de recherche couvrent la santé au travail et le transport aérien. Il est syndicaliste à Roissy.