Fémonationalisme

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Le concept de fémonationalisme désigne l’instrumentalisation de la question du féminisme et de l’émancipation des femmes à des fins racistes. D’abord incarné par les partis d’extrême droite comme le Rassemblement national, il est aujourd’hui repris par les partis néolibéraux, notamment La république en marche ou des associations fémonationalistes (Caryatides, Némésis ou Manif pour tous).


Le texte qui suit est une expression de la fédération des syndicats SUD Éducation. Un article issu du site Censored vient en complément. Censored est un media indépendant, engagé dans les luttes féministes et queer, par le prisme de la société, de l’art et de la culture.


[Solidaires]

Ce fémonationalisme se traduit par le fait de pointer les étrangers et les français racisés comme principaux responsables des violences sexistes et sexuelles, en particulier dans l’espace public, afin d’alimenter les stéréotypes racistes : l’étranger, ce barbare en puissance responsable de toutes les violences, cette menace permanente contre l’ordre social et l’identité nationale. Pour séduire l’électorat féminin, le Rassemblement national a développé cette rhétorique fémonationaliste ces dernières années, stigmatisant les quartiers de banlieue populaires comme territoires où le sexisme régnerait plus qu’ailleurs, présentant sa politique anti-immigration comme une garantie de sécurité pour les femmes. Dans la même logique, la fachosphère et autres réacs n’ont pas manqué d’accompagner de commentaires racistes leur indignation artificielle contre l’agression de Julia, jeune femme trans, Place de la République à Paris. Marlène Schiappa n’est pas non plus avare d’amalgames racistes : en 2017, quand elle poste sur Instagram des photos d’elle, la nuit, dans le quartier de la Chapelle-Pajol, pour dénoncer le harcèlement de rue et signifier qu’elle « brave » le danger ; en 2020, quand elle se félicite du retour de la double peine en cas de violences sexistes et sexuelles, soulevant les protestations d’associations et militantes féministes qui rappellent opportunément que la double peine n’est en aucun cas dans leurs revendications. Ce fémonationalisme rance, idéologiquement, pétri de bonne conscience raciste et nationaliste (la France, blanche et chrétienne, ce grand pays pour les droits des femmes) se fonde sur une bonne dose de manipulation et de malhonnêteté intellectuelle.

Faut-il encore rappeler des évidences ?

L’enquête Virage menée par l’INED en 2016 montre que les 3/4 des viols ou tentatives de viol sont le fait d’un proche, membre de la famille ou ami. Le travail d’Anaïs Bourdet depuis 2012, à travers le site Paye ta schnek recueillant des témoignages de harcèlement de rue, montre qu’il a lieu partout, est le fait de n’importe quel homme. La libération de la parole depuis #Metoo a montré l’ampleur de l’oppression systémique subie par les femmes, dans tous les espaces et milieux professionnels. La transphobie quotidienne (administrative, médicale, sociale) que subissent les personnes trans, dont nous avons aussi des exemples tragiques au sein de l’Éducation nationale, montre son caractère systémique, dont les tenants du fémonationalisme se font aussi le relais (Valeurs actuelles se montre prompt à dénoncer les agresseurs de Julia, mais n’a pas de scrupules à mégenrer l’acteur Elliot Page après son coming out trans). Comme l’a dit Adèle Haenel, ces agresseurs, ce sont nos pères, nos frères, nos amis, nos collègues. Refuser de voir cela, c’est perdre d’avance la lutte contre l’oppression patriarcale. Laisser fleurir les amalgames et raccourcis racistes concernant les violences faites aux femmes, c’est être à la fois complice de l’oppression raciste (par la stigmatisation des personnes racisées) et de l’oppression sexiste (en protégeant la majorité des agresseurs, Blancs).


[Solidaires]

Le fémonationalisme, c’est aussi disqualifier les femmes portant le voile comme ne pouvant pas faire partie de la communauté nationale du fait de leur voile : les discriminer à l’embauche, vouloir leur interdire d’accompagner les sorties scolaires et les humilier si elles le font (comme cela a été le cas dans l’enceinte du Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté), remettre en cause la présence d’une syndicaliste étudiante voilée, Myriam Pougetoux, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, alors que rien dans le règlement intérieur de l’institution de ne l’interdit

L’homonationalisme

Les questions LGBTI aussi sont récupérées par certain·es pour servir des argumentaires racistes et xénophobes, C’est ce qu’on qualifie d’homonationalisme. Certain·es représentant·es du Rassemblement national ont pu reprendre cette rhétorique, dans la même logique que leur récupération des préoccupations féministes. Ainsi, la classe politique en général se montre prompte à s’émouvoir du sort des LGBT au Moyen-Orient ou en Afrique, mais garde un silence coupable sur les dérives LGBTIphobes d’États de l’Union européenne, en particulier en Hongrie et en Pologne, qui déroulent discours et législation LGBTIphobes sans rencontrer de condamnations fermes et de sanctions à la hauteur des enjeux, de la part de leurs voisins européens.

Face au fémo et à l’homonationalisme, SUD éducation réaffirme sa détermination à lutter contre toutes les formes d’oppression, racistes, sexistes, LGBTIphobes, et sa volonté de dénoncer l’instrumentalisation du féminisme et des luttes LGBTI pour servir des argumentaires et des mesures racistes et xénophobes.


Fédération des syndicats SUD Éducation



Fémonationalisme : le racisme au nom des femmes

De nombreuses femmes utilisent une rhétorique raciste et islamophobe au nom des droits des femmes, et de leur sécurité : c’est la définition même du fémonationalisme. Cet argumentaire infuse de plus en plus les médias et les sphères politiques, sans y rencontrer d’opposition concrète. Quels mécanismes ont permis sa mise en place ? « Raccourci pour “nationalisme féministe et fémocratique”, le fémonationalisme fait autant référence à l’exploitation des thèmes féministes par les nationalistes et néolibéraux.ales dans les campagnes anti-islam, qu’à la participation de certaines féministes et fémocrates dans la stigmatisation des hommes musulmans en vertu de l’égalité de genres. » (Sara R. Farris).

Le fémonationalisme a été théorisé par Sara R. Farris, chercheuse à Goldsmiths University of London, il y a près de quatre ans. Elle dresse des liens entre des figures et idées que tout devrait normalement séparer. Son livre débute aussi bien par une citation d’Elisabeth Badinter, qui comparait les femmes portant le voile intégral à « des femmes très malades », que par les propos racistes et xénophobes de Geert Wilders, dirigeant du Parti pour la liberté (parti néerlandais d’extrême droite), ou encore de Roberto Maroni, ex-dirigeant de la Ligue du Nord (parti d’extrême droite italien). Le livre de Sara R. Farris [1] a été traduit il y a seulement quelques mois en France, soit trois ans après sa publication originale, et peine à être diffusé sur le territoire. Concernant les études françaises, leur diffusion reste cloisonnée aux sphères queers et féministes, sans y provoquer de soulèvement notable. Les nouvelles femmes de droite [2], écrit par Magali Della Sudda, a été publié cette année, en pleine période électorale. Il témoigne d’une légitimation du militantisme féminin radical et nationaliste depuis les années 2010, d’abord marquées par la création du mouvement de La manif pour tous, puis par la médiatisation de la crise écologique. En effet, selon l’autrice, « la question de la nature donne une nouvelle légitimité aux arguments naturalistes et essentialistes ».

Mais bien avant, dans les années 2005-2010, Joan Scott analyse déjà plusieurs coïncidences en France : « La chronologie des mesures législatives contre le voile islamique coïncide très étroitement avec celle du succès du FN. Mais dans l’histoire française récente, la même chronologie coïncide aussi avec un autre calendrier : celui des interventions publiques de féministes françaises et de divisions internes croissantes. » Parmi ces divisions, d’un côté les féministes dites « pro-lois » comme Elisabeth Badinter, philosophe féministe, Yvette Roudy, ancienne ministre socialiste pour les droits des femmes ou encore Fadela Amara, présidente de l’association Ni putes ni soumises. De l’autre côté celles qui s’opposent à la loi, notamment Christine Delphy, initiatrice du féminisme matérialiste français aux côtés de Simone de Beauvoir. Nous sommes aujourd’hui en 2022 : ces débats occupent toujours la place médiatique et législative, les mouvements féministes se déchirent encore, Marine Le Pen remporte 41% des voix et, si l’on en croit l’IFOP, 49% des femmes la considère féministe. Vous avez bien lu, une française sur deux. Même l’IFOP s’est senti obligée de préciser que non, il n’y avait pas d’erreur dans le pourcentage. Le succès du fémonationalisme n’est plus à prouver. Il est important de préciser que, pour Magali Della Sudda comme Sara R. Farris, on ne peut résumer le fémonationalisme et celles qui l’incarnent à de l’antiféminisme réactionnaire : c’est bien plus complexe que cela. Selon Sara R. Farris, ces intersections paradoxales ont été et restent négligées, et le fait d’utiliser les droits des femmes comme argument réactionnaire, nationaliste et anti-islam ne se voient pas accorder l’attention méritée. Car pour combattre, encore faut-il comprendre. Une question se pose alors : pourquoi un phénomène d’une telle ampleur ne rencontre-t-il pas plus de difficultés à investir la scène médiatique ? Nous parlons pourtant d’un argumentaire qui considère « l’homme musulman » comme responsable des violences sexistes et sexuelles subies par les femmes en France. Qui essentialise l’Islam comme religion violente et dangereuse. Qui infantilise les femmes musulmanes, notamment celles qui portent le voile, en les désignant comme des êtres soumis à leur entourage masculin, des êtres qu’il faudrait secourir, pour qui il faudrait penser. Voici ce qu’en dit Lallab, association féministe et anti-raciste : « Que cela soit en leur refusant l’accès aux plages, aux piscines, aux salles de sport, aux loisirs; des polémistes de l’extrême droite à la gauche, ont utilisé des argumentaires fémonationalistes pour priver les femmes musulmanes de leurs droits les plus fondamentaux […]. Le discours fémonationaliste participe à l’infantilisation des femmes musulmanes, il participe à leur diabolisation et leur déshumanisation. »


[Hors d’atteinte]

Pourtant, le discours fémonationaliste fonctionne, et convainc. Plusieurs hypothèses peuvent l’expliquer : déjà, les médias mainstream ont la mainmise sur la diffusion à une échelle nationale. Ils sont aujourd’hui possédés par des puissances financières qui n’ont pas grand intérêt à dénoncer et mettre en lumière les sévices du mouvement fémonationaliste, puisque s’ils n’en partagent pas explicitement les idées, ils restent loin de s’y opposer radicalement. Est-ce la peine de citer le groupe Bolloré, dont l’empire médiatique ne cesse de s’étendre (Canal+, CNews, et plus récemment RTL, Europe 1, Le journal du dimanche) ? Si les médias mainstream ne représentent pas une source unique de diffusion, ils restent le support le plus accessible et dont l’impact est le plus retentissant auprès de la population. Magali Della Sudda l’explique parfaitement : « Ce qu’il faut vraiment avoir à l’esprit, c’est que Vincent Bolloré est un entrepreneur politique. Il a des valeurs, il est très clairement positionné politiquement, et tout son travail de construction d’un empire médiatique participe d’un véritable projet politique de reconquête de l’hégémonie culturelle pour préparer une union des droites qui iraient de Zemmour (Reconquête) jusqu’aux Républicains ». À cela vient s’ajouter la banalisation du propos fémonationaliste, permise grâce à la couverture médiatique dont il profite déjà : l’apparition répétée de Thaïs d’Escufon sur le plateau de TPMP, émission avec l’un des taux d’audience les plus important de France, en est un parfait exemple. Des discours comme le sien prétendent, à travers une politique anti-immigration, défendre la sécurité des femmes, mais aussi (et peut-être avant tout) une vision de la féminité et du modèle familiale traditionnel comme base de la nation : « un papa, une maman (blanc∙he, chrétien.ne et hétéro), on ne ment pas aux enfants ». Cette monopolisation de l’espace médiatique s’accompagne d’une grande maîtrise des outils de communication par les figures du fémonationalisme français. Dans le cas de Marine Le Pen, Streetpress dévoilait il y a quelques jours que la candidate avait été conseillée, lors de sa campagne présidentielle, par l’ancienne journaliste people Clarisse Mérigeot-Cassaignau, grâce à des fiches lui recommandant « de “s’humaniser” en insistant sur son statut de “femme”, de “mère” et de fendre l’armure afin de créer de la proximité avec les Français et in fine les convaincre de voter pour elle. ». Au vu des résultats de la candidate, la stratégie a fonctionné. Enfin, les réseaux sociaux sont également un support où le discours fémonationaliste fidélise, où les militantes l’incarnent en devenant influences (au sens propre du terme, peut-être est-ce là le plus inquiétant), où le propos qu’elles défendent prend racine dans des espaces sans oppositions possibles dont elle définissent elles-mêmes les limites. Des espaces qui se diffusent, qui s’étendent, et dont le contenu, rendu divertissant, semble moins anormal : « Elles [les fémonationalistes] réussissent à mettre leurs enjeux sur le devant de la scène, à apparaître comme légitime et crédible, parce qu’elles sont positionnées, elles sont expertes en la matière, et cette normalisation de leurs enjeux fait qu’ils ne sont plus perçus comme problématiques. » (Magali Della Sudda).


[Syllepse]

Mais le problème ne s’arrête pas ici : la banalisation des pensées fémonationalistes et leur gain en légitimité portent des conséquences directes et violentes aux structures militantes. L’association Lallab, citée plus haut, subit depuis plusieurs années des « épisodes de cyberharcèlement » commandités par l’extrême droite, contre lesquels ses membres se défendent tant bien que mal. Ce qui leur demande une énergie folle, en plus de l’épuisement moral à voir les causes qu’elles défendent stagner autour des mêmes polémiques. Comment s’organiser, élaborer une stratégie pour faire avancer les combats féministes et anti-racistes quand le débat public ramène éternellement à une même thématique, bloquant ainsi la problématique autour de discours racistes et islamophobes ? Concernant Lallab, l’association a été contrainte de se calquer sur un agenda politique qu’elle n’avait ni défini ni choisi : « Notre stratégie chez Lallab est de raconter des récits, faire entendre les voix des femmes musulmanes dans leur pluralité, de construire une société plurielle où chaque femme peut être elle-même sans peur d’être jugée, discriminée, violentée et non pas de répondre constamment à ces polémiques islamophobes et racistes. »

En commençant à écrire cet article, nous nous demandions pourquoi si peu de personnes parlaient de fémonationalisme. Avec un peu de recul, il conviendrait plus de se demander pourquoi le discours hégémonique en parle de cette manière. Car, nous l’avons vu, le fémonationalisme est présent, il existe. Il a sa place sur les plateaux télé, il la prend sur les réseaux sociaux, il est installé dans les institutions politiques. Les propos qu’il met en avant deviennent au pire source de divertissement, au mieux source de débat. Rares sont les contenus qui analysent et décryptent ce phénomène comme aliénant, dangereux, politique. C’est là, précisément, que le problème se pose et se construit. Le racisme et l’islamophobie ne peuvent se prêter à discussion. Le fémonationalisme ne peut pas, ne doit pas, devenir source de débat. Il ne s’agit pas d’un argumentaire discutable, mais d’une idéologie qui doit être dénoncée et analysée. Qui doit être comprise, pour être arrêtée. Certes, des études existent, des livres et des textes qui en mesurent la dangerosité sont publiés. D’ores et déjà, la parole est libérée. Mais un combat reste à mener pour qu’elle soit écoutée.


Paola Serafin, Censored.


[1] Au nom des femmes – « fémonationalisme »: les instrumentalisations racistes du féminisme, Sara R. Farris, Editions Syllepse, 2021.

[2] Les nouvelles femmes de droite, Magali Della Sudda, Editions Hors d’atteinte, 2022.


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