Entre hier et demain, l’obstacle du mythe de la fondation

Partagez cet article

Sans doute est-il d’abord bon de préciser d’où je parle. Conseiller social successivement de deux Premiers ministres socialistes, j’ai eu à être l’un des acteurs de cette histoire. Pour ce qui m’en revient et ce qui ici nous concerne, je ne retiendrai que la création puis la mise en œuvre de la Contribution Sociale Généralisée (CSG) sur le régime des prestations familiales, avec M. Rocard, puis son extension à l’assurance-maladie et la transformation de celle-ci en Couverture maladie universelle (CMU, base et complémentaire) et, enfin, la création de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA), avec L. Jospin. En me faisant ainsi, aux yeux de certains, le complice de l’introduction et de l’extension de la fiscalisation des ressources de la Sécu au détriment de la cotisation, pour ceux-là, je passe pour l’un de ses fossoyeurs. Autant le dire fermement, il n’en est rien et, aujourd’hui comme hier [1], je revendique ces réformes, sans état d’âme et avec fierté. Elles étaient nécessaires et indispensables à la transformation d’un dispositif qui n’était que d’assurances sociales, certes généralisées, en une véritable Sécurité sociale. Elles sont, ainsi, au fondement de la réalisation effective, jusque-là différée, du projet du Conseil National de la Résistance (CNR) et la véritable et définitive rupture d’avec les Assurances sociales de 1930.

(RÉ)ÉCRIRE L’HISTOIRE : 1945, 1944 OU … 1930 ?

L’histoire on la connait, -du moins on le croit : au départ de toutes choses en matière de Sécu, il y a « Les jours heureux », la Charte adoptée par le Conseil National de la Résistance le 15 mars 1944. C’est ce programme qui a ensuite été mis en œuvre à travers les deux ordonnances d’octobre 1945, celle du 4 octobre, qui organise les institutions de la Sécu, et celle du 19, qui définit le régime de ses prestations. C’est ce programme, qui a donc été mis en acte en 1945 et dont il se dit et se répète qu’il a depuis été attaqué par tous ceux qui ont étatisé la Sécu, notamment à travers la fiscalisation de ses ressources, et qu’aujourd’hui le néo libéralisme vise à définitivement mettre à bas. Ce projet est d’ailleurs parfaitement transparent. Comme on sait, Denis Kessler, -ex-vice-président du MEDEF et ex-président de la Fédération nationale des sociétés d’assurance-, a été d’une clarté limpide sur le sujet : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie… À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » [2].

Telle est donc, à gauche, la doxa telle qu’elle se raconte et que le psittacisme [3] ordinaire la répand. Ainsi, après tant d’autres, B. Lamirand croit-il pouvoir écrire de la Sécu, telle que selon lui elle a été créée et est supposée devoir demeurer : « L’ordonnance du 4 octobre 1945 est donc la pierre angulaire du système français, mais elle ne fut réalité qu’à travers un travail incessant des militants de la CGT qui lui donnèrent vie auprès des salariés et notamment les Unions départementales (UD) et Unions locales (UL) CGT sur qui Croizat s’appuya fortement. » [4]. D’où sa conclusion, qui reprend les propos d’A. Croizat : « Alors, relevons le défi et rétablissons cette Sécurité sociale ». Contre le projet néo-libéral qui veut en finir avec le programme du CNR, et en particulier avec la Sécurité sociale, il faudrait ainsi défendre la Sécu dans sa pureté originelle, celle des ordonnances de 45, elles-mêmes présumées fidèlement transcrire le projet du CNR.

Or, justement, cette origine supputée et cette pureté supposée font problème. Reprenons. Au point de départ de la Sécu, il n’y a pas débat là-dessus, il y a bien « Les jours heureux », la charte du Conseil national de la résistance (CNR). Il s’agissait alors de réaliser : « Un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». Rien d’autre n’est dit dans le texte, cette phrase contient donc l’entièreté du projet de Sécurité sociale du CNR. Directement inspiré des travaux du britannique Beveridge, qui se proposait « de mettre l’homme à l’abri du besoin », il s’agissait donc très explicitement de couvrir :

  • l’ensemble des risques –y compris ceux liés à la perte d’emploi- (« dans tous les cas »)
  • pour chacun (« tous les citoyens »),
  • avec des institutions politiques (« les représentants des intéressés », que sont « les citoyens », et l’État).

Généralité des risques objets d’une protection sociale et unité de leur gestion ; universalité des personnes couvertes, quel que soit leur statut ; démocratie représentative pour la gestion. Tels sont donc les principes fondateurs.

Sur tout cela, que dit l’ordonnance du 4 octobre 1945 : « Article 1. Il est institué une organisation de la sécurité sociale, destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature, susceptibles de réduire ou supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maladie ou de maternité qu’ils supportent. » D’un texte à l’autre, de 1944 à 1945, le glissement restrictif est donc explicite : les citoyens, visés par le CNR, sont devenus les travailleurs et leurs familles ; pour le reste, les principes initiaux sont réaffirmés, mais pour être aussitôt battus en brèche en pratique. D’abord, parce que, sous le poids de l’existant et de son histoire, les régimes professionnels construits à partir de la fin du XIXème dans les branches les plus combatives refusent de se fondre dans le régime général ; ils deviendront –jusqu’à aujourd’hui- à titre provisoire des : régimes spéciaux [5]. Ensuite, parce que les non-salariés refuseront d’être assimilés aux salariés, notamment sur le terrain des retraites pour lesquelles l’idée initiale d’un régime unique est abandonnée dès 1947. Les régimes de non-salariés se construiront ainsi à part. De surcroît, sous la pression des chrétiens démocrates du MRP, les prestations familiales seront, là aussi, à titre provisoire, gérées à part par des caisses particulières [6]. Enfin, le risque de perte d’emploi, qui était partie intégrante du projet du CNR, est sorti du champ de la sécurité sociale et il faudra attendre décembre 1958 et l’accord interprofessionnel créant l’UNEDIC pour qu’une assurance-chômage soit instituée. Ajoutons, pour faire bonne mesure, que, contrairement à une légende tenace, nulle élection directe des administrateurs des Caisses n’est alors prévue [7].

La conclusion s’impose : quels qu’en aient été les motifs, 1945 n’est pas 1944, les ordonnances ne sont en rien la fidèle transcription du projet du CNR que l’on veut nous faire croire. Sur ce point, l’exposé des motifs de l’ordonnance fondatrice d’octobre 1945 mérite d’être rappelé ; d’abord parce qu’il souligne, en des termes qui sont toujours d’actualité, les principes constitutifs qui sont au fondement de la Sécurité sociale ; ensuite parce qu’il témoigne de façon éloquente de la difficulté dans laquelle les pères fondateurs se sont très rapidement trouvés dès lors qu’il fallut passer à l’acte. Devant la réalité et les résistances qui se manifestent, les principes fondateurs du CNR deviennent des objectifs pour le long terme, le « but final » et l’organisation mise en place « le cadre dans lequel se réalisera progressivement ce plan ». « La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité… » « La sécurité sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité à la fois quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité ; un tel résultat ne s’obtiendra qu’au prix longues années d’efforts persévérants, mais ce qu’il est possible de faire aujourd’hui c’est d’organiser le cadre dans lequel se réalisera progressivement ce plan. »

A l’issue de cette première étape, le « régime général », ex-régime « de tous les citoyens », est devenu celui des seuls salariés autres que ceux des régimes spéciaux. De même, l’unité organisationnelle du régime général initialement voulue fut battue en brèche, les CAF étant gérées séparément des caisses dites générales (vieillesse, maternité – maladie). Entre la vision de 1944 et ce qui se met en place à partir de 1945, il y a bien un hiatus : quoi qu’on en dise aujourd’hui et quelque relecture que l’on fasse de ce moment, il est patent que le CNR voulait un système « beveridgien » de sécurité sociale, là où l’on ne put obtenir qu’une addition de régimes « bismarckiens » d’assurances sociales. Faute d’être la transcription fidèle du projet de 1944, la Sécu telle qu’elle a été initialement construite est ainsi d’abord le prolongement des Assurances sociales issues de la loi du 30 avril 1930 [8] [9].

De fait, et jusqu’à l’instauration de la Contribution sociale généralisée (CSG) en 1990, pour l’essentiel [10] c’est ce dispositif qui restera en place.  Dans un premier temps, – en gros, jusqu’à la fin des années soixante- il connut un mouvement d’extension de son champ à des catégories non couvertes ou à des risques non pris en charge par la création de nouvelles caisses distinctes du RG. Ainsi, va-t-on de la création en 1948 de quatre caisses vieillesse dites « autonomes » (par rapport au régime général) pour les non-salariés, jusqu’à celle de l’assurance maladie des non-salariés en 1966, définitivement organisée par la loi Boulin en 1971, en passant par celle du régime vieillesse des exploitants agricoles (1952), puis de leur assurance maladie maternité (1961). Ou encore, les retraites complémentaires avec l’AGIRC pour les cadres (1947) et l’ARRCO (1961) pour les autres salariés, et l’UNEDIC (1958) pour l’indemnisation du chômage. Ou encore et enfin, le développement de prestations non contributives financées par l’impôt, en particulier avec le minimum-vieillesse (1956).

Dans un second temps, il y eut un mouvement, -qui s’étend tout au long des années soixante-dix- de généralisation et d’harmonisation des prestations servies. Il débute avec la loi cadre de 1974, qui pose le principe de la généralisation et de l’harmonisation comme les principes directeurs de l’avenir, et fonde la compensation démographique. Ce fut le début des « régimes alignés » (sur le Régime général) : 1972, assurance vieillesse des commerçants ; 1977, assurance maladie des non-salariés, hors petit risque. Elle s’achève avec la loi de 1978, qui crée l’assurance personnelle en maladie et instaure un droit universel aux prestations familiales (le droit aux PF est désormais lié à un critère de résidence et non plus à l’activité professionnelle). Entre temps, la loi de juillet 1975 crée l’assurance personnelle et rend obligatoire l’affiliation à un régime vieillesse de toutes les personnes actives. A force de rustines successives et après trois pleines décennies d’évolution, avec l’assurance personnelle, ultime rustine, on était arrivé au bout de la logique de généralisation du système assurantiel propre aux régimes bismarckiens.

DROITS ASSURANTIELS, OU UNIVERSELS ; RÉGIMES PROFESSIONNELS, OU RÉGIME VÉRITABLEMENT GÉNÉRAL ?

Par définition, le système assurantiel ou bismarckien, – qualifié ainsi par référence à ce qui fut édifié sous l’égide du « chancelier de fer » dans l’empire prussien à la fin du XIXème siècle-, vit, en effet, sur une logique de solidarité professionnelle qui est par nature limitée. Seuls les actifs du champ professionnel considéré sont couverts, ce sont eux qui paient (des cotisations, « salaire indirect » ou « différé »), ce sont eux qui gèrent le régime, ce sont eux qui en bénéficient (les « bénéficiaires » de « droits directs »). Ce n’est que par extension, que leurs « ayants droits » (conjoint et enfants) possèdent des droits, qui sont d’ailleurs des « droits dérivés ». Assurantiels, ils exigent un minimum de durée de cotisation avant que les droits à prestation ne soient ouverts.

Historiquement, ces régimes ont joué un rôle essentiel dans la construction d’un dispositif de droits protecteurs lorsque rien ne leur préexistait et se sont ainsi très largement confondus avec le mutualisme. Ce rôle originel est aujourd’hui dépassé et cela pour trois raisons.

Tous les citoyens » : Universalité des droits et financement par des impôts affectés.

La première tient au fait que, par définition, l’universalité des droits ne peut y être atteinte. En effet, ajouter des régimes professionnels aux régimes professionnels existants peut certes combler des lacunes, mais, par définition même de ces régimes, cela ne permettra jamais de les éviter (chômeurs, jeunes primo demandeurs, femmes isolées, étrangers, inactifs…). De ce premier point de vue, ce sont des régimes que, pour ma part, je considère pouvoir à bon droit appeler travail – famille, dans la mesure où les droits sont ouverts par l’existence d’un contrat de travail, ou en dérivent par le truchement d’un contrat de mariage avec le bénéficiaire du contrat de travail. Ainsi, pour une large partie de la population, ces droits ne sont pas des droits propres mais sont dérivés ; ils n’existent donc qu’au prix d’une sujétion privée. De plus, dans cette conception assurantielle, l’ouverture des droits génériques est conditionnée à une durée minimale de travail ; toute précarité est alors aussi un facteur de fragilité devant la protection, comme on le voit avec l’assurance-chômage, dont on sait qu’elle n’indemnise aujourd’hui que moins de 60% des demandeurs d’emploi, ceux, précisément, qui ont eu une période de travail antérieure leur permettant d’acquérir la qualité d’assuré. En tout état de cause, seuls ceux appartenant au champ professionnel sont concernés, le reste du monde est hors champ et, par nature, demeurent des sans droits car sans statut professionnel. Il peut y avoir généralisation, il ne peut y avoir universalité. A compléter du bismarckien par du bismarckien, on s’approche, certes, de l’universalité beveridgienne explicitement voulue par le CNR, mais asymptotiquement, c’est-à-dire jamais complètement.

Une bonne et malheureuse illustration de cette impossibilité est fournie par ce qui s’est passé au moment de l’instauration de la CMU en 1999, lorsque, corrélativement au financement du risque maladie par l’impôt qu’est la CSG, le remboursement des soins est enfin véritablement devenu un droit personnel. Ainsi, « au 30 juin 2002, soit deux ans et demi après l’entrée en vigueur de la CMU, (…) plus d’un million trois cent mille personnes pour la France entière » étaient affiliés à la CMU de base. De même, « … le nombre de bénéficiaires de la CMU complémentaire s’élevait à 4,7 millions pour la France entière » [11]. Autant de personnes, qui n’étaient jusqu’alors pas ou très mal couvertes par l’assurance maladie, pourtant très largement généralisée. Hors de tout champ jusque-là, ils relevaient en tout ou partie de l’aléatoire, assistance ou générosité des associations.

Pour passer de l’autre côté de l’asymptote, pour rompre avec cette impossibilité constitutive, il faut changer de paradigme et mettre en jeu un autre principe que celui de la solidarité professionnelle : celui d’universalité des droits. Le droit à la protection est alors attaché de manière irréfragable à la personne –à toute personne- et à son existence même : c’est un droit de l’homme et du citoyen, non une dérivation du droit du travail. Il faut alors quitter Bismarck et en venir à Beveridge ; quitter 1930, et par là-même 1945 qui en est le prolongement, pour en revenir à 1944 et à la Charte du CNR. Quant au financement, la fiscalisation, au moins partielle, des ressources est le corrélat nécessaire de l’universalité des droits [12]. Qu’est-ce, en effet, qui distingue fondamentalement une cotisation d’une ressource fiscale affectée à la sécurité sociale ? Deux choses. La première, est que l’impôt affecté voit son montant fixé par le législateur, qui en affecte le produit à la protection sociale et en laisse la gestion à ses organes spécifiques ; alors que, à l’inverse, celui de la cotisation (obligatoire) l’est discrétionnairement par décret de l’administration. La seconde, la plus importante ici, est que s’agissant de la cotisation, et contrairement à la ressource fiscale, son versement est la (ou l’une des) condition(s) d’ouverture d’une éligibilité aux prestations. Ainsi, dans un régime à cotisations, le principe est celui de l’assurance, et on a vu que même la généralisation ne pouvait permettre d’assurer une couverture complète. Bref, dans ce cas, pas de prestation sans cotisation, « pas d’argent, pas de suisse ». L’universalité est tout simplement pratiquement impossible et philosophiquement impensable dans des régimes à cotisation, régimes par définition assurantiels, dans lesquels il faut avoir payé pour avoir des droits.

La conclusion est simple : Il faut rompre avec la schizophrénie qui veut qu’il y ait, d’une part, des régimes assurantiels financés par la cotisation et, de l’autre, des dispositifs de solidarité étatique financés par l’impôt. Il faut en venir à la fusion de ces modalités dans un régime unique couvrant chacun, quel que soit le statut et de la personne et de la protection dont il bénéficie. Il faut aller vers l’unité complète de gestion ; la protection sociale ne se divise pas. La solidarité est un acte politique qui crée et réaffirme le lien social qui unit les citoyens ; ce n’est pas une technique d’assurance, pas même d’assurance dite sociale.

Dans tous les cas » : Un régime général unique couvrant toutes les personnes, indépendamment de leur statut et regroupant toutes les branches.

La seconde raison est moins directement visible, mais pas moins réelle ; elle tient au fait que dans cette mosaïque de régimes [13] aucun d’entre eux n’est véritablement « général » ; tout au contraire, construits sur des bases professionnelles parfois étroites, ils ne possèdent pas, ou plus, la surface démographique suffisante pour leur permettre de faire face, seuls, à leurs besoins de financement. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, comment la Caisse Autonome (sic) des Mines pourrait-elle financer les prestations de ses assurés, les retraites en premier lieu, avec les cotisations des actifs, alors qu’il n’y a plus un seul mineur en activité ? Aussi, afin de pallier ce type de difficulté, a-t-il fallu, en 1974, mettre en place des mécanismes particulièrement compliqués de compensation démographique entre régimes, essentiellement de retraites [14]. Comme l’explique le Conseil d’orientation des retraites (COR) ce « mécanisme, indissociable de l’absence d’un régime de sécurité sociale unique, (vise à) neutraliser la diversité des régimes de sécurité sociale ». La seule juxtaposition de régimes professionnels amène à une impasse, et il faut inévitablement faire appel à la solidarité interprofessionnelle, voire, horresco referens, à un subventionnement de l’Etat. Seul un régime unique et véritablement général, regroupant toutes les branches et protégeant toutes les personnes indépendamment de leur statut, permet de surmonter ces difficultés.

La question de l’obligation d’affiliation : l’État garant.

Enfin, la troisième et dernière raison est, précisément, liée à la place de l’État. En effet, la construction d’un dispositif de protection –dite sociale- sur la seule base contractuelle avec le patronat est un autre aspect de l’impasse dans laquelle on est inévitablement conduit avec le modèle mutualiste assurantiel. L’exemple des Retraites ouvrières et paysannes (ROP) de 1910 en est un exemple patent. Cette loi fut un échec, notamment parce qu’aucune obligation n’étant possible dans le cadre du droit des contrats, celui du Code Civil, le droit à la retraite n’était que de principe [15]. Alors que l’assurance dite « obligatoire » (limitée à un salaire plafond) couvrait virtuellement sans doute de l’ordre de 90% des 9,5 millions de salariés de l’époque, le nombre des entrants dans l’assurance ne fut que de 2,7 millions en 1913, très vite encore réduit à seulement 1,6 million dès 1914. La loi fut, en effet, vidée de son sens par la jurisprudence établie d’entrée par la Cour de Cassation (11 décembre 1911), qui estima que l’employeur n’était pas fondé à imposer (sic) un précompte à un salarié qui le refuserait, puis confirmée (22 juin 1912) par une décision qui exonérait l’employeur de toute responsabilité en cas de non-présentation par le salarié de sa carte d’assuré, entrainant de ce fait l’impossibilité de coller les timbres correspondant à la part patronale. Il fallut attendre la loi du 5 avril 1928, modifiée par celle du 1er juillet 1930, pour que la question de l’obligation trouve enfin une réponse : déclaration obligatoire par l’employeur, légalement tenu et entièrement responsable de l’exécution effective du précompte. La notion d’assuré social était née et devenue effective : seul l’Etat en imposant une obligation légale, permit que les caisses professionnelles puissent s’adosser à des garanties véritables. C’est cette obligation d’assurance, que seule la loi permet d’imposer, qui a autorisé l’accès à des assurances véritablement sociales. Ce qui fut vrai des ROP hier, ne l’est pas moins aujourd’hui de l’AGIRC et de l’ARRCO, régimes « légalement obligatoires » comme de l’UNEDIC. Pas d’affiliation obligatoire sans qu’elle ait été imposée et soit garantie par l’État.

CONCLUSION

Face aux attaques néolibérales, il est aujourd’hui indispensable d’organiser les légitimités de la démocratie sociale, comme d’assurer des financements pérennes permettant de répondre aux besoins tout en réalisant l’équilibre financier durable sans lequel les régimes de protection sociale seront dans un péril permanent de remise en cause. C’est ce saut-là qui a été fait hier avec la CSG et avec la CMU comme avec l’APA, et qu’il nous revient aujourd’hui de faire dans les autres domaines. C’est aussi un retour à la source : les principes fondateurs de la charte du CNR. C’est un choix idéologique, politique et pratique essentiel : il faut rompre avec la logique mutualiste du contrat ; il faut entrer, il faut s’installer, dans une logique de droits des citoyens. Encore faut-il, pour cela, bien entendre que le CNR s’était déterminé en 1944 contre la logique assurantielle de l’existant et qu’en 1945, c’est l’existant qui l’a emporté. Ce n’est qu’au prix de telles ruptures qu’il sera, demain, possible de construire une solidarité sociale qui viendra prolonger de manière progressiste l’édifice que les solidarités professionnelles d’hier, aujourd’hui dépassées, ont permis de bâtir.


[1] Je reprends, en effet, ici l’essentiel de ce que j’ai déjà eu l’occasion de développer il y a quelques années. Cf. « La cotisation ou l’impôt, le financement de la Sécurité sociale au péril du mythe de sa fondation », Jacques Rigaudiat, Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 11, décembre 2013.

[2] « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ! », Denis Kessler, Challenge, 4 oct. 2007.

[3] Manière d’écrire ou de parler, mécanique, répétitive, reprenant des mots sans lien avec leur compréhension.

[4] « Une histoire de l’ordonnance du 4 octobre 1945 créant la sécurité sociale », Bernard Lamirand, Silomag, n° 6, mars 2018. https://silogora.org/une-histoire-de-lordonnance-4-octobre-1945

[5] Comme le dit l’Art. 17 de l’ordonnance : « (…) Sont provisoirement soumises à une organisation spéciale de sécurité sociale les branches d’activité ou entreprises énumérées par le règlement général d’administration publique parmi celles jouissant déjà d’un régime spécial… »

[6] Comme l’indique l’Art. 19 : « La gestion des allocations familiales est assurée pour la période mentionnée à l’article 2 ci-dessus par des caisses d’allocations familiales ». ; ledit Art. 2 spécifiant pour sa part que ces CAF sont maintenues » (…)  A titre provisoire, pour la période au cours de laquelle seront adaptés à leur mission les autres services prévus par la présente ordonnance… » ….

[7] Aux termes de l’ordonnance de 45, en effet, tous les membres des Conseils d’administrations des Caisses primaires sont désignés. Seuls certains administrateurs (des caisses régionales et de la caisse nationale) sont élus, non directement par les salariés, mais par leurs collèges dans les Conseils d’administration de niveau géographique inférieur (respectivement des CPAM et des CRAM). Il faudra attendre la loi du 30 octobre 1946 pour que les administrateurs soient élus. Les premières élections se tiendront en avril 1947.

[8] Qui elle-même complète celle du 5 avril 1928 ; elle sera d’ailleurs à son tour complétée par celle du 11 mars 1932 créant un système obligatoire d’allocations familiales. On ajoutera que, dans le prolongement des ROP de 1910, les retraites étaient alors servies par capitalisation. C’est en … février 1941 que R. Belin, Ministre du travail de Pétain, fera adopter la transformation en un régime par répartition !

[9] Il est de ce point de vue particulièrement instructif d’analyser le rôle très actif et passablement ambigu des mutuelles dans cette évolution. Elles s’opposeront alors très activement à toute idée d’universalité et de régime général. Sur ce point, cf. notamment : Simon Dominique. « Les assurances sociales et les mutualistes (1920-1932) », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 34 N°4, Octobre-décembre 1987. pp. 587-615. En 1999, comme j’eus l’occasion de l’éprouver, leur attitude fut exactement la même à l’encontre de la CMU et plus encore de la CMU-C !

[10] Car on n’oubliera certes pas les « ordonnances Jeanneney » de 1967, qui scindèrent le Régime général lui-même en trois caisses distinctes (Vieillesse/famille/maladie-maternité) et en transformèrent profondément les modalités de gestion, notamment avec la création de l’ACOSS.

[11] « Les bénéficiaires de la CMU au 30 juin 2002 ». DREES, Etudes et résultats, N° 211, Décembre 2002.

[12] Il va de soi que dans ce cas, les droits contributifs et donc de ce fait assurantiels (I.J. en maladie ; retraites autres que minimales ; assurance-chômage …) doivent continuer à être financés par la cotisation.

[13] Comme on sait, en matière de retraite, pas moins de 42 régimes de base sont actuellement décomptés…

[14] Le lecteur intéressé par les joies ésotériques de la compensation vieillesse généralisée et ses deux étages, de la surcompensation et de la compensation bilatérale pourra utilement se référer au document de travail examiné par le Conseil d’orientation des retraites (COR) dans sa séance du 9 février 2011. Le point le plus récent est dans le Rapport de septembre 2018 de la Commission des comptes de la Sécurité sociale, p. 226.

[15] Sur ce point, cf. « les retraites ouvrières et paysannes et les retraites dans le cadre des assurances sociales », P. Saly, in Contribution à l’histoire financière de la sécurité sociale, La Documentation française, 1999.


Partagez cet article

Jacques Rigaudiat

conseiller-maître honoraire à la Cour des comptes, a été le conseiller social de deux Premiers ministres, M. Rocard et L. Jospin. Il a notamment publié Cette Europe malade du néolibéralisme, l'urgence de désobéir, Co-édition ATTAC/Copernic - Les liens qui libèrent, 2019. La dette arme de dissuasion sociale massive, Éditions du Croquant, 2018.