Le droit de propriété foncière urbaine en France en question : quelle stratégie de lutte ?

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C’est la propriété bourgeoise et paysanne aisée qui tient la main des rédacteurs du Code Civil (1804, hier) pour définir le droit de propriété comme le droit absolu d’user et de disposer. Ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale qu’un vent de réforme commence à souffler, non sur le droit lui-même qui reste inchangé dans sa formulation quasi-mystique, mais sur les conditions d’exercice de ce droit confronté à d’autres droits : droit de l’habitation locative, du fermage, des baux commerciaux, de la copropriété mais surtout de l’urbanisme et de l’environnement…

Mais dans le même temps et contradictoirement, l’œuvre des légistes réformateurs est combattue par les idéologues de la propriété comme base du nouvel ordre social et économique de la mondialisation et de la financiarisation, qui font de la propriété foncière et immobilière des coffres-forts de leurs profits mais aussi des capteurs très performants de rentes. Il nous faut bien constater –ce qui est troublant et doit être débattu– que cette idéologie néo-propriétariste n’a pas détruit l’œuvre des légistes réformateurs qui reste inscrite dans le droit positif, pour l’essentiel. Cette idéologie est suffisamment forte politiquement pour dissuader les acteurs sociaux de s’en servir au motif que le temps n’est plus…

Pouvons nous reprendre le flambeau et reconstruire un mode d’emploi politique de ce droit réformiste qui a le grand avantage d’exister, ce qui en droit est un avantage décisif ? On peut sans doute être de la sorte plus efficace qu’en s’engageant sur le chemin de la restauration ou de l’instauration de la notion de commun. Nous ne rédigeons pas ici une thèse. Nous nous contenterons d’aligner les arguments par points successifs.

La socialisation du droit de propriété foncière urbaine, de la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’à l’adoption de la charte constitutionnelle de l’environnement de 2004

La limitation du droit de propriété en matière d’habitation, de commerce et de fermage.

Les rapports entre le propriétaire et le locataire (au sens large) ont été réglementés tout au long de la période : il s’est agi d’abord des rapports locatifs, qui sont allés du principe de la tarification règlementaire de 1948 (pour les immeubles construits avant 1948) et du droit au maintien dans les lieux jusqu’à des formules plus souples d’encadrement. Les offensives les plus marquantes sont celles que le législateur a soutenues en faveur des fermiers (au sens d’agriculteurs locataires) et des commerçants (titulaires de baux commerciaux) qui leur reconnaissaient un véritable droit à l’exploitation d’une terre ou d’un local appartenant à autrui. Le statut de la copropriété des immeubles bâtis a dû organiser le droit de propriété comme un droit collectif en rupture avec l’individualisme et l’exclusivisme de la propriété du XIXème siècle.

La création d’un droit moderne de l’expropriation.

La période de l’après-guerre a été marquée par l’expansion des grands travaux publics liés à l’équipement du territoire qui nécessitaient de réduire l’obstacle de la propriété foncière et de permettre le déploiement sans fin du capitalisme le plus moderne sous la protection de la puissance publique. La notion d’utilité publique a été constamment élargie et les techniques de négociation amiable avec les aménageurs ou entreprises bénéficiaires de l’expropriation ont été perfectionnées. L’histoire de l’expropriation dans l’après guerre est un assaut continuel et triomphant contre le droit de propriété foncière. Chaque fois que les intérêts supérieurs de l’État et du capital sont en jeu, il est considéré dans le paysage non comme un droit mais comme un bien, une sorte de détail qui doit être effacé par le paiement d’un prix. Ce qui est une conception pour le moins éloignée de celle du code civil, qui protège peut-être plus le droit que le bien objet de ce droit.

Les innovations les plus radicales et les plus offensives sont celles qui ont accompagné le développement de l’aménagement tant urbanistique qu’environnemental. La logique que développent les droits de l’urbanisme et de l’environnement, c’est la soumission du droit de propriété au droit de l’aménagement et ce dans deux directions principales :

-le propriétaire doit accepter que les règles d’aménagement limitent sa capacité d’usage de sa propriété, que cette limitation puisse aller jusqu’à l’interdiction de construire et que pour finir cette limitation ne donne pas lieu à indemnisation sauf cas spécifique ;

– le propriétaire qui ne veut ou ne peut participer à l’aménagement que la puissance publique projette doit accepter de se voir exproprier : l’aménagement dit opérationnel l’emporte sur le droit de propriété.

C’est sans doute ici que se situent les techniques les plus poussées de réduction des prérogatives du droit de propriété : la création des zones d’aménagement différé (Zad) et même de pré-zad donnant lieu à la mise en oeuvre du droit de préemption permettant à la puissance publique de « capter » au profit de son projet d’aménagement les biens du secteur mis en vente –volontairement- par leurs propriétaires. La Zad et le droit de préemption ont joué un rôle important dans la mise en œuvre des nouveaux quartiers, d’autant que le préempteur peut être tout simplement l’aménageur pressenti pour la réalisation de l’opération d’aménagement projetée.

On peut allonger la liste des exemples d’assouplissement du droit de propriété foncière. Dans tous les cas, c’est l’œuvre des nouveaux légistes et réformateurs d’une république qui se veut moderne et même sociale.

L’idéologie « propriétariste » et la valorisation foncière.

Dès les années 1965, on doit constater la montée en puissance et la diffusion dans tout le corps social d’une morale de la propriété : on doit être propriétaire de son logement pour être maître de son domicile ou plutôt il est sage de l’être, et en plus on n’est jamais perdant à être propriétaire. Cette morale de la propriété se double d’un encouragement fiscalo-financier à l’accession à la propriété. En même temps comme par hasard, la loi de 1948 portant réglementation des loyers est ébréchée : le local d’habitation pourvu d’un équipement élémentaire est considéré comme « à loyer libre ». On voudra bien se rappeler qu’au même moment les mesures Malraux en faveur de la sauvegarde et la mise en valeur des quartiers historiques ont pour conséquence la mise en vigueur d’énergiques mesures de détaxation fiscale.

L’époque voit le triomphe des droits de l’homme comme principes fondamentaux sur lesquels doivent s’aligner tous les règlements et toutes les lois, ce qu’on ne saurait regretter, en soi ; la difficulté réside dans le fait que le droit de propriété est considéré comme un droit fondamental et doit être respecté comme tel. Cette doctrine libérale du point de vue juridique vient comme par miracle se conjuguer avec le mouvement de financiarisation et de mondialisation qui fait de la propriété sous toutes ses formes et du profit immédiat les deux principes fondateurs du monde nouveau. Par conséquence, la propriété ne peut être valablement règlementée que pour d’impérieuses raisons. Tombent de ce fait les facilités d’exproprier à bon compte et à tout va : la jurisprudence française demande que l’opération d’expropriation soit non seulement d’utilité publique mais aussi qu’elle ne porte pas atteinte excessivement à la propriété, qu’elle ne déstabilise pas trop les propriétaires. Bien plus, la fixation de l’indemnité d’expropriation ne peut se permettre de prendre comme date de référence pour la fixation de la valeur des biens l’année qui précède l’annonce des travaux ou des aménagements qui nécessitent l’expropriation en question : ce qui veut dire que les effets de valorisation des biens fonciers engendrés spéculativement par l’annonce de l’opération vont devoir être supportés par la puissance publique auteur de l’investissement. Enfin, comble de l’abomination, on voit percer dans la jurisprudence européenne l’idée satanique que l’indemnité à verser au propriétaire exproprié doit comprendre les valorisations futures que la propriété du bien doit lui permettre d’espérer.

Il n’est pas excessif de dire que, du point de vue de l’urbanisme, le propriétaire est de plus en plus considéré comme une sorte d’actionnaire de la ville, disposant pour défendre ses intérêts de sièges dans ce quasi-conseil d’administration d’anciens et nouveaux notables qui semble régenter l’avenir de la ville. L’urbanisme est considéré comme le moyen de valoriser sa propriété et certainement pas comme l’instrument de création d’une ville plus juste, plus accueillante pour tous.

L’injection de capitaux par toutes sortes d’institutions financières afin de persuader le monde libre (au sens de : le monde moins la Corée du Nord) qu’il n’est pas sous le coup d’une récession sévère précipite sur les biens fonciers des flux financiers énormes qui n’ont d’autres effets que de les valoriser à l’infini. De la sorte, nous en sommes à des prix fonciers qui représentent presque le montant de l’investissement d’aménagement et de construction. Cette envolée décourage toute tentative de toute collectivité de mener une politique foncière, et ce malgré l’appareillage qui est resté pour l’essentiel intact.

Conclusion : que faire ?

Si l’on souhaite politiquement s’engager sur (dans) une réduction des excès du droit de propriété foncière urbaine, on devrait préférer à la voie de la construction de la notion de commun celle beaucoup plus réaliste d’une socialisation du droit de propriété par restauration de l’œuvre des légistes, revivification plutôt, dans la mesure où la plupart de ce droit reste en vigueur.

La difficulté réside dans la résistance que peut opposer la force de l’idéologie propriétariste. On ne peut véritablement la vaincre. On peut tenter de s’en préserver, de se mettre à l’abri localement pour construire localement une autre ville, une autre structure foncière, urbanistique et écologique. C’est la qualité du projet de vie et de ville, développée municipalement et scellée démocratiquement qui semble constituer la clé de l’entreprise de reconquête. Il s’agit de modifier durablement les goûts maniaques pour la propriété, par exemple en développant un secteur de logement locatif de qualité et stable. C’est ainsi que l’on peut convaincre une population de cesser de croire que l’appropriation privative du sol puis de l’habitation est la seule voie de sécurisation du domicile, car on peut le constater quotidiennement, la propriété est vantée comme la quintessence de la sûreté…. La reconstruction d’une idéologie contraire passe aussi évidemment par l’organisation de services publics puissants.

On est conduit à asseoir cette reconquête d’une certaine maîtrise urbaine et foncière sur des chartes municipales constituant ou instituant un projet de gouvernement local, assorties d’alliances inter villes nationales et internationales… Techniquement, on fait le pari d’élaborer de très fermes et très stables projets de villes dont la validité, comme projet d’aménagement et d’équipement, serait de l’ordre du demi siècle ou d’un cycle de doublement de la population urbaine (pour une croissance annuelle moyenne de 1%, le doublement prend soixante dix ans). C’est la stabilité et la fermeté du projet d’aménagement et d’équipement qui donnent toute sa productivité à la politique de réservation foncière. La carte des utilisations des sols exprime clairement et fermement le sort que doit subir chaque parcelle du territoire, et ce des décennies à l’avance ; les acquisitions par la collectivité communale lui attribuent sans coup férir et sans recourir à des dispositions législatives offensives, les plus values que sa gestion et son effort d’équipement vont engendrer, et ce grâce à une politique préventive d’acquisition.

C’est évidemment une politique ambitieuse. On peut craindre que les attaques contre ce plan à long terme soient virulentes. En même temps, de nombreux exemples montrent que les villes qui ont œuvré foncièrement et urbanistiquement sur le long terme n’ont jamais été totalement déstabilisées et ont su récolter, bien des décennies plus tard, les fruits de leurs efforts.

Il nous semble plus efficace de procéder de la sorte (l’exécution d’un projet urbain stable) plutôt que tabler sur la montée en puissance de la collectivité publique comme acheteur public jusqu’à ce qu’elle domine le marché foncier et soit capable d’agir sur les prix.

L’avantage de la politique du projet urbain est d’être en mesure d’exercer une forte contrainte sur la propriété qui peut rester dans les mains de ses propriétaires, qui n’a pas à changer de mains. Des règles précises d’utilisation du sol et d’administration constante sont à même de contraindre fortement les comportements des propriétaires, de les condamner à tel ou tel comportement. La seule difficulté réside classiquement dans la capacité du propriétaire à mettre en échec le plan d’urbanisme en ne « bougeant » pas, en s’abstenant de déposer une demande d’autorisation de construire alors bien même que le plan d’urbanisme fait de son terrain un terrain constructible et qui doit l’être (construit) si l’on veut que la ville s’urbanise en continuité, sans « trous ».

On se laisse ici à rêver à la restauration (ce dispositif a été retiré du droit français de l’urbanisme positif il y a plus de dix ans) des dispositions tendant à obliger le propriétaire d’un terrain constructible (équipé et constructible) à construire. Plus largement, on rêve à rendre obligatoire le plan d’urbanisme, faire en sorte que l’on ne puisse pas refuser, par inertie ou par calcul spéculatif ou pour toute autre raison, d’exécuter les prescriptions d’urbanisme. Mais il y a de fortes chances pour que ces réformes quelque peu agressives soient considérées par le juge constitutionnel ou par le juge européen (notamment la Cour de justice chargée de s’assurer du respect de la Convention Européenne des Droits de l’Homme) comme attentatoire au droit de propriété en sa qualité de droit fondamental à protéger comme tel.

L’avantage incontestable de cette voie réformiste est de faciliter deux procédés socio-politiques :

  • l’imposition de cahier des charges aux acquéreurs de terrains à aménager dans les nouvelles parties de la ville qui seraient alimentées par des flux fonciers publics (de simples achats pour revendre d’ailleurs) ; car même si la collectivité se contente d’acheter du terrain dans le seul but de le revendre après avoir capturé au passage la plus value d’aménagement (valorisation due à la décision d’urbaniser et de rendre apte le terrain à être construit après équipement), elle peut facilement assortir le terrain à revendre d’un cahier des charges qui contractuellement oblige l’acheteur à se comporter comme l’exige le vendeur (délai de construction, choix des promoteurs, groupes sociaux cibles, participation des habitants à la gestion de leur quartier notamment du point de vue du développement durable…).
  • la sanctuarisation des espaces publics livrés à l’usage de tous ou qui structurent le cadre de vie et la ville durable (espaces libres, espaces naturels, cours d’eaux, parcours pédestres…).

Ces charges et cette sancturarisation sont faciles à mettre en œuvre par le seul droit domanial qui est en quelque sorte le droit de la propriété publique (immobilière dont foncière, en particulier) dans toute sa banalité, et qui n’a pas besoin d’une réforme pour produire des effets.

Bibliographie rudimentaire

Pierre Mendès-France : Pour une république moderne, 1962 pour la première édition, Gallimard, Coll. Idées, 120 pages environ.

Edgar Pisani : Utopie Foncière, préface de Michel Rocard, Gallimard, 1977, 180 pages environ.

Jean Carbonnier, Droit civil, tome 1, Introduction à l’étude du droit et droit des personnes, PUF, coll. Thémis, 793 pages, 1962

Jean-Louis Harrouel, Histoire de l’expropriation, Que sais-je ?, PUF, 2000 ;

Jean-François Tribillon, L’urbanisme, La Découverte, coll. Repères,

3ème édition, 2009, 128 pages.

Denis Alland et Stéphane Rials (dir.) Dictionnaire de culture juridique, Lamy-Puf, 1649 pages, 2003, voir notamment les articles de Anne-Marie Patault.

La revue foncière, numéro spécial n°9 : La panne de l’aménagement, janvier-février 2016, 51 pages.

La revue foncière, n°8, novembre-décembre 2015 :

-Olivier Piron : l’impossible prise en compte des valorisations foncières, pp. 26-28 ;

-Nicolas Persyn : la maîtrise des plus-values dans les politiques foncières locales, pp. 29-32 ;

-Joseph Comby : l’impact des politiques sur la valeur dans les six marchés fonciers, pp. 33-36.


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Jean-Francois TREBILLON

Jean-François Trébillon, urbaniste, membre de l'Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs (AITEC - www.aitec.reseau-ipam.org), a notamment publié "L'urbanisme" (La Découverte, 2009)