Mai 68 ou la preuve (que la démocratie est possible)

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Le 11 mai 68, je sors avec un collègue du Centre de Sociologie européenne, rue Monsieur le Prince ; nous tombons sur une manifestation, et entraîné.es par la foule, nous sommes séparé.es. Immobilisée avec des centaines d’inconnu.es au coin de la place St Sulpice, je découvre cette banalité que je ne connaissais pas : la violence policière ; puis, alors que je tente de traverser la place pour prendre « mon » autobus, j’en deviens, avec des dizaines d’autres passant.es, la cible à mon tour. Nous sommes coursé.es sans raison par des hommes enragés, et sauvé.es par une concierge compatissante qui nous ouvre la porte d’un immeuble bourgeois in extremis. Cette expérience est une Pentecôte : dix minutes de peur panique m’ont enseigné une autre langue ; dès le lendemain, je participe activement aux manifestations, à toutes les manifestations.

Progressivement, la grève gagne tout, y compris le CNRS1. Un jour, le directeur de notre labo déclare que dans le monde universitaire, la grève n’a pas lieu d’être ; nous acquiesçons tous à son raisonnement imparable, mais dès le lendemain, plus personne au bureau. Dans tout le Centre, aucune équipe ne travaille, sauf celle de Bourdieu. Ses disciples ont inventé, ou accepté, une version inédite de la grève : ils et elles viennent ponctuellement tous les matins, comme d’habitude, mais cette fois pour ronéoter les œuvres « utiles aux étudiant.es » du Maître. On fait la révolution qu’on peut.

Au siège du CNRS, se forme un comité d’action, dont je fais partie, bien que je sois prolétaire du CNRS, une vacataire. J’y rencontre une chercheuse, sociologue, Jacqueline Feldman-Hogasen ; elle me parle d’un groupe féministe qu’elle a formé, FMA, Féminin-Masculin-Avenir. C’est ce que je cherchais depuis plusieurs années. Je lui annonce tout de suite : « j’en suis !». A ce petit groupe, qui s’est constitué dans les conférences d’Andrée Michel2, j’amène mon amie Emmanuelle de Lesseps, avec qui j’ai « fait » toutes les manifs et les après-manifs de mai et de juin. Nous organisons deux conférences dans la Sorbonne occupée, invitant d’abord Evelyne Sullerot3puis Gisèle Halimi4.Les séances ont beaucoup de succès, ce qui est assez curieux, car le milieu étudiant et plus généralement intellectuel – en mai 68 comme pendant toute la période – est non seulement misogyne, mais férocement antiféministe. Dès qu’on ose parler des contraintes pesant sur les femmes, il y a un homme pour demander si « nous ne serions pas féministes par hasard » ?

« Féministe » est une insulte plus grave que « stalinien » ou « nazi ». C’est un tabou absolu. Il ne faut pas être féministe, point. Et ma génération a commencé sa protestation, bien avant Mai 68, en préfaçant toutes ses phrases par : « je ne suis pas féministe mais… ». Quarante personnes, hommes et femmes, rejoignent FMA, mais peu reviendront en septembre. Nos effectifs s’amenuisent pendant les deux ans suivants, et en 1970 nous ne sommes plus que les quatre fondatrices. Nous passons cette période à peaufiner et à radicaliser nos analyses, transformant « Féminin Masculin Avenir » en « Féminisme Marxisme Action », à espérer que d’autres groupes que le nôtre existent. Mais pour nous faire connaître, il faudrait passer la censure des médias, qui refusent obstinément de parler de nous.

Puis,un jour de mai 1970, le miracle : un article de Monique Wittig5et de trois autres femmes a passé la barrière, est paru dans l’Idiot international. « Pour un mouvement de libération de la femme »(sic) a titré la rédaction, qui a réduit « les femmes » du titre originel à une essence singulière. Nous parvenons en juin à rencontrer les auteures après moult péripéties (dont les manœuvres d’Antoinette Fouque6qui déjà, de l’intérieur, s’oppose au féminisme). En dépit des traquenards, on se connaît, on se reconnaît, et contre vents, marées, et l’opposition de toute l’extrême-gauche (y compris des femmes des groupuscules mao et trotskistes), le MLF signe son acte de naissance de façon flamboyante et baroque : le 26 août 1970, nous allons à l’Arc de Triomphe pour dire « qu’il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme ». Cette créativité – collective, forcément collective – c’était encore l’esprit de Mai 68. Aujourd’hui disparu, comme le coin de rue de Trenet. Mais pas pour toujours.

Mai 68, ici comme aux Etats-Unis, ou en Angleterre ou en Italie, a été le point d’origine des mouvements féministes, et d’autres mouvements, parce qu’il a été le point de rupture avec le silence, avec la censure. Et cela, on ne pourra jamais le nier. Nique ce silence et cette censure existaient, ni qu’ils furent, à ce moment, brisés. Il y a celles et ceux qui, nés trop tard, ou trop tôt, ou partis en voyage, ou habitants un petit village, n’ont pas connu mai 68 pour des raisons indépendantes de leur volonté. Et puis il y a celles et ceux qui l’ont connu, et ont trouvé chic, ensuite, de tourner casaque et de vilipender cette époque. Il n’y a qu’un nom pour celles et ceux-là : ce sont des chien.nes.

Je m’explique. Certes, on peut critiquer tel ou tel aspect des slogans; mais pas sans les replacer dans leur contexte, ni sans prendre en compte leur sens profond. Car ces slogans tant décriés visaient à révéler une vérité poétique, pas à indiquer une direction d’action pratique. « Sous les pavés, la plage » n’a pas l’ambition de se substituer à la science des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Et surtout qui a vécu Mai 68 à Paris ou ailleurs et n’est pas de mauvaise foi sait depuis, même si elle ou il tâche de l’oublier, qu’un autre monde EST possible. Un monde où tout le monde peut parler à tout le monde, où on peut confier à de parfait.es inconnu.es, sans souci de paraître insouciant.e, sans nécessité de frimer, ses idées et ses angoisses, qu’elles portent sur l’état des routes, sur les relations parents-enfants, sur l’amour, son excès de présence ou d’absence, sur le rôle du Parlement. Pendant le mois de mai, à Paris, dans toutes les rues, à toutes les heures du jour et de la nuit, tous les sujets ont été discutés, chaudement et chaleureusement. Un monde a existé dans lequel le modèle de l’agora des Grecs anciens a été incarné (et en mieux, parce qu’ouvert à toutes/tous, et non fermé aux esclaves, aux femmes et aux métèques). Un monde où la politique –le débat sur la cité, sur ce qu’on appelle aujourd’hui le vivre ensemble – bref sur les rapports entre nous, était au centre des conversations. Un monde où la respublica, la chose publique, était vraiment l’affaire de tous et toutes, où le peuple (démos) a pris au sérieux l’idée qu’il est capable et digne de se diriger (kratos),et qu’à côté de cette liberté-là, les autres (celle de consommer le hamburger le plus/le moins calorique, de choisir entre 38 modèles de voitures, etc.) sont des miettes jetées aux ilotes pour qu’ils se tiennent tranquilles. Dans ce mois d’effervescence, toute une génération s’est donné, à force de discussions publiques et non-stop, une formation politique accélérée. Un mois d’auto-éducation à la démocratie en trois siècles de république, c’est maigre. Mais ça suffit pour croire que ça peut exister.

Puis, la « réalité », celle des hommes (et des femmes) providentiels, celle de la structure sociale hiérarchique où « les politiques » sont des professionnel-les à plein temps, a repris le dessus : choisissez votre hamburger, nous nous occupons du reste. Comme si ce que nous avions vécu était un rêve, puisque c’était impossible ; on nous l’a assez répété. Sauf que nous n’avions pas rêvé, et que ça s’était vraiment passé. Et si ça a pu se passer, même une seule fois…

Pour l’instant, ils et elles aboient si fort — ceux et celles que vous savez — qu’on ne s’entend pas penser. Mais au fond de nous, là où on n’entend plus les aboiements, on n’a rien oublié, et on SAIT que C’EST possible. Tout au fond de nous, Mai 68 reste présent, comme la preuve de ce possible qu’on nous a – que nous nous sommes ?- dénié. Mais pas pour toujours.

Christine Delphy.

1 Centre national de recherche scientifique.

2 Sociologue et pionnière du renouveau féministe.

3 Sociologue, militante féministe, Evelyne Sullerot (1924-2017) est la co-fondatrice, en 1956, de l’association « La maternité heureuse » qui deviendra en 1960 le Mouvement français pour le Planning familial.

4 Avocate, militante féministe.

5 Monique Wittig (1935-2003) est une romancière française, militante féministe.

6 Fondatrice de la tendance « Psychanalyse et politique » du MLF, et des Editions Des Femmes. En 1979, Antoinette Fouque (1936-2014) déposera le sigle MLF à l’Institut de la propriété industrielle, tentant ainsi une OPA sur un mouvement qui a toujours été très divers.

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Christine DELPHY

Christine Delphy est sociologue (directrice de recherche CNRS). Le 26 août 1970, elle dépose à l’Arc-de-Triomphe, avec huit autres féministes (dont Emmanuelle de Lesseps, Monique Wittig et Christiane Rochefort) une gerbe pour la femme du soldat inconnu. Cet événement, qui fait scandale, date la naissance du Mouvement de libération des femmes dans les médias. Co-fondatrice des revues Questions féministes en 1977, puis Nouvelles questions féministes en 1981, elle est une des représentantes du féminisme matérialiste. Elle a introduit en France le concept de genre. Elle parle d’économie du patriarcat et décrit le travail domestique comme base d'un mode de production distinct du mode capitaliste. Résidant aux Etats-Unis au début des années 60, elle participe au mouvement pour les droits civiques des Noir.es. Ces dernières années, elle s’est particulièrement positionnée en défense des droits des femmes musulmanes victimes de stigmatisations. Elle a notamment publié L'ennemi principal, t. 1, Économie politique du patriarcat, Editions Syllepse, 1998 (réédité en 2009) ; L'ennemi principal, t. 2, Penser le genre, Editions Syllepse, 2001, réédité en 2009) ; Classer, dominer. Qui sont les autres, Editions La Fabrique, 2008 ; Un universalisme si particulier ; féminisme et exception française, Editions Syllepse, 2010 ; Pour une théorie générale de l’exploitation, Editions Syllepse, 2015.