Un tract dessiné

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Un tract dessiné, pour représenter la violence feutrée et souriante du management

Si le néolibéralisme n’a pas changé la structure des rapports de domination dans le travail, la recherche de profits financiers immédiats qui le caractérise tend à remettre en cause le professionnalisme des salarié.es, au travers d’indicateurs coupés du réel. Cela explique, notamment, le passage progressif du chef d’équipe au manageur. Le premier, homme ou femme de métier, connaissait le travail de terrain dans son effectuation concrète, dans les difficultés rencontrées pour le mener à bien, et était, de ce fait, à même de mettre la main à la pâte pour les résoudre – ou tout au moins de prendre la mesure des enjeux du travail réel. Le second, au contraire, se targue de n’en rien savoir. Son rôle de gestionnaire se résume à vérifier la tenue d’objectifs affectés aux niveaux des indicateurs. Il ne s’agit pas bien sûr d’idéaliser le « p’tit chef » d’hier qui pouvait s’avérer plus ou moins zélé pour contribuer à l’augmentation des cadences ou de la productivité. Mais il faut insister sur le fait que ce basculement opéré dans les fonctions de la hiérarchie de proximité (réellement opéré de manière massive en France à partir du milieu ou de la fin des années 1980), a profondément modifié la teneur de la conflictualité de classe : le N+1tend à être sourd aux enjeux de la réalité du travail, et son ignorance des ficelles de métier le conduit, selon son parcours professionnel, soit à adopter une attitude cynique vis-à-vis de ses « collaborateurs et collaboratrices », soit à être dans le déni de la réalité du travail dont ils font état, soit enfin, en tant qu’homme ou femme de métier, à être affecté.e par le système d’évaluation qu’on lui demande de mettre en œuvre.

L’idée était donc de donner à voir, par une histoire illustrée, entre satyre et dévoilement, les conflits de valeurs possiblement endormis, refoulés ou niés, induits par les dispositifs du management en centres d’appels : challenges, brief ou debrief de plateau, jeux, sondages de satisfaction client, réunions visant à élire le « meilleur verbatim client », etc. Car même si beaucoup de collègues participent joyeusement à ces jeux du cirque, cela ne signifie pas pour autant qu’ils adhèrent à l’idéologie de l’entreprise. Pour cela, au lieu de braquer les projecteurs sur les téléopérateurs et téléopératrices (ou téléconseillers), notre section syndicale, affiliée à Sud PTT, a choisi de se demander comment les manageurs pouvaient vivre la manipulation et le conditionnement des collègues dont ils et elles sont maintenant les vecteurs principaux – avec l’idée qu’au sein même de la sphère managériale tout le monde n’a pas avalé la vulgate, et qu’un discours critique « public » peut contribuer à produire des effets. Le tract dessiné proposé a ainsi imaginé de suivre le cheminement d’un chef d’équipe devenu malgré lui manageur. Il s’est étalé sur trois numéros à partir du mois de mai 2018.

Ancien chef d’équipe d’agents des lignes, Mark Damian, fait partie des innombrables « restructurés » de la conversion, de l’opérateur technique (France Télécom devenu Orange) en services de « relation client » des années 1990. Il a dû intégrer une plate-forme téléphonique d’assistance technique en ligne en tant que manageur. Le vécu de son parcours professionnel le rend peut-être plus sensible qu’une partie de ses collègues (notamment ceux et celles recruté.es sur diplôme d’écoles de commerce, ou venu.es du marketing) à l’ampleur de la mystification intellectuelle. Il fait donc partie de ces cadres qui ne sont pas dupes de la finalité de ces divertissantes diversions : désamorcer les conflits, mieux faire accepter les stratégies de l’entreprise… bref, contribuer à ce que la manage langue appelle business continuity plan.

La dessinatrice à laquelle je me suis adressé pour réaliser notre projet s’appelle Claire Robert. Graphiste et dessinatrice de presse indépendante, on connaît Claire à Solidaires notamment pour ses brochures, tracts et petits journaux qu’elle a effectués pour le compte de Sud-BPCE1. Je l’ai contactée la première fois par mail en février 2018 pour lui faire part de notre intention d’une « critique sociale du discours managérial ». J’invoquais la perspective d’une BD « à épisodes qui serait diffusée à intervalles relativement régulier sous forme de tracts ». En effet, notre idée est que, face aux moyens considérables de la communication managériale tendant à banaliser les contrevérités du discours médiatique – lui-même majoritairement acquis aux thèses néolibérales – il faudrait trouver de nouveaux moyens de s’adresser au personnel, et cela en prenant les choses d’une manière peut-être plus « fondamentale »… Il y a là, à mon avis, un enjeu très important sur le plan idéologique, et c’est le sens du premier épisode de la BD dont j’adressai le script à Claire en pièce jointe de mon mail : la voix hors champ (ou voix off) de Mark Damian par laquelle débute cette histoire, est un procédé de narration qui permet de dire la dimension politique des situations de travail, mais qui se trouve hors de portée d’un tract « ordinaire ». Le fait que l’on peine syndicalement à opposer une alternative au discours managérial nous empêche de renouer solidement avec la mobilisation du personnel. La force des éléments de langage du management tient en grande partie au fait qu’il trouve, au-delà de l’entreprise, c’est-à-dire dans la société au sens large, les référents qui contribuent à le faire accepter : la « startupisation » du monde présentée comme naturelle et inéluctable, l’idéologie du progrès portée par les technologies nouvelles et la digitalisation, lui aussi faussement apolitique et prétendument scientifique ; tout cela contribue à rationaliser la casse du collectif et la mise à mal de l’intérêt général. A cela s’ajoute la promotion de slogans participant aux contrôles, à l’acceptation de la canalisation des corps et des esprits… Tels sont les thèmes essentiels que ce premier épisode voudrait suggérer. Face à cela, le pari est de contribuer à semer le doute, concourir à la rupture de l’unanimité de la croyance qui s’est progressivement installée dans le tissu social.

Claire répondit de manière favorable, manifestant son intérêt pour le projet. Nous nous rencontrâmes à deux reprises dans un café, près de la place de la Nation. Mais l’essentiel de nos échanges se firent par téléphone ou par mails. Je n’ai pas encore eu le temps de faire l’analyse de ces échanges. Mais je peux dire que la rencontre d’un syndicalisme de terrain et d’une dessinatrice, afin qu’ils s’accordent sur les conditions de possibilité d’une mise en image de ces questions, est riche d’enseignements sur le plan syndical et politique… Vous l’aurez compris, je termine par un appel aux bonnes volontés en vue de constituer un groupe de réflexion afin de renouveler l’expérience avec d’autres secteurs d’activité, d’autres situations de travail.

1 Le site de Claire : http://www.clairerobert.org/

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Pascal VITTE

Pascal Vitte, syndicaliste à Sud PTT, est membre de la Commission Santé et Conditions de travail de l’Union syndicale Solidaires