Face à l’extrême droite, une situation sous haute tension

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La situation politique en France reste sous haute tension en 2022, avec une extrême droite à l’offensive qui a dominé et saturé la scène médiatique et politique depuis un an, en réussissant à banaliser ses obsessions. Au premier tour, la situation était déjà inédite avec trois candidat∙es de l’extrême droite qui ont pesé dans la balance électorale : non seulement Marine Le Pen, mais également l’outsider Eric Zemmour, et de manière beaucoup plus marginale Nicolas Dupont-Aignan. Et cette extrême droite en concurrence, mais forcément complémentaire, a réussi à cumuler 11 344 230 voix.


Cheminot en région Pays-de-Loire, Sébastien est militant SUD-Rail. Il représente l’Union syndicale Solidaires au sein de Vigilances et initiatives syndicales antifascistes.


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Si le second tour des présidentielles 2022 a vu se rejouer le duel Le Pen – Macron (avec la victoire en demi-teinte de ce dernier, disposant à nouveau d’une partie non négligeable de votes barrages résignés, pour éviter le pire), cette fois-ci l’écart s’est considérablement resserré. En effet, la candidate du RN a obtenu le 24 avril au soir 13 297 760 voix contre 18 779 641 pour Macron, soit respectivement 41,5 % contre 58,5 % des suffrages valablement exprimés. Et c’est sans prendre en compte les bulletins blanc ou nuls ou encore l’abstention record, avec 13,6 millions d’électeurs et électrices qui n’ont pas voté. Mais surtout, nous avons connu pour la première fois depuis les deux précédents cas de présence de l’extrême droite au second tour en 2002 et en 2017, le risque plausible d’une victoire de l’extrême droite aux élections présidentielles. Comment en est-on arrivé là, malgré un déni persistant, avec une menace fasciste banalisée et renforcée ? Et comment organiser et massifier les mobilisations antifascistes ?

La banalisation réussie de l’extrême droite

Le Front national – devenu Rassemblement national en 2018 – a été créé il y a tout juste 50 ans, en 1972, pour faire la synthèse des différents courants d’extrême droite discrédités et marginalisés depuis la Libération, avec comme leader de ce parti Jean-Marie Le Pen jusqu’en 2011[1]. En 2011, Marine Le Pen, entourée de cadres politiques de sa génération, a amorcé une politique de dédiabolisation, de banalisation qui va réussir en grande partie auprès des médias et sur la scène politique. Pour pouvoir se parer d’une façade respectable, la rupture est ainsi faite avec les dérapages contrôlés ouvertement racistes et antisémites de son père, qui sera d’ailleurs exclu du FN en 2015, et avec les violences politiques qui ont émaillé durant 40 ans la vie du FN. Ces positions n’ont pourtant pas disparu, puisqu’elles sont activement relayées, notamment sur les réseaux sociaux, par d’autres mouvements périphériques tels que Riposte laïque ou Egalité & réconciliation, respectivement sur les champs de l’islamophobie et de l’antisémitisme obsessionnels. Par ailleurs, l’irruption du mouvement Reconquête, impulsé par la candidature d’Eric Zemmour, a permis une surmédiatisation de ces thématique racistes. Qui aurait pu croire qu’en 2021, un candidat à l’élection présidentielle se livrerait à une réhabilitation falsificatrice de Pétain, présenté comme ayant sauvé les Juifs français de l’extermination nazie pendant l’Occupation[2]? Quant aux violences d’extrême droite, elles sont sous-traitées à des organisations regroupant de jeunes activistes radicaux, mais nous reviendrons sur cet aspect.


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Cette nouvelle direction politique du FN, qui officie depuis 2011, a effectué un lissage des discours ; le programme économique et social est profondément rénové autour d’un « Etat fort et stratège ». Cependant, s’il est débarrassé des scories ultralibérales des trente premières années du FN, il conserve le concept clef de « préférence nationale » et les thématiques sécuritaires et identitaires, qui continuent d’alimenter les peurs et les fantasmes. Ce qui lui a permis, non seulement de conserver sa base électorale traditionnelle, mais également d’élargir son spectre électoral en s’adressant aussi bien aux classes populaires qu’à une frange du patronat français. Côté électorat populaire, le FN, notamment sous l’influence de Florian Philippot qui sera évincé en septembre 2017, va donc adapter de manière ciblée son programme sur les retraites, les services publics, le logement, le pouvoir d’achat… Ce n’est donc pas un hasard non plus, si le FN fait notamment de certains territoires sinistrés du Nord et de l’Est de la France de nouvelles terres de mission, avec les villes symboles conquises en 2014 à Hénin-Beaumont et à Hayange. Dans le même temps, Marine Le Pen va saisir en 2012 l’invitation du club patronal ETHIC, dirigé par l’inamovible Sophie de Menthon, pour se livrer à une opération séduction en direction du patronat : « je ne suis pas votre ennemie, je combats l’ultralibéralisme parce que c’est une dérive, mais je suis évidemment pour la libre entreprises, pour l’économie de marché avec un Etat arbitre, régulateur. » » En 2022, la même Sophie de Menthon lui reconnaît « une prestation talentueuse et convaincante ». Lors des différentes élections présidentielles, élections phares pour le FN, Marine Le Pen va donc rapidement progresser, avec un premier tour de chauffe en 2012, qui lui permettra notamment de reconquérir une partie de l’électorat FN siphonné en 2007 par Sarkozy, alors conseillé par Patrick Buisson. C’est également en 2014 que l’extrême droite va conquérir plus d’une dizaine de villes qui, contrairement aux quatre villes conquises en région PACA en 1995, sont réparties sur plusieurs parties du territoire français et vont constituer autant de villes laboratoires puisque les réalités sociologiques et locales sont très diverses.

La bataille des idées et du vocabulaire

De manière concomitante, sur le terrain idéologique, les thématiques labourées par l’extrême droite depuis des décennies (immigration, insécurité, islamophobie, identité nationale, etc.), ont bénéficié d’une audience médiatique, banalisant même des concepts racistes tels que la « préférence nationale » ou « priorité nationale », le « grand remplacement » ou encore la « remigration ». Le « grand remplacement » est quand même cette notion complotiste violemment raciste popularisée par Renaud Camus qui a inspiré nombre de suprémacistes blancs et notamment plusieurs attentats terroristes, comme celui de la mosquée de Christchurch en Nouvelle-Zélande[3].Cette offensive idéologique avait déjà largement diffusé son venin, à droite mais aussi à gauche, inspirant parfois même les politiques gouvernementales successives (on pense notamment à l’empilement de lois sécuritaires et de lois sur l’immigration, depuis le début des années 2000), jusqu’au sommet de l’État avec des présidents de la République, par exemple Sarkozy en 2007 à propos de l’identité nationale ou Hollande évoquant, en 2015, la déchéance de nationalité. Sans compter les dérives récentes de ministres de Macron sur « l’ensauvagement », « l’islamo-gauchisme », le « wokisme », et l’adoption de la loi séparatisme. Il y aussi eu cet épisode de débat télévisuel, en février 2021, sous forme de surenchère sur l’islamisme, où le ministre de l’Intérieur, Darmanin, répliquait à Marine Le Pen : « Madame Le Pen, dans sa stratégie de dédiabolisation, en vient quasiment à être dans la mollesse je trouve… Il vous faut prendre des vitamines, je ne vous trouve pas assez dure là. »

Dans sa stratégie de conquête des idées et in fine du pouvoir, l’extrême droite fait feu de tout bois et s’adapte au contexte social pour tenter de surfer sur certaines mobilisations. Ses incursions multiformes dans les mobilisations des Gilets jaunes ont, au final, été contenues du fait de l’implication notamment de syndicalistes et de militant∙es progressistes, de l’expérimentation de la démocratie directe, des solidarités concrètes, mais aussi de la violente répression gouvernementale[4]. En revanche, du fait de la gestion erratique et contre les libertés publiques du gouvernement, les mobilisations contre le pass sanitaire, démarrées durant l’été 2021, ont été beaucoup plus perméables aux idées confusionnistes, complotistes et antisémites de la fachosphère avec, par exemple, le succès du documentaire Hold-Up, de la plateforme internet Réinfovid, des manifestations à Paris conduites par Florian Philippot. L’extrême droite a bénéficié, non seulement de l’appui de média roulants ouvertement pour l’extrême droite, tels que Valeurs Actuelles, ceux de l’empire Bolloré avec Cnews, C8, mais également la complaisance de média traditionnels, qui portent également une responsabilité. Sans compter tout ce que la fachosphère compte de relais, avec les sites dits de « réinformation », les sites confusionnistes se multipliant ces dernières années, les émules de Soral qui ont fait prospérer leurs petites entreprises véhiculant la haine raciste et nationaliste : Papacito, Raptor, Conversano, Marchais, Rochedy…

Une stratégie de la tension du côté de la police et de l’armée

Le 21 avril 2021 est publié dans Valeurs actuelles un appel de généraux « Pour un retour de l’honneur de nos gouvernants ». Cette date est importante symboliquement, car elle a lieu 60 ans jour pour jour après le putsch des généraux en Algérie ; cor, cette mémoire de la défaite et la nostalgie de l’Algérie française taraudent profondément l’extrême droite[5]. Cet appel, qui déplore le « délitement qui frappe notre patrie » et les « dangers mortels » qui la menaceraient, se termine par ce passage apocalyptique : « On le voit, il n’est plus temps de tergiverser, sinon, demain la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers. » Marine Le Pen a ouvertement soutenu ces généraux à la retraite en proclamant : « Je souscris à vos analyses et partage votre affliction. Comme vous, je crois qu’il est du devoir de tous les patriotes français, d’où qu’ils viennent, de se lever pour le redressement et même, disons-le, le salut du pays »

Du côté de la police, après le Mouvement des policiers en colère en décembre 2020, quelques milliers de policiers se sont retrouvés devant l’Assemblée nationale, mercredi 19 mai 2021 en début d’après-midi, pour un « rassemblement citoyen en soutien aux forces de l’ordre » inédit, à l’appel de quatorze organisations syndicales le 19 mai. Darmanin, le ministre de l’Intérieur, a cautionné ce rassemblement, ainsi que de nombreux responsables de droite, d’extrême droite, mais aussi de gauche. Plusieurs études montrent qu’une grande majorité de policiers et militaires vote pour l’extrême droite. Par ailleurs, plusieurs affaires de racisme systémique au sein de la police ont été mises en lumière, notamment par Street press dès 2020, et des enquêtes de Médiapart ont également révélé et documenté des dizaines de cas de soldats néo-nazis au sein de l’armée en mars 2021. « Les éléments soulevés par l’enquête de Mediapart sont très graves », a alors reconnu le ministère des armées.

La réalité des violences d’extrême droite

Du 25 mai au 4 juin 2021, a eu lieu le procès en appel des meurtriers de Clément Méric, 8 ans après le meurtre de notre jeune camarade. Les deux anciens skinheads à la solde de Serge Ayoub, ont été condamnés à 8 et 5 ans de prison ferme. Au lendemain de ce procès, le 5 juin, à Paris, a eu lieu la manifestation annuelle en hommage à Clément Méric et à ses combats[6]. Le 19 mars 2022, l’ancien rugbyman argentin de 42 ans, Federico Martin Aramburu, a été abattu de plusieurs coups de feu par d’anciens militants du GUD, en plein Paris, après une bagarre qui semble avoir eu pour origine un motif raciste. Ce crime n’a alors suscité que bien peu de réactions médiatiques ou politiques. Les années 2021 et 2022 ont vu une forte recrudescence des violences commises par l’extrême droite, impliquant de multiples groupes locaux, et ce malgré les différentes dissolutions (Génération identitaire, Zouaves Paris). Le site Rapports de forces a cartographié ces violences, qui vont aller crescendo dès septembre 2021, avec le début de campagne présidentielle dans un climat électrisé par l’outsider Zemmour. Ce sont des locaux du Planning familial qui sont vandalisés, mais également des locaux syndicaux Solidaires et CGT, des agressions dans les université, en manifestation. Des communiqués de soutien, souvent unitaires, se sont ainsi multipliés et ont permis de remobiliser les équipes syndicales face aux menaces.


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Face à la menace de l’extrême droite, que faire ?

Solidaires a adopté, dans une des résolutions de son dernier congrès, en octobre 2021, un texte qui rappelle nos fondamentaux : « Notre projet syndical se définit résolument contre toutes les discriminations. Il est donc naturel que nous nous mobilisions également contre celles et ceux qui font de l’exacerbation de ces discriminations leur cheval de bataille. Cela ne peut être qu’en pratiquant un antifascisme radical (dans le sens premier qui est de s’attaquer aux causes d’un mal, plutôt qu’à ses seuls symptômes), pragmatique (ce qui implique une continuité entre les fins et les moyens), social, lié à notre action syndicale et enfin un antifascisme de masse, qui soit le fait de l’ensemble de la population et en premier lieu du monde du travail.

Solidaires, et beaucoup de ses organisations, est partie prenante de Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (VISA), et nous prenons toute notre place dans la campagne intersyndicale lancée en 2014, avec la CGT et la FSU, contre l’extrême droite, ses idées et ses pratiques. Sur ces questions , nous ne limitons pas notre action au seul travail à l’intérieur des entreprises et des établissements publics. Nous participons régulièrement à des collectifs ou coordinations, bataillant pour qu’ils soient les plus larges possibles, sans rien céder sur le fond. Pour Solidaires, le combat contre le fascisme ne se limite pas aux enjeux électoraux. Nous luttons plus contre la progression de l’extrême-droite et de ses idées en agissant depuis des années au quotidien pour l’égalité des droits, contre l’injustice, pour la sécurité au travail – contre le racisme et la xénophobie – que contrairement à ceux qui ne le font que par pur opportunisme électoral et qui par leurs pratiques décrédibilisent toute action politique au sens large du terme. Et c’est cela que nous devons continuer. C’est là que se mène l’essentiel de la lutte contre l’extrême droite, au quotidien, dans la fraternité des luttes où se retrouvent côte à côte l’ensemble des travailleurs et travailleuses quelle que soit leur origine. La présence et l’activité syndicales au plus près des travailleurs et des travailleuses, quotidiennement sur les lieux de travail, la reconstruction d’un tissu syndical interprofessionnel de proximité participent d’un antifascisme concret. C’est parce que nous mènerons des luttes victorieuses sur le terrain des droits sociaux et économiques que nous pourrons faire reculer durablement les idées d’extrême-droite dont le FN/RN est l’incarnation principale. Pour ce faire, Solidaires participe activement à la création de la coordination nationale antifasciste, et au développement de VISA locaux. »


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Solidaires œuvre activement à la lutte contre l’extrême droite, localement et nationalement, afin de la renforcer unitairement et de l’amplifier, en l’articulant avec l’ensemble des luttes sociales. C’est notamment le sens de l’appel du collectif Plus jamais ça, « Ne laissons pas l’extrême droite arriver au pouvoir », du 21 avril 2022, signé avec ATTAC-France, Greenpeace-France, Les Amis de la Terre France, la FSU, la Confédération paysanne, Oxfam France et la CGT : « Nous ne devons pas laisser l’extrême-droite arriver au pouvoir. Et dès le lendemain de l’élection, nous lutterons avec l’ensemble de nos organisations pour obtenir le profond changement de cap sur les politiques écologiques et sociales que nous savons absolument nécessaires. » Pour citer Antonio Gramsci, dans ses Carnets de prison rédigés dans les geôles fascistes, dans un contexte autrement plus violent : « Il faut allier le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté ». Nous n’avons pas d’autre choix face aux urgences sociales, politiques et climatiques.

Sébastien


[1] Dans un précédent article (Les utopiques n°4, février 2017), nous avons rappelé le parcours, l’évolution de ce parti et les résistances antifascistes, notamment syndicales.

[2] Eric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les Juifs – La falsification de l’Histoire, Laurent Joly, Editions Grasset, 2022.

[3] Voir sur afriquexxi.info, « Grand remplacement », le nouveau masque du racisme, Stéphane François, 21 février 2022.

[4] Gilets Jaunes et extrême droite, Frédéric Bodin, Les utopiques n°11, Editions Syllepse, été 2019.

[5] Nostalgérie – L’interminable histoire de l’OAS, Alain Ruscio, Editions La Découverte, 2016.

[6] Voir l’article à ce propos dans ce numéro.


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