Du passé, ne faisons pas toujours table rase…

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« Avant, c’était plus facile », « dans le temps, on mobilisait plus facilement ». Vraiment ? La référence à un passé mythifié nous sert trop souvent à dissimuler nos faiblesses présentes. Le texte dont nous vous proposons quelques extraits a été écrit en… 1947. Si quelques références sont datées, 68 ans après, l’ensemble est très actuel ! Cette « Deuxième lettre d’un Ancien à quelques syndiqués sans galons », parue dans La Révolution prolétarienne d’avril 1947. Elle figure dans ce qui fut le dernier ouvrage de Pierre Monatte, « Trois scissions syndicales ».

Dans le tourbillon actuel, vous n’arrivez pas à voir clair et à trouver votre chemin. Il vous faudrait une boussole. Et pour vous, une boussole, c’est une théorie […]

Vous voulez des raisons d’espérer. Malgré vos vingt-cinq ans, vous ne voulez pas vous battre pour le seul plaisir de se battre. Ce n’est pas la morve du jeune poulain que vous voulez jeter. Vous voulez vous battre pour quelque chose de précis, pour des résultats ; non des résultats individuels et immédiats ; mais pour un but certain, même lointain, mais élevé, et qui en vaille la peine. Vous êtes exigeants. Vous avez raison. C’est bien d’être exigeants. A condition que ce ne soit pas une excuse pour ne jamais commencer. Ni pour mépriser le petit travail corporatif de chaque jour dans les syndicats.

Vous trouvez que vos aînés ont eu de la chance : en 19061, la route était toute droite devant eux, devant nous ; en 19192, mieux encore, l’horizon brillait du feu de la Révolution russe, le chemin était lumineux. Aujourd’hui, en ce pauvre 1947, l’horizon est bouché. Le nationalisme, celui de la guerre et celui de la Résistance, a tout submergé. L’esprit de classe est recouvert par le chauvinisme. Pas en France seulement, mais partout. Si bien que l’internationalisme ouvrier a disparu. Il n’y a plus de liens entre militants de pays différents. […]

Ne croyez pas qu’autrefois tout était facile. Gardez-vous du romantisme et ne vous figurez pas que tous les malheurs sont réunis sur votre tête. Le chemin ne fut aisé à trouver ni en 1906 ni en 1919. C’est après, avec un certain recul, qu’on s’aperçoit que le chemin suivi était tracé en effet dans les évènements. Vous aussi, vous verrez ça. Pour tout le monde, il sera clair dans quelques années que notre chemin, celui du mouvement ouvrier, passe en France, en 1947, entre deux menaces de coups de force, le coup de force stalinien et le coup de force gaulliste, qu’il doit rendre impossibles, l’un et l’autre. Notre chemin passe entre deux dangers de guerre, l’impérialisme russe et l’impérialisme américain ; notre place n’est ni dans l’un de ces camps ni dans l’autre ; nous devons nous opposer aux deux. Ca aura l’air d’une lapalissade dans quelques années, peut être dans quelques mois ; pourtant aujourd’hui, combien le pensent et le disent ? […]

Dites-vous bien, jeunes amis, que toujours tout a été difficile au début. Aujourd’hui, je vous le concède, c’est encore plus difficile, plus compliqué. C’est que l’enjeu est plus formidable. C’est le sort du socialisme qui se joue définitivement. Dans son agonie, le capitalisme aura des sursauts furieux. L’étatisme, sous sa forme russe, prétendra lui succéder. Nous allons vivre une époque qui marquera l’histoire du monde. Préparons-nous.

Vous avez besoin d’une boussole. Je n’en connais qu’une : l’intérêt ouvrier, celui de la classe ouvrière française, celui aussi des ouvriers de tous les pays. L’intérêt général, l’intérêt national, fichaises et tromperies. Au moment où il faut rompre avec le passé, c’est le compromis avec lui. L’intérêt de la démocratie, l’intérêt de l’humanité, formules vagues qui permettent trop de jongleries.

Vous demandez une théorie. Elle existe, il n’y a qu’à la reprendre. C’est celle qui constitue la base de tous les courants du socialisme, c’est l’émancipation matérielle et morale des travailleurs. Il n’y a qu’à l’adapter aux conditions présentes. Voir ce qui a cloché, ce qui a pu manquer et qu’il faut modifier ou ajouter. Tout ce que nous pouvons vous dire, nous, les vieux syndicalistes révolutionnaires, c’est qu’une organisation comme le syndicat, formée uniquement de travailleurs, exprimera mieux les besoins des travailleurs, si elle n’est pas faussée, que n’importe quel parti formé d’éléments divers.

[…] Dites-vous bien, jeunes amis, que toujours tout a été difficile. Aujourd’hui, le plus important, c’est de voir clair. On ne répétera jamais assez que le plus pénible n’est pas de faire son devoir, c’est de savoir où il est.

Si ca tient mettre ce qui suit (sous forme d’encart ?) ; sinon, on ne met que le premier texte.

Dans le chapitre premier de ce même ouvrage, Monatte dresse le tableau de qui se dit alors (nous sommes en 1958) du mouvement syndical français… Encore un texte d’une résonance très contemporaine, un encouragement pour nous à ne pas nous réfugier derrière une « inéluctable évolution des mentalités », bien commode pour ne pas nous interroger sur nos propres responsabilités !

Le total des syndiqués, de toutes les centrales, reste fort bas. Deux salariés sur dix appartiennent-ils à un syndicat ? La plupart des autres semblent plutôt indifférents et se contentent de bénéficier des améliorations qu’arrachent leurs camarades syndiqués.

Moralement, il n’en va pas mieux. La concurrence entre organisations ne constitue pas un stimulant. Les polémiques entre elles portent plus sur des questions secondaires que sur les vrais problèmes posés à la classe ouvrière. Trop souvent elles détournent même de ces problèmes. On ne voit guère loin. Un corporatisme étroit, des luttes sordides entre catégories ont remplacé les visées plus hautes et plus larges.

L’esprit révolutionnaire d’hier ne conduisait-il pas à négliger les revendications journalières ? Nullement. Les ouvriers révolutionnaires ont été presque toujours les plus résolus à poursuivre les réformes.

Aujourd’hui, trop souvent le syndiqué est apathique. Il n’est pas allé au syndicat pour se battre, mais pour se dispenser de tout effort personnel. Le syndicat n’est aux yeux de beaucoup qu’une société protectrice, non des animaux bien sur, mais des travailleurs sans courage. On paye sa cotisation sociale comme on règle sa feuille d’impôts.

De bien des côtés, on se lamente sur le bas niveau intellectuel et moral du mouvement […] La solidarité au travail, à l’atelier, à l’usine, au bureau, serait en baisse. On vivrait chacun pour soi. Pour soi et contre les autres.

Il est probable que le fonctionnaire3 syndical est de moins en moins doublé d’un militant. On veut faire carrière, non se battre pour une idée et se dévouer à sa classe. On se regarde comme un expert, souvent comme un chef : non comme le simple porte-parole de ses camarades de travail et leur entraîneur à l’occasion. Les circonstances ont changé sans doute. Un permanent syndical a besoin de plus de connaissances qu’hier. Certains parlent même de l’utilité d’un syndicalisme supérieur, pourvu d’experts techniques et économiques, capables de se retrouver dans les problèmes administratifs et sociaux aussi bien que les patrons […] Où sont les monographies d’industrie d’autrefois, les historiques de grandes grèves qui montraient qu’on avait compris ces mouvements et tiré leur leçon, les brochures de toutes sortes sur les petits et les grands problèmes ? On lit beaucoup moins, paraît-il. On pense beaucoup mois aussi. Il se dépense beaucoup moins d’initiatives, en haut comme en bas.

Dans ces conditions, fini l’espoir en l’émancipation des travailleurs, fini l’effort individuel des syndiqués, fini l’effort collectif du mouvement pour réaliser un jour prochain l’émancipation de tous les ouvriers ? Cette variété originale de socialisme qu’était le syndicalisme révolutionnaire, pour qui le syndicat était le groupement essentiel de la classe ouvrière, qui avait semblé faire revivre le socialisme ouvrier de la Première Internationale, avec ses conceptions de l’action directe et de la grève générale, est-elle définitivement morte ? Ou simplement endormie ?

Et Monatte poursuit, démontrant l’inanité de ces désespérantes désolations qu’il faut remplacer par un rigoureux travail individuel et collectif d’analyse et de réflexion, encourageant à poursuivre la lutte pour cette utopie si nécessaire et si réaliste qu’est l’émancipation des travailleurs et des travailleuses…

Pierre Monatte (1881- 1960) était correcteur d’imprimerie. Syndicaliste révolutionnaire, il est notamment fondateur de La Vie ouvrière en 1909 puis de La Révolution prolétarienne en 1925.

Bibliographie : Réflexions sur l’avenir syndical, Cahiers du Travail, 1921 – Les Commissions syndicales, librairie de l’Humanité, 1924 – Lettre aux membres du parti communiste, 1924 – Où va la CGT ? 1946 – Trois scissions syndicales, éditions ouvrières, 1958. Collaborations : Les Temps Nouveaux, La Révolution, La Bataille syndicaliste, La Vie ouvrière, l’Humanité, la Révolution prolétarienne.

Voir aussi : Syndicalisme révolutionnaire et communisme. Les archives de Pierre Monatte 1914 – 1924, François Maspero éditeur, 1968 (Colette Chambelland et Jean Maitron) – Pierre Monatte : la lutte syndicale, François Maspero éditeur, 1976 (textes réunis par Colette Chambelland) – Pierre Monatte : une autre voix syndicaliste, les éditions de l’Atelier, 1999 (Colette Chambelland).

1 1906 : congrès de la CGT où est adopté ce qui prendra le nom de « Charte d’Amiens ».

2 1919 : création des Comités Syndicalistes Révolutionnaires au sein de la CGT.

3 Fonctionnaire syndical est alors couramment utilisé pour parler des permanents syndicaux ; cela n’a pas de connotation péjorative. Aujourd’hui, ce terme est celui toujours utilisé en Suisse, par exemple.

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Pierre MONATTE

Pierre Monatte (1881- 1960) était correcteur d’imprimerie. Syndicaliste révolutionnaire, il est notamment fondateur de La Vie ouvrière en 1909 puis de La Révolution prolétarienne en 1925.