Face à la crise globale du capitalisme global, la décroissance est-elle une voie soutenable ?

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Le capitalisme mondial est entré dans une crise majeure dont la cause fondamentale est la conjonction de l’éclatement de contradictions sociales et de contradictions écologiques. Cette simultanéité marque le caractère systémique inédit de cette crise. Elle peut être interprétée en termes simples comme l’impossibilité d’aller au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la force de travail, sous peine de surproduction invendable et d’insuffisance du taux de profit, et au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la nature, sous peine de destruction des équilibres écosystémiques, d’épuisement de toutes les ressources naturelles non renouvelables et d’un réchauffement du climat incontrôlable. En termes théoriques, la crise est une crise de production et de réalisation de la valeur1, c’est-à-dire qu’il est de plus en plus difficile pour le capitalisme de dégager des taux de profit suffisants, dont la progression est bornée par le taux d’exploitation de la force de travail qui ne peut croître indéfiniment, et par l’efficacité du capital aujourd’hui de plus en plus dépendante de la difficulté d’accès aux ressources et de leur coût. Il en résulte un ralentissement très net de l’augmentation de la productivité du travail dans tous les pays capitalistes développés depuis près d’un demi-siècle et on voit apparaître les prémices d’une même évolution dans les pays dits émergents comme la Chine.2

Le modèle capitaliste de l’accumulation infinie est donc aujourd’hui en panne. Et ce n’est pas la fuite en avant de la financiarisation tous azimuts qui peut constituer une voie de substitution durable. Crise sociale et crise écologique conjuguées appellent donc à une révision complète du mode de développement humain. Et c’est là que la discussion commence, parce que beaucoup de propositions alternatives sont nées, des plus orthodoxes aux plus radicales : de la croissance verte à la décroissance, en passant par le développement soutenable. Comme la croissance économique infinie est impossible, la recherche d’une croissance matérielle forte comme voie de sortie de la crise globale du capitalisme productiviste est impraticable et vouée à l’échec à long terme. Mais la proposition de décroissance immédiate prônée par certains théoriciens n’est-elle pas tout aussi illusoire, en ignorant ou sous-estimant la nécessité d’une transition qui s’étalera vraisemblablement sur plusieurs décennies à l’échelle mondiale ? Ainsi, la transformation des systèmes énergétiques, des systèmes et modes de transport, de l’urbanisme, de l’habitat, ainsi que la reconversion de pans entiers de l’industrie et le passage d’une agriculture industrielle polluante et destructrice des paysages et de la biodiversité à une agriculture biologique ou plus raisonnable exigeront des investissements massifs qu’un contexte de diminution de la production globale – au sens strict d’une décroissance – ne permettrait sans doute pas. Pourrait-on alors concevoir une stratégie de développement qualitatif aussi éloignée d’une économie où la recherche du profit prime sur toute autre considération que d’une « sortie de l’économie » ?

1. Un constat indéniable : l’impossibilité d’une croissance infinie

Le constat est sans appel. L’épuisement des ressources, notamment des combustibles d’origine fossile, est désormais programmé. La perte de biodiversité, tant sur le plan de la faune que de la flore, l’accélération de la déforestation sont avérées et la manipulation du vivant prend des allures industrielles. Le GIEC alerte sur le grave risque de dépasser 2° C de hausse de la température moyenne du globe, ce qui provoquerait très probablement au cours du siècle un emballement du climat qui ne serait plus maîtrisable. Les experts proches des classes dominantes espèrent que l’amélioration des processus techniques de production permettra de découpler l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre de celle de la production. Mais, jusqu’ici, le seul découplage constaté est relatif, à cause d’un effet dit rebond : la croissance de la production est plus rapide que la diminution de son contenu en gaz à effet de serre ou de son contenu en énergie.

Quelle évolution du produit mondial par tête serait compatible avec un maintien de la hausse de la température en dessous de 2° C ? Si la baisse de l’intensité de la production en carbone se maintient au niveau constaté au cours des deux dernières décennies, soit environ 1,5 % de baisse par an, et si on veut diminuer de moitié les émissions mondiales de CO2 d’ici 2050, il serait nécessaire de diminuer la production de 0,47 % par an, soit 15,1 % en 35 ans.3 Pour stabiliser la production (croissance zéro) et maintenir le réchauffement en dessous de 2°, il faudrait une diminution de l’intensité de la production en CO2 de 2 % par an.4 Pour le même but, une croissance économique moyenne de 1 % par an exigerait une baisse de l’intensité de la production en CO2 de 3 % par an.5 Les contraintes sont donc énormes. Et l’avertissement de Nicholas Georgescu-Roegen prend son sens. Selon lui, bien que la Terre ne soit pas un système isolé (elle reçoit en permanence l’énergie solaire), l’humanité est contrainte par la rareté des ressources, dont le renouvellement n’obéit pas à la même temporalité que l’activité humaine, et par le fait que le recyclage de la matière ne peut jamais être total.6

Plusieurs études ont essayé d’évaluer les coûts d’une inaction face au réchauffement climatique et ceux au contraire d’une politique résolue, ou bien pour apprécier l’ampleur du découplage à opérer entre, d’un côté, la production et, de l’autre, les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’énergie et de ressources naturelles. Le rapport de Nicholas Stern7 en 2006 établit que 1 % de PIB par an serait nécessaire pour atténuer les effets du réchauffement climatique. En cas d’inaction, les conséquences seraient bien supérieures en termes de coût pour l’humanité : des pertes équivalentes à 5 à 20 % du produit mondial par an. Deux ans après avoir rendu son rapport, l’auteur a considéré que le dérèglement s’accélérait et qu’il faudrait, d’ici 2050, réduire de 50 % les émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale et de 90 % aux États-Unis. Mais le rapport Stern conserve une conception très orthodoxe de la croissance économique. Il estime en effet que la croissance peut être poursuivie tout en stabilisant les émissions de gaz à effet de serre.

Ce n’est pas la conclusion à laquelle arrive Tim Jackson8 car il juge que l’estimation des coûts à engager pour contenir le réchauffement climatique faite par Stern est trop optimiste. À titre d’exemple, l’intensité des émissions mondiales de carbone par rapport à la production a baissé de près d’un quart au cours des quatre dernières décennies. Mais, en dépit de la baisse des intensités énergétiques et en carbone, les émissions de CO2 ont augmenté de manière absolue de 80 % depuis 1970 et de 40 % depuis 1990, année de référence du Protocole de Kyoto, à un rythme annuel de 2 %. L’Union européenne à 27 a diminué ses émissions de gaz à effet de serre de 17,5 % entre 1990 et 2011, ce qui lui permet d’afficher un bilan apparent favorable, ses obligations étant fixées à hauteur de 9 %. Cependant, si l’on tient compte des importations, la baisse n’est que de 4 % de 1990 à 2010, et les émissions de CO2 contenues dans les importations de biens de consommation de l’Union ont augmenté de 130 %.9

Cependant, ces alarmes sont contrebalancées par une interrogation de plus en plus souvent évoquée jusque dans les sphères dirigeantes : le capitalisme ne serait-il pas tombé dans une stagnation longue ? À l’appui de cette thèse, on note un ralentissement très net des gains de productivité du travail dans le monde (graphique ci-dessous), qui serait dû à la perte d’influence sur celle-ci du progrès technique (le rôle du progrès technique étant estimé par l’évolution de la productivité totale des facteurs).10

Si cette évolution de la productivité était confirmée à long terme, la discussion sur la décroissance serait-elle renouvelée ? Au premier abord, l’assimilation du progrès humain au progrès matériel, lui même découlant de la croissance économique, n’est plus possible. Mais il n’est pas juste d’en attribuer la paternité aux philosophes des Lumières, car, pour ceux-ci, le progrès était avant tout celui de l’esprit, de la morale et des libertés politiques.

2. La décroissance de quoi et pour qui ?

À la question « comment définir la décroissance ? », les réponses apportées par les partisans de cette option, (« c’est un mot obus », ou bien « la décroissance n’est pas le contraire de la croissance », ou bien « c’est la transformation de l’imaginaire ») sont-elles à la hauteur des problèmes posés ?

« La décroissance, pour nous, n’est pas la croissance négative, expression oxymorique et absurde qui traduit bien la domination de l’imaginaire de la croissance », explique Serge Latouche11. Or, on ne peut pas critiquer la croissance du PIB qui serait l’objectif de nos sociétés (ce qui est contestable car le but du capitalisme n’est pas le taux de croissance économique mais le taux de profit le plus élevé possible) en refusant ensuite d’admettre que la décroissance ne vise pas à le faire diminuer. « La décroissance n’est envisageable que dans une “société de décroissance”, c’est-à-dire dans le cadre d’un système reposant sur une autre logique »12, poursuit l’auteur. La difficulté tenant à cette tautologie est censée être résolue par l’idée que le mot d’ordre de la décroissance ne vise qu’à sortir de l’imaginaire de la croissance, mais n’y a-t-il pas le risque d’une épistémologie idéaliste, où tout se joue au niveau des représentations, totalement coupées des rapports de classes ?

L’assimilation entre « économie » et « capitalisme » ou entre « économie » et « productivisme » est intenable, car Serge Latouche13, Gilbert Rist14 et Paul Ariès15 font de l’économie une invention de la modernité, en confondant l’économie en tant que catégorie anthropologique et l’économie capitaliste en tant que catégorie historique, et en considérant qu’avant le capitalisme il n’y avait pas d’économie. En pratiquant cette confusion, on risque d’occulter la nécessaire critique du capitalisme contemporain, alors que la transformation qu’il a imposée au monde depuis quatre décennies a exacerbé sa tendance à la marchandisation généralisée en soumettant toutes les activités humaines à une rentabilité financière exorbitante, par le sacrifice de l’emploi, des salaires, du droit du travail, de la protection sociale et aussi des investissements qui seraient nécessaires pour prendre vraiment en compte l’écologie. Dans ces conditions, affirmer qu’une critique du capitalisme est devenue inutile, et qu’il suffit de parler d’anti-productivisme, est une erreur théorique mais aussi une impasse stratégique. En effet, quel est le principe fondamental qui gouverne notre société : s’agit-il de la croissance ou du capitalisme ? Les théoriciens de la décroissance cités ci-dessus abandonnent la critique marxienne du capitalisme parce que fondamentalement ils n’adhérent pas ou plus à cette critique, et qu’il situent l’origine de nos maux au-delà de ce système. La « société de croissance » ou bien la « démesure humaine », l’hubris, surdétermineraient tout, indépendamment des rapports sociaux.16 L’idée selon laquelle il faudrait « sortir de l’économie »17 renvoie à la confusion signalée plus haut et, de plus, est contradictoire avec l’autre idée exprimée conjointement de la « faire rentrer dans son lit », car on ne peut pas à la fois se revendiquer du réencastrement de l’économie dans la société à la suite de Polanyi18 et vouloir sortir de l’économie.

Dans le contexte de crise majeure du capitalisme mondial qui se traduit en de nombreux endroits par la récession économique frappant les plus pauvres, on doit pouvoir répondre aux interrogations concernant les transformations à envisager pour passer d’un modèle productiviste à un modèle socio-écologique sans provoquer encore davantage de dégâts sociaux. Après s’y être opposés, la plupart des théoriciens de la décroissance se sont ralliés à l’idée de réduire le temps de travail. Mais ce choix est aussitôt troublé par l’idée qu’il conviendrait d’instaurer un revenu universel dont on se demande d’où il sortirait puisqu’il serait versé « préalablement19 » à tout travail. Une fois de plus, le mythe de la génération spontanée est la version « de gauche » de la fécondité du capital : la richesse monétaire naîtrait en dehors du travail humain ; on sait combien cette fable fait des ravages pour imposer les fonds de pension à la place des retraites par répartition.

À juste titre, les penseurs de la décroissance font souvent l’éloge de la gratuité. Or celle-ci n’est possible que par construction sociale ou bien parce que la productivité du travail le permettrait. Mais la critique en soi de la productivité, quel que soit son contenu, est incompatible avec un éloge de la gratuité. Que vaut alors l’affirmation que la décroissance n’est pas le retour en arrière, après avoir loué les communautés indiennes qui réservaient l’usage de la roue aux jouets20

La nécessité de diviser par 4 ou 5 les émissions de gaz à effet de serre va exiger de telles économies d’énergie, de telles améliorations de nos processus de production qu’elles ne seront pas compatibles avec les normes de rentabilité capitaliste, telles qu’elles s’expriment dans le capitalisme néolibéral, justifiant le dépassement du capitalisme et du productivisme. Seraient-elles compatibles avec une diminution rapide de la production, par exemple une diminution du PIB pendant plusieurs décennies de 2 % par an (-33 % en 20 ans, – 55 % en 40 ans), 3 % (- 47 % en 20 ans, – 70 % en 40 ans) ou 4 % (- 56 % en 20 ans, – 80 % en 40 ans) ? C’est impossible parce que l’économie n’est pas simplement une affaire de tuyaux que l’on branche et débranche dans l’instant à loisir, en redirigeant les investissements par un coup de baguette magique. Les interdépendances entre secteurs font qu’il y faudra du temps. Un peu comme lorsqu’on dit qu’on peut sortir du nucléaire en deux décennies environ et pas immédiatement.

La transition entre une société d’exploitation des humains et de la nature et une société solidaire et écologiste doit donc être pensée simultanément sur le plan de l’équilibre social et de la reconversion écologiste de l’économie :

  • en termes de justice sociale : la reconversion de pans entiers de l’économie ne peut pas être conduite sans prendre en compte l’emploi, la qualification, la qualité du travail et sa durée, la réduction des inégalités (revenu maximum, réforme fiscale)… ;

  • en termes d’investissements : la transformation de nos systèmes énergétiques, de nos modes de transport, de notre urbanisme et de notre habitat exigera des investissements très importants pendant des décennies (entre 2 et 3 % du PIB par an pendant au moins 10 ans pour amorcer la phase de transition) ;

  • en termes de productions qui, pour certaines, pendant cette phase de transition, devront diminuer et, pour d’autres qui devront croître, parce que le capitalisme est très réticent à les mettre à disposition s’il n’a pas réussi à les privatiser ; d’où l’importance de la distinction entre sphère marchande et sphère non marchande, car, au sein de cette dernière, du travail productif de valeur d’usage et de valeur économique pour la société – et non pour le capital – y est effectué21 ; autrement dit, la sélectivité du type de production est au moins aussi importante que le niveau de la production : c’est la qualité qui permettra la sobriété22.

Dès lors, il vaudrait mieux parler de décroissance des consommations de matières premières et d’énergie que de décroissance de la production globale pendant la phase initiale de la transition, bien qu’il ne soit pas certain que l’on puisse avoir l’une sans l’autre dans un laps de temps aussi court que quelques décennies. En tout cas, l’idée de décroissance sélective renforce l’exigence de ne pas mettre les pays du Sud au même régime que les pays du Nord. Cette exigence n’étant aujourd’hui pas satisfaite, les négociations préparatoires à la conférence sur le climat de Paris en décembre 2015 piétinent et n’augurent rien de bon pour l’immédiat parce que la remise en cause du modèle de développement capitaliste imposé au monde entier n’a pas été inscrite à l’ordre du jour !

3. Derrière la discussion sur croissance ou décroissance, celle sur la richesse et la valeur

Comment les institutions internationales et les gouvernements réagissent-ils à la crise écologique ? En accélérant le processus de marchandisation et de financiarisation visant à transformer la nature en capital. Ce processus porte les doux noms de « croissance verte » et de « croissance inclusive » dans les publications de la Banque mondiale23. En réalité, ces expressions dissimulent la multiplication des cat bonds ou obligations catastrophes, les contrats de réassurance de l’assurance, les bio-banques spécialisées dans l’appropriation de ressources et de terres, sur lesquelles elles élèvent un échafaudage financier. L’une crée des obligations-animaux pour sauver telle ou telle espèce, l’autre des obligations-coraux, ou encore des obligations-forêts et autres espèces végétales, toutes qualifiées d’obligations vertes. Un marché potentiel de 2,5 à 4 milliards de dollars par an existe, et on estime à 36,6 milliards de dollars le total des obligations dites vertes déjà en circulation.

Le principe de cette financiarisation est le suivant : quand une entreprise a un projet de développement qui détruira un écosystème, on lui propose d’acheter un titre émis par la bio-banque qui a acquis une sorte de zone-musée, et, ainsi, l’entreprise « compense volontairement » la dégradation ou la destruction que son projet occasionne.

L’alter égo de la compensation est le « paiement pour services environnementaux » (PSE) ou le « paiement pour préservation des services écosystémiques » (PPSE). De nombreux supports existent, allant de la préservation des espaces, des sols ou des biotopes à la régulation du cycle de l’eau, du carbone, voire du climat. Mais alors se posent quelques questions complexes : s’agit-il de rémunérer les « services rendus par les écosystèmes » ou par les hommes qui les rendent grâce à leur activité, ou bien encore par les propriétaires des biens naturels ? On ne répond pas de la même façon à ces trois questions car elles renvoient à des conceptions différentes de la propriété : privée, collective, voire commune.

Peu à peu se répand l’idée qu’il est possible de réguler les ressources naturelles par l’instauration de marchés spécifiques à chacune d’elles. Après le marché des permis d’émission de gaz à effet de serre, sont projetés des marchés de droits à pêcher la baleine ou toute espèce de poissons. Les quotas seraient transférables dès lors qu’on peut identifier des propriétaires ou des quasi-propriétaires.

La justification théorique avancée par les promoteurs de ces démarches est bien résumée par Pavan Sukhdev, ancien banquier, directeur d’études de The Economics of Ecosystems and Biodiversity, aujourd’hui promoteur de la « révélation de la valeur économique intrinsèque de la nature trop longtemps restée invisible ».24 Cette notion est malheureusement avalisée par certaines ONG environnementales. Ainsi WWF vient d’estimer à 2500 milliards de dollars par an les services rendus par les océans et leur valeur totale à hauteur de 24 000 milliards. Ou bien on trouve ce genre d’élucubration : « Imaginons le cas simple d’un berger vivant de sa capacité à produire de la laine en tondant des moutons et en lavant la laine brute. Admettons que notre berger est relativement performant à la tonte artisanale avec 10 tontes et 5 toisons propres à l’heure. Le propriétaire décide de faire une expérience en demandant au berger de tondre et laver les toisons des moutons sans utiliser d’eau. Comme c’est bien plus difficile, notre berger arrive à tondre toujours 10 moutons, mais ne peut nettoyer que 2 toisons à l’heure. Dans ce cas, la productivité de la ressource en eau correspond aux trois toisons manquantes. Une partie de la création de valeur est donc imputable à l’eau ! »25 La vacuité de cet énoncé, faussement pédagogique, est évidente : si on empêche le berger de respirer, pourrait-on dire que toute la valeur était, avant son asphyxie, créée par l’air ? En fait, on a affaire ici à un problème dû à un facteur limitant, alors que la position économique néoclassique tente de théoriser ledit capital naturel au moyen de l’idée fausse de valeur économique créée par la nature. En réalité, la nature est une richesse mais ne crée pas de valeur, cette dernière étant une catégorie humaine. De la même façon, la notion de « valeur économique intrinsèque » de la nature n’a aucun sens.

En jetant par-dessus bord tout ce qui a trait de près ou de loin à l’économie politique et à sa critique marxienne, toutes les apories concernant la richesse et la valeur refont surface, tant au sein des cercles dominants que chez certains écologistes tentés par l’idée de la décroissance. Or, ce qui relève de la nature est incommensurable à ce qui relève de l’économie. La « valeur » de la nature est d’un autre ordre que celui de l’économie et de la valeur que le travail engendre : « La terre peut exercer l’action d’un agent de la production dans la fabrication d’une valeur d’usage, d’un produit matériel, disons du blé. Mais elle n’a rien à voir avec la production de la valeur du blé », écrivait déjà Marx il y a un siècle et demi26. La critique radicale de la marchandise (incluant le refus de marchandiser le vivant) et la légitimité d’un espace non marchand (dans lequel de la valeur est produite pour la société et non pour le capital) sont incluses dans la loi de la valeur de Marx, dont toutes les critiques vulgaires, sous couvert de critique de l’économisme, ne voient pas l’enjeu. C’est ce qui fonde sur le plan théorique l’unité de la lutte sociale et de la lutte écologique. Il reste à traduire cette unité pratiquement. C’est tout l’enjeu de la définition d’un mode de vie soutenable, c’est-à-dire d’un mode de développement humain qualitatif, car la richesse et a fortiori le bien-être ne se réduisent pas à la valeur marchande. Réciproquement, à l’encontre d’un marxisme traditionnel vulgaire, il ne suffira pas de changer les rapports de propriété fondant les rapports de production, il faudra aussi changer la production.

Derrière toutes ces questions socio-économiques, restent en filigrane et en suspens toutes celles qui concernent la redéfinition du progrès27, le rapport de la société à la science et à la raison versus le réenchantement du monde, l’universalisme versus le relativisme culturel. Le débat technique autour de la croissance et de la décroissance n’épuise pas ces questions de philosophie politique.

1 Selon Marx, produire de la valeur est la tâche assignée à la force de travail par le capital ; réaliser la valeur est la transformation du fruit du travail effectué dans la société en monnaie par la vente des marchandises, biens de production comme biens de consommation.

2 Pour un approfondissement, voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui libèrent, 2013 ; Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle, Le Bord de l’eau, 2014.

3 Variation de la production = variation de la quantité de CO2 / variation de l’intensité en CO2 de la production. Sur 35 ans d’ici 2050 : 0,5 / 0,98535 = 0,849 ; par an : 0,8491/35 = 0,9953, soit une baisse de la production de 0,47 % par an. L’influence de l’évolution de la population pendant cette période (le dernier scénario central de l’ONU table sur une augmentation de 7,349 milliards d’habitants en 2015 à 9,725 milliards en 2050) est implicitement incluse car si on divise le produit par la population à gauche de l’équation, on divise aussi la quantité de CO2 par la population à droite de l’équation.

4 (0,5 / 1)1/35 = 0,98 ; soit 2 % de baisse par an.

5 (0,5 / 1,0135)1/35 = 0,97 ; soit 3 % de baisse par an.

6 N. Georgescu-Roegen, La décroissance, Entropie-écologie-économie, Paris, Éd. Sang de la terre, 2e éd. 1995. Voir J.-M. Harribey, « À la (re)découverte de Georgescu-Roegen avec Antoine Missemer, Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique », 2014, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/missemer-ngr.pdf.

7 N. Stern, « L’évaluation économique des conséquences du dérèglement climatique », octobre 2006, http://cms.unige.ch/isdd/spip.php?article165.

8 T. Jackson, Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, 2009, De Boeck et Etopia, 2010.

9 Selon les chiffres donnés par le Réseau Action climat-France, « Mais où se cachent les émissions issues de nos importations ? », Communiqué du 26 octobre 2012, http://www.rac-f.org/Mais-ou-se-cachent-les-emissions. On notera cependant que la méthodologie n’est pas toujours claire pour distinguer les flux import/export ou bien les émissions correspondant à la production nationale ou à la consommation finale nationale.

10 Cette thèse a été défendue en premier aux États-Unis par R. J. Gordon, « Is US economic growth over ? Faltering innovation confronts the six headwinds », Center for Economic Policy Research, Policiy Insight, no 63, september 2012, http://www.cepr.org/sites/default/files/policy_insights/PolicyInsight63.pdf. Pour le détail technique, voir J.-M. Harribey, « L’impact cumulé des crises sociale et écologique du capitalisme sur la croissance : la fin programmée de celle-ci », Colloque de la Régulation, 10-12 juin 2015, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/fin-croissance-rr.pdf ; « La nouvelle crise arrive », http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2015/07/23/la-nouvelle-crise-arrive/#more-447, 23 juillet 2015. Les medias font un grand tapage autour du dernier opus de Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir infini, A. Michel, 2015, mais peu s’interrogent sur sa thèse qu’il répète depuis 15 ans (« le paradoxe de Solow, selon lequel l’informatisation de la société ne laissait pas de traces visibles sur la productivité globale de l’économie, est désormais résolu », dans Conseil d’analyse économique, « Nouvelle économie », rapport de D. Cohen et M. Debonneuil, n° 28, 2000, p. 46) et sur le fait que les auteurs en concluaient que la « nouvelle économie » due aux nouvelles techniques avait un impact important sur la croissance économique.

11 Latouche S., Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, 2007, p. 21.

12Ibid.

13 Latouche S., L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005.

14 Rist G., Le développement, Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sc. po., 1996, 2e éd. 2001.

15 Ariès P., Décroissance ou barbarie, Éd. Golias, 2005.

16 Loin de nous l’idée de nier l’existence de cet hubris dont les Grecs avaient eu l’intuition, et que Castoriadis avait souligné ; ce que nous contestons, c’est l’idée que l’hubris pourrait être isolé de l’enracinement social et des phénomènes de domination dans lesquels il se débride.

17 S. Latouche, « Pourquoi la décroissance implique de sortir de l’économie ». », La Décroissance, n° 121, juillet-août 2015.

18 K. Polanyi, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983.

19 P. Ariès, Décroissance ou barbarie, op. cit., p. 106.

20 Ibid., p. 17.

21 Sur ce point voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

22 J.-M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, L’Harmattan, 1997 ; « Écosocialisme », dans D. Bourg, A. Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, PUF, 2015, p. 371-374, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/dico-ecosocialisme.pdf.

23 World Bank, Where is the Wealth of Nations ? Measuring Capital in the 21st Century, 2006, http://siteresources.worldbank.org/INTEEI/214578-1110886258964/20748034/All.pdf ; Inclusive Green Growth, The Pathway of Sustainable Development, 2012, http://siteresources.worldbank.org/EXTSDNET/Resources/Inclusive_Green_Growth_May_2012.pdf?cid=ISG_E_WBWeeklyUpdate_NL.

24 Union européenne, L’économie des écosystèmes et de la biodiversité (Sukhdev Pavan, dir.), Rapport d’étape, 2008, http://ec.europa.eu/environment/nature/biodiversity/economics/pdf/teeb_report_fr.pdf.

25 C. De Perthuis, P.-A. Jouvet, Le capital vert, Une nouvelle perspective de croissance, O. Jacob, 2013, p. 196.

26 K. Marx, Le Capital, Livre III, dans Œuvres, Gallimard, La Pléiade, 1968, tome II, p. 1430. Pour un développement détaillé, voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

27 Voir A. Accardo, « Pour une critique raisonnée du progrès humain », Les Possibles, n° 6, Été 2015, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-7-ete-2015/debats/article/pour-une-critique-raisonnee-du-progres-humain.

Jean-Marie HARRIBEY

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Jean-Marie HARRIBEY

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales à la retraite, a coprésidé ATTAC de 2006 à 2009 ; il en copréside aujourd’hui le Conseil scientifique. Membre de Sud éducation, il était secrétaire général de l’Union Départementale CFDT de la Gironde en 1976, lors de la suspension de celle-ci par sa confédération