L’Union syndicale Solidaires : une expérimentation sociale ?

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Jusqu’à peu, l’innovation n’était pas une notion couramment employée pour analyser les relations professionnelles (Garabige et al., 2013). Leur confrontation à la thématique de l’innovation s’est néanmoins amplifiée ces dernières années, tant en raison de la « plasticité » de la notion, que du constat de la transformation du système des relations professionnelles, de son architecture, du nombre et du rôle de ses acteurs, de ses normes, etc., l’ensemble de ces changements intervenant dans un contexte de profonde déstabilisation des cadres antérieurs, qu’il s’agisse de la nation, de la loi ou de la convention collective. Ce bouleversement des cadres n’a pas été sans impact sur les institutions et leur fonctionnement ni sur les acteurs et leurs organisations, donnant lieu à des reconfigurations issues de dynamiques diverses (déplacements, alliances, réorganisations, crises et scissions). La capacité de ces derniers à y faire face et surtout à les dépasser par des solutions plus ou moins innovantes a été l’objet d’un certain nombre d’études.

C’est dans ce cadre que se situent mes travaux sur le renouvellement des acteurs des relations professionnelles. Je m’y suis moins intéressé parce que ces acteurs étaient nouveaux (Denis, 2011) que parce qu’ils me semblaient porteurs de démarches et de projets (en partie) expérimentaux et alternatifs aux « formes sociales » existantes. C’est ainsi à l’aune de ces deux principales caractéristiques – et de ces deux principales valeurs que sont l’autonomie et la démocratie – que j’ai analysé un certain nombre de ces « formes sociales » (Simmel, 2004) émergentes, des coordinations (1994, 1996) aux unions interprofessionnelles (2001) : en m’intéressant davantage aux structures d’organisation mises en place qu’aux acteurs eux-mêmes ; en liant ces choix à la crise des modèles organisationnels et institutionnels « classiques », cette crise ne signifiant pas que l’on veuille se passer d’organisations et d’institutions mais les fonder autrement.

Pour aborder la construction de ces structures d’organisation, j’ai fait le choix de m’aider du concept d’expérimentation, différent de celui d’innovation car il ne requiert pas de processus de diffusion, même si l’expérimentation nécessite, comme l’innovation, une mise en pratique, une évaluation et un processus de réappropriation par les acteurs. Quel sens lui ai-je donné et comment l’ai-je différencié de celui principalement utilisé au sein de la théorie sociologique depuis plus d’une vingtaine d’années ? C’est l’objet de ce texte dans lequel je m’intéresse à un cas concret : celui de l’Union syndicale Solidaires, nouvelle venue du paysage syndical français, que j’aborde à travers ce prisme1. Mais, commençons au préalable par définir succinctement ce terme d’expérimentation.

Expérience, expérimentation, expérimentation sociale : mais de quoi parle-t-on ?

Le terme d’expérimentation sociale est imprécis et polysémique. Il s’agit d’un concept utilisé dans différents champs (sociologie, droit et science) et dont l’acception est principalement celle de l’innovation dans celui de l’action publique (Gomel et Serverin, 2011). Ce n’est pas en ce sens qu’il sera ici employé. Le brouillage entourant ce terme s’est en outre renforcé par la place croissante prise par celui d’expérience dans la théorie sociologique (Dubet, 1994). Expérience, expérimentation, parle-t-on de la même chose ? Le premier renvoie davantage aux épreuves de la vie quotidienne et à l’enrichissement que procure leur franchissement. Le second, au domaine scientifique et à la logique qui y prévaut. Sans que les deux termes ne se distinguent a priori par leur dimension individuelle d’un côté et collective de l’autre, un pan de la sociologie contemporaine tend à attribuer à l’expérience sociale une dimension singulière, liée à la désynchronisation des logiques d’action, aux failles ouvertes dans le processus d’intégration des normes et des rôles et à l’avènement du sujet (Dubet, 1999). On peut refuser d’enfermer l’expérience dans sa seule dimension individuelle et la considérer comme une entreprise collective. Le syndicalisme étant une forme d’action collective, c’est ainsi que nous la considérerons dans ce texte. Par contre, ces deux termes ont pour point commun de renvoyer à un type d’action marqué par l’aventure et l’incertitude. Conséquemment, elle est donc marquée par le poids de l’indétermination ; rien ni personne n’est en mesure de prédire et garantir son issue et ses résultats.

Domaines de l’expérimentation : des mouvements sociaux au mouvement syndical

La recherche de modes alternatifs en matière de luttes sociales passe par le chemin de l’expérimentation sociale. Il n’y a rien d’inédit dans ce type de démarche. L’histoire du mouvement ouvrier regorge d’expériences en tout genre qui renvoient, pour une partie d’entre-elles, aux doctrines du socialisme utopique et aux multiples tentatives visant à leur donner une existence concrète. Plus proche de nous, les Nouveaux Mouvements Sociaux ont également été le lieu et l’occasion d’expériences sociales plus ou moins originales et/ou alternatives, tant en matière de contenu que de formes (Melucci, 1992). Dans les années 1980, la France a, par exemple, été marquée par la recrudescence de mouvements collectifs aux modes d’action et de représentation relativement originaux et aux formes d’organisation en décalage avec celles traditionnellement adoptées lors des mobilisations syndicales : les coordinations, formes d’organisation éphémères (le temps de la mobilisation) et autonomes, sans structure stable ni hiérarchique et sans représentants attitrés, constituées en réseau. Liées par leur opposition aux mouvements d’institutionnalisation et de bureaucratisation des organisations représentatives, leur émergence n’est néanmoins pas réductible à ceux-ci. On peut les voir, non comme une simple prise de distance ou action de désengagement vis-à-vis des formes institutionnelles existantes, mais comme une réelle participation d’individus et de collectifs mobilisés, la constitution de cadres d’action délivrés (en partie) des contraintes d’appareils et d’espaces de délibération et de décision aux règles plus démocratiques (Denis, 1996). Plus récemment encore, le mouvement des Indignés en Europe et Occupy Wall Street aux États-Unis, apparaissent à la fois comme des mouvements de révolte et des tentatives de vivre au quotidien des formes de démocratie différentes que la démocratie représentative.

Ces expériences ont pour point commun de s’inscrire dans le cadre des mouvements sociaux. Mais peuvent-elles concerner d’autres cadres, le mouvement syndical par exemple, constitué d’organisations relativement stables et durables ? L’intégration de ces dernières dans un ensemble de normes et de règles, dans le jeu prescrit du dialogue social, réduit-il l’espace des possibles au point de rendre improbable tout démarche alternative, impensable tout démarcage vis-à-vis de l’institué et du ritualisé ? Cette démarche se réduit-elle à un discours que l’organisation tient sur elle-même avec la seule visée de se démarquer des autres organisations, une sorte d’auto-labellisation dans un contexte concurrentiel ?

L’Union syndicale Solidaires : nouvelle venue, nouvelle forme ?

L’Union syndicale Solidaires est le produit d’une rencontre entre des syndicats de tradition autonome (Mouriaux, 2004) et les syndicats SUD (Solidaires, Unitaires et Démocratiques) en désaccord avec la ligne majoritaire orientant la politique de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), dont ils proviennent, depuis les années 1980. Les trajectoires de ces militants issus de la CFDT, marqués par leur assignation à des positions « minoritaires » suite à son « recentrage », et celles des syndicalistes inscrits de plus longue date dans l’autonomie syndicale expliquent en grande partie leur choix commun d’expérimenter un autre type de structuration organisationnelle, afin de ne pas reproduire celui des confédérations, vu comme le support potentiel d’une centralisation excessive. Ce sont ainsi des conceptions syndicales hétérogènes qui ont irrigué la recherche de voies se voulant différentes pour construire une activité interprofessionnelle au sein de Solidaires.

Critique à l’égard du travail des confédérations, les fondateurs de Solidaires tentent de lui échapper en proposant de construire un nouveau type de structure interprofessionnelle. Par le choix de l’union syndicale plutôt que celui de la confédération, à la forme moins étagée et plus horizontale ; par l’adoption d’un mode de fonctionnement qualifié de « fédéralisme rénové » basé sur trois règles principales : l’autonomie politique des structures membres leur permettant de garder leur pleine indépendance dans leur secteur particulier ; le suffrage unitaire (un syndicat = une voix) ; la règle de l’unanimité, soit le fonctionnement au consensus, règle critique du vote majoritaire adopté dans les confédérations. Cette conception atypique de l’interprofessionnel ne se réduit pas à sa mise en forme organisationnelle ni à l’adoption de règles spécifiques. Elle constitue un enjeu de fond qui contribue à sa dimension novatrice selon que l’activité qui en relève est déléguée aux principaux responsables de l’organisation ou bien prise en charge par l’ensemble de ses structures membres, professionnelles ou territoriales.

L’Union syndicale Solidaires : une expérimentation sociale ?

En quoi le nouveau mode de regroupement constituée par les syndicats Solidaires forme-t-il une expérimentation sociale ?

Expérience

L’expérience peut être assimilée à un processus. Il se décompose en plusieurs phases : celle d’une épreuve face à une situation, d’un engagement pour y résister, en sortir ou la modifier, d’une construction prenant la forme d’une élaboration de solution(s), d’une mise à l’épreuve visant à tester la ou les solutions adoptées, et d’un travail de validation. On peut retrouver ce séquençage dans le processus de constitution de Solidaires.

Ce processus prend effectivement tout d’abord la forme d’une épreuve. Celle-ci frappe les deux catégories de syndicats qui fondent Solidaires. D’une part, les syndicats autonomes, implantées essentiellement dans le secteur public, ont été confrontés plus durement que les centrales confédérales aux « mutations de l’État ». De fait, le repli professionnel qui dominait certaines logiques syndicales n’est plus viable et les organisations professionnelles et/ou sectorielles condamnées à s’associer, ne serait-ce que pour acquérir une représentativité suffisante permettant d’obtenir des moyens et des droits (Denis, 2001b). Cette épreuve est d’un tout autre genre pour les syndicats SUD. Elle résulte de leur déconfédéralisation qui a pris la forme d’un double abandon pour leurs militants : celui de l’organisation, au sein de laquelle ils se sont formés à l’action syndicale et celui du modèle confédéral qui a façonné leur habitus et structuré leur pratique – tout en les maintenant dans un statut d’éternels minoritaires.

Ce processus se matérialise ensuite par un engagement. Les épreuves énoncées ci-dessus, concernant les futurs fondateurs des syndicats SUD, pour contraignantes et éprouvantes qu’elles furent, ne se sont pas traduites en défection, en désengagement, en renonciation à l’activité militante alors que leurs « opportunités de reconversion » (Fillieule, 2009, p. 182) n’étaient pas acquises. Elles n’ont pas pris la forme d’une perte de sens ou d’idéaux, certainement du fait que leur sortie fut collective et active. Elles ont immédiatement pris la forme d’un réinvestissement dans la construction de nouvelles organisations à l’échelon professionnel puis interprofessionnel. Comme dans tout processus expérimental, cette construction vise l’édification d’une forme autre, différente de celle préalable. Ce faisant, elle met en œuvre un projet d’ordre spéculatif, qui n’existe que sur le papier même s’il peut s’établir en se référant à certains fragments du passé mais qu’il ne peut pas totalement actualiser compte tenu de la différence de conjoncture. En l’occurrence si le projet interprofessionnel – le souci de dépasser la défense des corps de métier afin de produire des solidarités transversales, et de le matérialiser à travers le développement de structures territoriales ouvertes à tous –, n’est pas particulièrement novateur au regard de ce qu’a produit le mouvement ouvrier français, il n’en demeure pas moins que la construction d’une union interprofessionnelle à l’échelon national semble assez inédite. On ne lui connaît pas de précédent historique, en tout cas sous cette forme et à ce degré de structuration.

De ce fait, ses modalités d’organisation et de fonctionnement internes – ainsi que sa démarche interprofessionnelle (Béroud et Denis, 2013) – ont été établis et mis à l’épreuve au fur et à mesure (work in progress), et par tâtonnements. Comme la plupart des règles qui régissent les organisations représentatives, à vocation partisane ou syndicale, celles adoptées par Solidaires ont deux finalités en tension permanente : instrumentales – fonctionnelles – et orientées en valeur (autour de la question de la démocratie syndicale et des différentes manières de l’assurer). Leur adoption résulte de compromis internes rendus nécessaires par les conceptions syndicales hétérogènes de ses syndicats membres (rôle des sections syndicales et des échelons territoriaux, socialisation politique et vision de l’institutionnalisation), elles-mêmes liées à leur histoire et appartenance passées Au fil du temps, ces règles ont été modifiées en fonction de la reconfiguration du projet d’origine de Solidaires. Ainsi, tant que celui-ci s’apparentait à une alliance de syndicats composites réunis essentiellement pour mutualiser leurs moyens, les règles visaient principalement à protéger chaque organisation participante contre toute décision d’ensemble avec laquelle elle aurait pu se montrer en désaccord. Dès lors que Solidaires a renforcé sa structuration afin de la rendre pérenne et qu’elle s’est unifiée autour de cette ambition, l’essentiel de ces règles seront maintenues mais chargées d’une finalité nouvelle, plus offensive, orientée vers l’expérimentation d’un faire ensemble aux modalités redéfinies.

Le travail de validation, quant à lui, a entraîné plusieurs modifications de ses modalités de fonctionnement suite aux difficultés rencontrées, à une série de contraintes internes et externes. Parmi les premières, la rotation des mandats s’est heurtée au manque de relève – en particulier générationnelle – et de compétences. Classiquement, on associe cette faible rotation en large part aux mécanismes de centralisation et de monopolisation du pouvoir dans les organisations représentatives. Ils existent sans nul doute au sein de Solidaires et de ses organisations membres, d’autant plus que ceux qui doivent passer le relais sont pour une part leurs fondateurs. Mais elle est également liée au manque d’investissement dans le fonctionnement de l’union interprofessionnelle. Parmi les secondes, les contraintes imposées par le cadre légal ont conduites Solidaires à veiller à ce que ses organisations adhérentes ne se retrouvent pas sur le même champ de syndicalisation, à s’engager dans un processus d’homogénéisation pour qu’elles adoptent un sigle commun afin de pouvoir participer aux campagnes prud’homales ou pour obtenir une représentativité d’État, et à gagner en rationalité dans leurs efforts de structuration par branches ou par fédérations. De plus, son processus de croissance et de développement soulève des enjeux importants et parfois contradictoires pour ses organisations membres. Ses syndicats du secteur privé (métallurgie, chimie, commerce) cherchent à dépasser le seul niveau de l’établissement pour établir des coordinations entre les équipes militantes, en s’appuyant notamment sur un permanent au niveau national. Alors que dans ses structures plus anciennes (SUD-PTT, SUD-Rail, SUD Santé-Sociaux), l’attachement à une forme d’autonomie des équipes syndicales à la base, à des prises de décision les plus collectives possibles, à la circulation systématique des informations mais aussi le refus plus ou moins indépassable de créer des postes de permanents, considérés comme des facteurs d’institutionnalisation, nourrissent ainsi ce qui est posé comme des principes d’identifications forts.

Aventure

« Toute expérience a un élément aventureux » (Simmel, 2004, p. 229). Avant de créer leur syndicat et leur union interprofessionnelle, les syndicalistes de Solidaires se sont déconfédéralisés. Ils ont quitté leur organisation-mère pour reconstruire, sans moyens et dans l’hostilité, l’implantation, l’audience et la représentativité de leur nouvelle structure. Cette expérience est à la fois individuelle et collective. On aurait pu la croire passée, mais, plus de vingt ans après, les syndicalistes de ces organisations témoignent toujours de ce climat d’hostilité à leur égard, émanant des directions comme de leurs homologues des autres organisations. Vécue sur le mode de la confrontation, cette épreuve est génératrice d’un cadre et d’une identité commune, par-delà la diversité des milieux professionnels.

Les militants de Solidaires partagent ainsi une certaine approche de leur activité, fondée sur un engagement fort, le refus des phénomènes de délégation, une exigence en termes de circulation de l’information et de la prise de décision démocratique. La trace des trajectoires militantes, dans différents secteurs d’activité, atteste d’un processus d’entrée dans le syndicalisme qui ne s’est pas effectué sur la base de problèmes professionnels personnels, mais le plus souvent en raison de sentiment d’injustice et d’une volonté de rejoindre une organisation tournée vers l’action. Cet engagement s’est souvent produit à partir d’une expérience de mobilisation dans l’entreprise et d’une critique pratique des conditions et de l’organisation du travail : « Je n’étais pas prédestiné à être ce que je suis. J’ai envie de vous dire, c’est X [l’entreprise] qui m’a créée. Car j’ai vu tellement de choses aberrantes là-dedans que j’ai été obligé de réagir » (Rémy2, SUD-Chimie). Formé tout d’abord par son engagement à la CFDT, ce syndicaliste œuvre à la création d’une section SUD après 2003. Il s’investit dans la bataille juridique qui oppose la nouvelle section à la direction de l’usine, mais aussi aux autres syndicats, pour obtenir la reconnaissance de sa représentativité devant les tribunaux. Avec quelques camarades, il vit une situation où il s’agit de maintenir l’activité syndicale sans disposer de moyens institutionnels : « On nous a virés du local syndical, plus de panneaux syndicaux, pas de moyens de communication avec le personnel. Le seul moyen de toucher le personnel, c’était de distribuer des tracts au moment des relèves…mais il y a sept équipes ! Il fallait courir partout. On squattait les panneaux de la direction pour mettre nos tracts. Après on a gagné notre procès en représentativité, ils ont été obligés de nous donner des moyens et là, c’était reparti avec beaucoup plus de libertés ».

Ces situations où l’on doit « se débrouiller » sans moyen marque l’entrée dans une forme particulière de syndicalisme, liée à la fois à la fragilité de la structure – à construire – et au contexte d’hostilité qui entoure et entrave son développement. Elles conduisent les militants au surinvestissement, où le travail syndical empiète sur leur vie privée, et à des processus d’apprentissage et de formation enrichissants (appropriation des outils juridiques, construction de leur syndicat), mais aussi de lassitude ou d’usure. Être « toujours dans la ligne de mire » de la direction renforce le sentiment de participer à un syndicalisme de lutte, de contester l’ordre social dominant, tout en créant des conditions éprouvantes (stagnation de la carrière professionnelle, absence de reconnaissance des compétences acquises au cours des mandats syndicaux, etc.). Il en ressort une forme d’engagement total qui est parfois vécu sur le mode héroïque de l’épreuve. De ce point de vue, l’investissement requis par ce type de syndicalisme, fondé sur le dynamisme de l’activité revendicative, ne laisse que peu de place à des formes plus distanciée d’engagement, telles qu’elles ont pu être théorisées au cours des années 1990 (Ion, 1997). Le souffle et l’enthousiasme produits par l’intensité des grandes mobilisations sociales ne doivent pas faire oublier qu’il s’agit de moments relativement rares et que l’activité syndicale quotidienne a pour cadre essentiel le lieu de travail. Cet ancrage dans le professionnel confère toutes leurs forces à des pratiques de contestation à la fois informées et radicales. Mais il expose aussi les militants aux contrecoups des réformes et des restructurations incessantes dans les entreprises.

Bricolage

Pour faire face aux multiples obstacles, endogènes et exogènes, qui entravent son développement, l’union syndicale est amenée à opter pour des solutions d’ordre empirique. Au terme de « débrouille » déjà évoqué, on peut également ajouter celui de bricolage. En sociologie, cette image a été employée par Jean-Daniel Reynaud à propos de la constitution des communautés dans l’univers productif (Reynaud, 1993). On peut également se référer à la métaphore de l’ingénieur et du bricoleur comme traits caractéristiques et distinctifs des sociétés technologiques et des sociétés traditionnelles, utilisée par Claude Levi-Strauss dans La pensée sauvage (1962). C’est en ce sens qu’on l’utilisera ici pour montrer que les syndicalistes de Solidaires, comme des bricoleurs, doivent faire face à un nombre considérable de situations mais avec des instruments limités, en nombre comme en technicité. L’investissement du droit par les militants de SUD-PTT, répond à ce cas de figure (Denis, 2003). Ils l’ont investi, à l’origine, pour répondre aux attaques en représentativité dont ils faisaient l’objet, mais sans posséder les compétences juridiques internes ni les moyens financiers pour les confier à des avocats extérieurs. C’est donc l’un des fondateurs de l’organisation qui sera mandaté pour s’en occuper. Issu des centres de tri de La Poste, sans bagage universitaire, formé sur le tas, il va permettre à son organisation de remporter une série de victoires, ce qui le conduira à maintenir son investissement dans la sphère du droit pour l’organisation. Pour caractériser un tel cas de figure, Odin et Thuderoz (2010) ont forgé le néologisme d’implexité. Un monde bricolé est un monde d’implexité « qui fait appel aux ressources potentielles de ses agents, eux-mêmes ignorant partiellement en eux ce réservoir de connaissances, de souvenirs, de traces mnésiques et de sensible que Paul Valéry appelle « l’implexe ». Prolongeant et discutant la métaphore Lévi-Straussienne de « bricolage » pour penser le monde social dans sa diversité, ils en viendront à la notion de « mondes sociaux bricolés » qui reposent et fonctionnent sur l’expérience ; celle de leurs membres, en particulier, qui ne reculent pas devant la polyvalence et n’hésitent pas à passer d’une tâche à l’autre pour trouver des solutions, en partie inédites, par rapport auxquelles ils n’ont pas de connaissances et de compétences à priori. Cette polyvalence correspond à la « logique de la débrouille » évoquée ci-dessus. Ainsi, cette militante, décrivant son engagement au quotidien : « Quand je suis rentrée à SUD, on m’a dit : il faut être système D ».

Un monde bricolé est un monde connexionniste « où les individus et les choses sont reliés, où des rapports sont établis, où des multiples rapprochements sont opérés ; les individus y empruntent à diverses situations de quoi agir et performer dans une autre » (Odin et Thuderoz, 2010, p. 379). L’alliance, la mutualisation, la constitution d’un réseau commun de compétences sont à l’origine de Solidaires ; elles permettent à ses organisations de subsister et l’autorisent à mener le type de syndicalisme inscrit dans son projet. Elles forment des modes d’action qui la dépassent en tant qu’organisation. En effet, les attaques contre le salariat ne s’arrêtant ni aux portes des entreprises ni au cadre national, Solidaires et un certain nombre de ses syndicats ont élevé leur niveau d’action en se connectant avec des forces issues du mouvement social, altermondialistes ou associations de lutte, pour construire des réseaux d’action plus large (Denis, 2005).

C’est également un monde d’aléas, radicalement incertain, imprévisible et pas toujours maîtrisable. Cette perte de maîtrise, les syndicalistes l’évoquent souvent en se référant à la succession et à l’accélération des réformes qui touchent les entreprises dans lesquelles ils sont implantés. Cette accélération rend plus difficile l’opposition à ces réformes et, en multipliant les contraintes, tend à rejaillir sur leur capacité effective (Hyman, 1994). Ce que constate Serge3, secrétaire fédéral à SUD-Rail : « le fait de regarder, d’analyser les choses est quelque chose qui se perd dans le milieu syndical, l’aspect « laboratoire social » comme autrefois à la CFDT. Dans le mouvement syndical aujourd’hui, on est dans l’urgence et dans les réunions décidées par les directions. Je ne dis pas qu’il ne faut pas aller à ces réunions mais on a un vrai problème ».

C’est enfin un monde de transgressions et de détournements, celles-ci pouvant prendre la forme de ruptures mais aussi d’assemblages et de collages comme dans la pratique esthétique. Un exemple de telles transgressions et détournements est le positionnement particulier occupé par les syndicats SUD dans le jeu du dialogue social. Pour le caractériser, on peut employer l’expression de « pratique syndicale non coopérative » (Damesin, 2001) pour signifier que ces syndicats sont à la fois insiders et outsiders au jeu du dialogue social ; ils acceptent d’y participer (sans quoi, ils perdraient force et moyens) mais sans en accepter totalement les principes, la logique et surtout les finalités, préférant la confrontation au compromis.

Du bienfaisant usage de l’expérimentation

Au final, est-il possible de concevoir le projet de construction de Solidaires en termes d’expérimentation sociale ? On sait toutes les objections, les critiques (et les railleries), qu’entraîne une telle question. Elles sont à la fois sociologiques et politiques sans que l’on parvienne vraiment à les distinguer.

Une construction sociale, dans le domaine politique ou syndical, n’est pas et ne peut être neutre. Porteuse d’un projet, elle se réfère à un corps de significations et de valeurs spécifiques qu’elle reprend à son compte et refaçonne en partie mais qui sont rarement partageables à l’échelle d’une société. Cette démarche expérimentale ayant la démocratie syndicale et organisationnelle comme moyens et comme fin, son évaluation n’est possible qu’en la considérant non pas uniquement dans sa dimension procédurale mais également dans sa dimension normative (Sintomer, 1999).

Par ailleurs, l’expérimentation est un procédé qui vise à élaborer et à tester une forme autre que celle existante, soit pour l’améliorer soit pour s’en différencier. La reconnaissance de ce procédé nécessite donc préalablement de considérer possible l’action alternative – au niveau de ses moyens comme de ses fins. Ceci est rarement le cas, le poids du conformisme ou du modèle de la reproduction rendant toute création ­suspecte (Castoriadis, 1996). Elle l’est à double titre : elle surévaluerait la nouveauté ou l’originalité du modèle expérimental et sous-évaluerait le poids de l’institué.

En l’occurrence, si l’on reprend l’exemple de l’Union syndicale Solidaires, qu’est-ce que cela signifie ? Pour commencer par le premier argument, cela veut dire que la forme de Solidaires, au sens phénoménologique, est bien nouvelle mais elle ne l’est pas du point de vue ontologique. Autrement dit, on a raison de parler de Solidaires comme une nouvelle venue dans le paysage syndical mais on a tort de la qualifier de nouvelle forme. Pour plusieurs raisons : les solutions qu’elle adopte ont déjà été mises en œuvre, partiellement ou en totalité, par le passé ; cette valorisation de la « nouveauté » contient une critique normative du modèle dominant ; cette valeur est surtout un label permettant d’acquérir une certaine légitimité et une meilleure visibilité dans l’espace public ; enfin, élément plus directement lié à son projet, alors que Solidaires se construit autour des valeurs de la démocratie syndicale, d’une plus grande participation de la communauté militante, d’une plus grande horizontalité organisationnelle, d’une critique de la bureaucratisation et institutionnalisation syndicale, on y retrouverait les mêmes phénomènes d’oligarchie, de concentration du pouvoir, de délégation de l’activité interprofessionnelle, etc. qu’ailleurs. Le deuxième argument est relatif au poids de l’institué. Si tout processus d’innovation institutionnelle est le produit d’une tension entre invention et reproduction de l’existant (Lagroye et Offerlé, 2011), le poids des règles sociales, juridiques et politiques réduirait fortement l’espace des possibles. L’intégration des syndicats dans le système des relations professionnelles qui est un espace fortement régulé et institutionnalisé conformeraient très fortement leurs pratiques et visées et rendrait très aléatoire le déploiement de voies alternatives.

Ces objections, en partie pertinentes, rendent-elles de ce fait cette analyse en termes d’expérimentation sociale peu heuristique. Pour qu’elle le demeure, il faut qu’un certain nombre de conditions soient respectées. Tout d’abord, rappeler qu’une construction expérimentale n’est pas une création ex nihilo. Elle emprunte des fragments des modèles passés, sur le plan des valeurs, des pratiques, des choix organisationnels, etc., qu’elle tente de remettre au goût du jour, de combiner avec des pratiques vraiment nouvelles (utilisation des média, des NTIC4, etc.), en même temps qu’elle doit trouver des solutions innovantes pour faire face à des problèmes encore jamais affrontés (celui de la représentativité pour les syndicats émergents par exemple). La « nouveauté » de la forme expérimentale s’oppose moins à l’ « ancien » qu’à l’ « institué ». Ce critère de la « nouveauté » vise en fin de compte à restituer un mouvement à double ressort composé d’une prise de distance critique à l’égard des formes institutionnelles existantes et de l’élaboration expérimentale de modes alternatifs, plus ou moins innovants et originaux. L’intérêt d’un tel registre est qu’il permet de reconnaître une certaine capacité d’initiative et d’innovation chez les acteurs sociaux, de montrer que l’institution n’est pas une simple imitation mais également imagination et que l’histoire n’est pas répétition ni totale détermination – sans pour autant que la création signifie l’indétermination (Castoriadis, 1996).

Ensuite, cette recherche d’un modèle alternatif d’organisation doit être considérée comme un processus en tension, celui-ci se heurtant aux tendances rationalisatrices, intérieures comme extérieures, qui obéissent à des logiques de standardisation, d’efficience, d’institutionnalisation et qui sont le produits de dispositifs normatifs, techniques, juridiques, de gestion, etc. La capacité à innover, à expérimenter d’autres modalités d’organisation est ainsi constamment mise à l’épreuve. Dans le cadre syndical, tel qu’évoqué, l’intégration des syndicats au jeu réglé et institutionnalisé des relations professionnelles, dont ils tirent leur légitimité et leur reconnaissance mais aussi l’essentiel de leurs moyens d’existence, suppose leur acceptation des procédures balisées du dialogue social et une certaine « normalisation » de leurs pratiques. Il en devient d’autant plus intéressant d’examiner comment certains d’entre eux cherchent à explorer les failles et les brèches et à se glisser dans les interstices des codes (qui vont de la loi aux règles plus ou moins formalisées qui régissent les pratiques) pour échapper à la rationalisation de leurs activités.

Enfin, il faut éviter d’être prédictif à l’égard de cette démarche expérimentale, sa poursuite et sa durée. On ne sait pas à terme ce qu’elle produira. On ne connaît pas la manière dont elle répondra à ces contraintes internes et externes, à ses contradictions, et surtout à la bureaucratisation, entendue comme forme englobante des organisations et des activités dans le monde moderne (Hibou, 2012). Il faut plutôt concevoir cette démarche comme un agir effectif et réflexif, une ouverture et surtout comme un pari, ce que font d’ailleurs en partie les acteurs : « Solidaires, c’est un pari. C’est à la fois quelque peu démesuré et passionnant de vouloir faire rencontrer et unir des groupes, des structures, des individus aux histoires, traditions et cultures complètement différentes… c’est aussi un pari sur le temps » (Catherine5, Syndicat National Unifié des Impôts). C’est à cet ensemble de conditions qu’il devient possible de penser autrement le renouvellement des modes d’action dans le cadre du mouvement social et syndical.

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1 Solidaires est une union interprofessionnelle créée en 1998. En 2014, elle revendiquait 110 000 adhérents. Elle rassemble 55 fédérations ou syndicats nationaux et plus de 80 structures locales dénommées « Solidaires locaux ». Se réclamant de la tradition combative du syndicalisme, Solidaires se distingue par la critique d’un positionnement réformiste, un ancrage anticapitaliste clairement revendiqué et un attachement fort aux luttes sociales.

2 Le prénom a été changé.

3 Le prénom a été changé.

4 Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.

5 Le prénom a été changé.

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Jean-Michel DENIS

Jean-Michel Denis est Professeur de sociologie à l'Université Paris Est Marne la Vallée. Son champ de recherche est celui des relations professionnelles. Ses travaux portent sur le syndicalisme (recomposition syndicale, syndicalisme en milieu précaire, nouveaux acteurs syndicaux, discrimination syndicale, etc.) et l'action collective (mobilisations collectives, conflits du travail, etc.).