Du mésusage de Darwin…

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Ces tous derniers mois on a pu constater l’utilisation récurrente dans les média et les réseaux sociaux d’expressions telles que«  darwinien », « sélection naturelle » ou « lutte pour la vie », souvent à contresens et quelle que soit l’orientation idéologique des sources par ailleurs.

L’apparition d’un nouveau virus y est certainement pour quelque chose dans ces évocations polysémiques de l’idée de sélection darwinienne : ironie macabre d’un « cluster » qui aurait été déterminant dans la propagation du Covid 19 en France constitué d’un rassemblement en mars de plus de 2000 chrétiens protestants évangéliques à Strasbourg, par ailleurs communauté religieuse parmi les plus imperméables à la théorie darwinienne de l’évolution (1)

Ainsi, dans l’émission C Politique, l’idée d’immunité de groupe avancée au début par Boris Johnson est qualifiée de « darwiniste » ; de même dans le magazine Le Point (2) : « Le Premier ministre britannique a dû rapidement renoncer à la voie darwinienne mais dangereuse qu’il avait tracée pour lutter contre la pandémie. » ; sur un site Facebook privé, un commandant de police en retraite propose de laisser s’exercer la « sélection naturelle » par élimination des plus fragiles contaminés par le virus, en cloisonnant totalement certaines cités où, soi-disant, le confinement n’est pas respecté (3) ; un journaliste évoque que «  dans une bonne logique de darwinisme d’entreprises, l’administration Trump laisserait les plus faibles des entreprises mourir » (4) ; un autre au sujet de l’exclusion des services de réanimation, par manque de respirateurs artificiels, des malades du Covid 19 les plus âgé-e-s « … certes, aucun des médecins français en cause ne partage l’idéologie darwiniste de l’élimination des  « bouches inutiles » … Mais l’euthanasie reste l’euthanasie. » (5) 

Bref, Darwin mis à toutes les sauces … les plus indigestes ! (6)

Coïncidence, ce phénomène a été précédé par une polémique, antérieure à la pandémie, ayant agité le milieu de la recherche en France suite à une déclaration du Président du CNRS, Antoine Petit, dans Les Echos du 26 novembre 2019. S’exprimant sur la future loi de programmation de la recherche, il affirmait qu’il «  fallait une loi ambitieuse, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage … les plus performants ».

Dans son discours pour les quatre-vingt ans de cette institution, Macron en déclinait les conséquences pour les chercheurs : mise en place de « CDI de projets » – bel oxymore – et, pour l’essentiel de ce qu’il faut retenir, qu’il fallait que les « mauvais » chercheurs  en « assument les conséquences », suite à la « différenciation » générée par les différentes évaluations entre pairs auxquelles sont soumis les chercheurs.

Dans une tribune que le journal Le Monde a intitulée «  Le darwinisme social appliqué à la recherche est une absurdité » en date du six décembre 2019, un collectif de seize chercheurs et universitaires ont protesté contre cette idéologie libérale appliquée à la recherche :«  loi inégalitaire ? … invoquer Darwin pour justifier une politique de la recherche est un contresens. » 

Les signataires affirment qu’il s’agit bien d’une idéologie sous-jacente aux propos du président du CNRS et du président de la république :

«  Si l’analogie est vide de sens, peut-être faut-il se tourner vers la doctrine dite du darwinisme social. C’est sous ce label que l’accent mis sur la compétition a été instrumentalisée par ceux qui, derrière le philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer ( 1820 – 1903 ), cherchaient à justifier le laisser-faire propre au libéralisme économique, grâce auquel les plus « aptes » écraseraient naturellement les « inaptes ». Pourtant, Darwin lui-même vit très tôt ce que les évolutionnistes explorent massivement depuis 50 ans : l’entrelacement de la compétition et de la coopération … la recherche darwinienne actuelle explique une coopération omniprésente à toutes les échelles … Idéologie, le darwinisme social n’est pas une conséquence des théories biologiques … » et « dit le fond d’une politique de la recherche, depuis 20 ans le curseur a été sciemment poussé vers la compétition au détriment de la coopération. »

De fait, cette interprétation falsifiée de la théorie darwinienne a fait florès, la confusion provenant de « social » rajouté à « darwinisme » et qui en contredit les fondements théoriques, de ce fait beaucoup qualifient certains faits ou propos de « darwinien » alors qu’ils font par ignorance référence au darwinisme social ou, plus exactement, au « spencerisme. »

Le chapeau en tête de la tribune du Monde est significatif de ce contresens : «  Le darwinisme social appliqué à la recherche est une absurdité », interprétation erronée du journal car les auteurs de la tribune en question ont écrit « Invoquer Darwin pour justifier une politique de la recherche est un contresens », ce qui ne veut absolument pas dire la même chose : le darwinisme social est d’abord une construction idéologique inégalitaire, quelle que soit son application. En effet, le darwinisme social peut très bien être appliqué à la recherche, c’est le cas et c’est précisément ce que dénoncent les auteurs de la tribune !

Darwinisme versus darwinisme social et eugénisme…

Selon Patrick Tort (7), directeur de l’Institut Charles Darwin International, pour qui « … rien de ce qui concerne le darwinisme ne saurait s’énoncer dans l’indifférence » (8)  à propos du contresens sur la théorie de l’évolution de Darwin, exposée publiquement le 24 novembre 1859 dans son ouvrage «  De l’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle » :

« Parce que Darwin est l’auteur de la théorie de l’évolution des espèces vivantes à travers le mécanisme de la sélection naturelle – impliquant la défaite des moins adaptés dans la lutte pour l’existence au sein d’un milieu déterminé – on l’a inlassablement déclaré responsable des pires « applications » de ce schéma, apparemment simple et systématisable, aux sociétés humaines : défense de la « loi du plus fort » et de ses conséquences, « darwinisme social », néo-malthusianisme, eugénisme, racisme, colonialisme brutal, ethnocide ou domination esclavagiste – sexisme enfin ».(9)

Confronté aux églises, Darwin n’étend sa théorie aux humains et à la société qu’en 1871, dans son ouvrage « La descendance de l’Homme », douze ans après la publication de « De l’origine des espèces … », entre-temps s’élaboreront certaines interprétations de cette théorie qui auront des répercussions sociales-historiques dramatiques, le spencerisme ainsi que l’eugénisme, fondée par un autre contemporain de Darwin, son cousin Francis Galton (1822-1911).

Ainsi, des scientifiques ont participé activement à des politiques institutionnelles eugénistes, stratégie réductionniste qui réduit les problèmes sociaux à des problèmes biologiques par un programme de sélection artificielle. Doctrine ayant rencontrée un certain succès au vingtième siècle : législations rendant obligatoire la stérilisation des « faibles d’esprit » en 1907 aux États-Unis, législation identique appliquée dans les pays scandinaves et en Allemagne nazie à la fin de la décennie 1920 et début des années 30, mise en oeuvre en 1939 de l’opération T4 par les nazis pour éliminer physiquement des dizaines de milliers d’handicapés physique et mentaux, enfin élimination à un niveau industriel des « races dysgéniques » : juifs, roms …

En France, le plus célèbre eugéniste étant Alexis Carrel, prix nobel de médecine en 1912, membre du Parti Populaire Français du fasciste collaborationniste J. Doriot et partisan des mesures nazies d’épuration biologique de la « race », par élimination des malades mentaux et asociaux.

Darwinisme social  ou pseudo darwinisme social  ?

L’expression darwinisme social aurait été forgée par le propagandiste anarchiste Emile Gauthier en 1879 lors de conférences à Paris, au Cercle d’études sociales du Panthéon. L’année suivante il fait paraître un ouvrage intitulé « Le darwinisme social » dans lequel E. Gautier conteste l’application de la loi de sélection naturelle aux sociétés humaines pour justifier l’inégalité sociale mais, à l’inverse, revendique un darwinisme – réellement – social en réformant la société dans un sens égalitaire et émancipateur.

En fait, il s’agit plutôt d’un pseudo darwinisme social, idéologie dont le soubassement est le malthusianisme, doctrine développée par Thomas Malthus ( 1766-1834, économiste et prêtre anglican ) dans son « Essai sur le principe de population » paru en 1798 et qui consiste pour l’essentiel, à partir du constat de l’écart inévitable entre l’accroissement de la population mondiale d’ordre géométrique et l’accroissement des moyens de subsistance d’ordre arithmétique, d’avoir pour conséquence que les lois qui accordent des aides financières aux pauvres – les poor laws – sont dangereuses à terme pour la société. En effet, si les lois de la population sont les lois de la nature, toutes aides accordée aux défavorisé-e-s ne peut qu’encourager les pauvres à proliférer au détriment de l’équilibre social, équilibre maintenu grâce aux « obstacles naturels » ( famines, maladies infantiles, misère … mortalité ! )

En clair, «  Les lois inévitables de la nature humaine condamnent certains individus à vivre dans le besoin », ainsi  la vie est une « loterie », tant pis pour celles/ceux qui ont « tiré le zéro » (10) il ne sert à rien de les assister. La doctrine moraliste réactionnaire affirmera en contrepoint la nécessité du travail, de l’abnégation, de la vertu, de l’épargne, doctrine largement relayée notamment par les prêtres anglicans de l’époque. Darwin aura lu Malthus, lecture ayant participé à sa réflexion mais il n’a jamais validé ses conclusions théorico-politiques.

Le darwinisme social est un spencerisme  !

Cette conception malthusienne d’une société inégalitaire mais en équilibre, statique, ne permettait pas un évolutionnisme qui plaquerait les lois économiques et sociales sur les lois de la nature. Après Malthus, il appartiendra à Spencer de concevoir un évolutionnisme qui associe sélection naturelle et compétition économique sans entrave ( inter-individuelle) permettant la « survivance du plus apte », la hiérarchie sociale étant ainsi une projection directe de la hiérarchie naturelle.

L’évolutionnisme spencerien rencontre le succès aux Etats Unis à la fin du dix-neuvième siècle et est conçue comme une doctrine de progrès, moderne, qui permet de suppléer la crédibilité faiblissante de l’éthique protestante pour légitimer le laisser-faire capitaliste, en faisant appel à la «  science » et en nouant une «  affinité élective » (11) entre lutte pour la vie et libre concurrence, survivance des mieux adaptés et victoire économique des plus capables, élimination naturelle des inadaptés et élimination sociale des pauvres, inégalité naturelle et hiérarchie sociale, intangibilité des lois de la nature et celles des lois naturelles de l‘économie, perfectionnement de l’espèce et progrès social grâce à la sélection économique.

Enfin, Marx et Engels après avoir lu et commenté positivement  L’origine des espèces se sont ensuite également rangés du côté de la critique du darwinisme social/spencerisme, sans prendre appui sur Darwin pour justement critiquer cette idéologie. Darwin a donc été considéré par eux comme le fondateur de la théorie des sélections sociales, contribuant ainsi à légitimer l’annexion du darwinisme par une théorie sociale inégalitaire.(12)

Bien sûr, l’idéologie libérale capitaliste ne revendique pas aujourd’hui la référence au darwinisme social/spencerisme, pour autant elle y puise largement.

Macron illustre on ne peut mieux cette filiation idéologique lorsqu’il évoque «  ceux qui ne sont rien » dans les gares, les salariées « illetrées » d’une entreprise bretonne, qu’il désigne les salarié-e-s d’Air France en colère à Roissy ( la fameuse chemise arrachée du DRH ) de « stupides », regrettant le trop de place donné par les média à «  Jojo le gilet jaune », exprimant en fait un permanent et réel racisme de classe, un néo spencerisme contemporain !

La gestion politique de la pandémie du Covid 19 illustre tout autant cette filiation : la stratégie de santé publique  consistant à laisser faire la propagation du virus pour atteindre la fameuse « immunité collective », censée préserver l’économie, a été la première proposition de certains gouvernements ( France(13), Angleterre, Pays Bas, Brésil …), sachant pertinemment que pour atteindre le seuil requis de personnes infectées cela ne pourrait que générer a minima une surmortalité parmi les plus vulnérables. La population la plus exposée au virus étant, au-delà des personnels soignants en première ligne, des salarié-e-s à bas salaires et aux emplois souvent précaires, non valorisés socialement et dont la communication gouvernementale fait mine de découvrir l’utilité sociale ( caissier-e-s, agents de nettoyage et de propreté urbaine …), les vieux ( plus du tiers des décès liés au Covid 19 enregistrés officiellement dans les EPHAD où le manque d’effectifs est criant ), les plus malades ayant un temps été exclus de réanimation pour cause de manque d’équipements, finalement victimes d’un certain validisme(14). Enfin les habitants des départements ( 93 ) et quartiers les plus marqués par la misère sociale (état de santé, logements, chômage …), les SDF, les migrant-e-s …

Le maintien de la santé du libre marché au détriment de celle des populations, revendiqué comme tel par certains dirigeants politiques sur la planète au regard du covid 19, était une réalité préalablement à cette pandémie. Toutefois, ces tous derniers mois ont vu émerger des solidarités collectives qui pourraient devenir, au-delà de la contestation d’une logique économique mortifère, un mouvement social qui refuserait de payer la facture de la crise économique dont on nous annonce déjà l’inéluctabilité et les sacrifices nécessaires que nous devrons subir, par une politique étatique autoritaire aggravée. Un mouvement instituant un nouveau paradigme social et politique, par une critique radicale du productivisme capitaliste.

Pierre Contesenne

Notes :

(1) La critique militante de la théorie de l’évolution et de Darwin est toujours d’actualité pour les courants religieux fondamentalistes, ainsi le courant évangélique fondamentaliste qui oppose le « créationnisme » biblique à la théorie de l’évolution: ils affirment que la création de la terre et des être vivants ne peut s’expliquer que par une lecture littérale de la bible ( c’est également le cas pour les fondamentalistes d’autres religions à partir de leur texte sacré : Torah, Coran … ). Mais ils ont imaginé une parade plus contemporaine, avec l’invention du concept d’Intelligence Design  – le dessin/projet intelligent – un « néocréationnisme » qui se présente comme une « science de la création » et affirme que l’évolution n’est pas un fait mais juste une théorie comme une autre. Le courant évangélique est très influent parmi les proches des présidents Trump, Bolsonaro, Duterte … bref des démocrates !

(2) Le Point du17/03/2020, le même magazine titrait en 2011 « Et si Darwin s’était trompé » un interview de Didier Raoult pour son livre  « Dépasser Darwin », et en 2016, un autre intitulé «  Darwin théoricien de l’évolution, devenu l’icône des progressistes et le fer de lance des anti-religieux, était en fait un ignorant, assure le Pr Didier Raoult. » … Raoult ou la nouvelle star des sites complotistes !

(3) Camille Polloni, Confinement dans les quartiers populaires, attention aux contrôles sous tension, Médiapart, 28/03/2020

(4) Romaric Godin, Etats Unis, une économie déjà en lambeaux, Mediapart 07/04/2020

(5) Blog Dominique Vidal, Euthanasie ? Non euthanasie !, Mediapart, 26/04/2020

(6) «  Il existe des forces qui dévoient notre sens critique, qui gondolent notre objectivité, qui écaillent le beau vernis de notre cognition quand il est question de principes darwiniens … ce sont les biais cognitifs. Ils sont nos ennemis les plus redoutables dans la compréhension de la nature …  » . L’ironie de l’évolution, Seuil, 2018 de T.C. Durand. Thomas Durand est cofondateur de l’Association pour la science et la transmission de l’esprit critique (ASTEC) et de la chaîne YouTube La Tronche en biais, consacrée à l’esprit critique. Il tient aussi un blog intitulé La Menace théoriste.

(7) P. Tort a élaboré la Théorie réversive de l’évolution comme processus dialectique, au début des années 80, à propos de la théorie darwinienne : «  la sélection naturelle, principe directeur de l’évolution impliquant l’élimination des moins aptes dans la lutte pour la vie, sélectionne dans l’humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de l’éthique et des institutions, les comportements éliminatoires. En termes simplifiés, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle. »

(8) Darwinisme et société, ouvrage coll. (dir. Patrick Tort ), PUF, 1992

(9) L’effet Darwin, Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Seuil Science ouverte, Patrick Tort, 2008

(10) Essai sur le principe de population, Malthus, Seghers 1963

(11) Darwinisme et société, Michael Löwy, ouvrage coll. (dir. Patrick tort ), PUF,1992

(12) Introduction à l’anthropologie darwinienne, Patrick Tort, L’Homme, 1988. A lire également Darwinisme et Marxisme, A. Pannekoek, Patrick Tort, éd. Arkhé, 2011

(13) La France mise sur l’immunité de groupe pour arrêter l’épidémie, Le Figaro du 13/03/2020

(14) Blog Non au darwinisme social, Mediapart 29/05/2020. Ce Collectif des morts « acceptables » contre le tri âgiste, validiste et discriminatoire participe également au confusionnisme ambiant en s’identifiant par ce contresens.

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Pierre Contesenne

Salarié d’Air France, Pierre Contesenne a participé à la création de Sud Aérien en 1996 puis à l'animation du syndicat national jusqu'en 2005.