AZF/Total : coupables et responsables

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Hormis les désastres plus sournois des maladies d’origines professionnelles, la dite « catastrophe » d’AZF, à Toulouse, le 21 septembre 2001, à été, en France, l’évènement industriel le plus dramatique depuis l’après-guerre. On dénombrera 31 morts et, selon les sources, jusqu’à 22 000 blessé.es. S’y ajoutent les innombrables sinistres matériels. L’activité industrielle sera abandonnée. On notera tout de suite que sur le site, la majorité des personnes décédées sont des sous traitants, c’est en soi un élément.

Histoires d’un combat collectif

Il était nécessaire de rassembler le vécu et les enseignements après le verdict en 2017, de traiter de la véritable responsabilité de l’industriel dans la perte de la maitrise de l’outil, du parcours du combattant des victimes pour faire la lumière et obtenir justice. La CGT est notamment partie civile. On a pu recenser 17 bouquins sur AZF. La plupart surferont sur le sang et les larmes, les mystères et les fantasmes. Il y aura peu d’ouvrages sérieux, aucun ne prendra en compte le sujet sous tous les angles et pas davantage ce que diront les juges. Le livre que nous avons réalisé met en lumière, comment la puissance du groupe Total agit dès les premières heures, pour diriger les enquêteurs, l’opinion publique et les médias vers de fausses pistes ; comment il cache des informations essentielles ; comment il parasite, ralentit et complexifie par de nombreux moyens le parcours de la justice. La bataille pour faire reconnaitre le droit des victimes est aussi traitée. Au niveau interne à l’entreprise, plusieurs chapitres expliquent la stratégie d’une multinationale pour instrumentaliser les salarié.es, supplanter l’enquête du CHSCT et créer le doute sur l’origine de l’explosion. Des recoupements avec plusieurs accidents graves sur Gonfreville, Donges, Martigues, sont effectués. Le livre traite également de la faiblesse, et parfois de la bienveillance, de notre institution judiciaire, qui accorde à la multinationale un statut privilégié lors de l’enquête, ainsi que notre système pénal qui s’avère aujourd’hui incapable de condamner la tête d’un groupe comme Total ; incapable aussi d’utiliser le qualificatif nécessaire de « crime industriel ». Les condamnations tombent, certes, mais 16 ans après, au niveau de la filiale et relèvent du domaine de la correctionnelle. Enfin, ce livre analyse l’attitude des autorités de tutelle, les évolutions politiques et réglementaires de 2001 à aujourd’hui.

Ces pages sont écrites par des militantes et militants syndicaux et associatifs, des experts, des avocats qui, pour la plupart, n’avaient pas vocation à se rencontrer mais l’ont fait dans les salles d’audience. Ils et elles ont eu la volonté de se rassembler, pour traiter l’évènement sous toutes ses facettes. Il y là aussi des enseignements tirés sur les rapports entre riverains et salarié.es. Avec des degrés de gravité variables, on peut transposer ce qui est décrit et analysé à propos de Total, dans d’autres entreprises, lors d’autres accidents corporels ou environnementaux graves. En mars 2018, l’accident qui a fait 2 morts, sous traitants, à Dieppe, s’est produit un samedi, à un moment où la présence humaine était très réduite, ce qui à limité le carnage. On peut affirmer qu’en 2018 il y a davantage de sous-traitance et de précarité sur les sites industriels qu’en 2001. Il y a, de surcroit, une montée en puissance de l’utilisation de travailleurs détachés, summum en matière de surexploitation et de loi du silence. Nous savons tous et toutes que le Code du travail à été amputé. Nous savons moins que le Code de l’environnement l’est depuis plusieurs années. Les patrons ont certes réagit après 2001, en se blindant de procédures « papier », pour tenter de transférer les responsabilités vers les subalternes ou les sous-traitants. Ils n’ont nullement remis en cause leur politique d’externalisation de la main d’œuvre.

La stratégie du groupe Total

Aidée par la psychose des attentats du 11 septembre qui ont eu lieu juste avant, très vite, le PDG donne le ton en affirmant que l’entreprise ne peut être responsable. Aussitôt, certains organes de presse alimentent la piste terroriste, en salissant l’une des victimes décédées, qui a le tort d’être originaire du Maghreb. Ce qu’on peut appeler « la stratégie du mystère », est savamment mis en place. On retrouve par exemple cette stratégie du mystère, lors de l’accident de 1992 qui avait fait 6 morts à Martigues. Pour Seveso (juillet 1976), la stratégie fut bonne, puisqu’ aucune condamnation n’a été prononcée, « faute de preuves ». En matière de presse, il faut signaler la revue Préventique, qui se pose comme la revue de référence, principalement sur les risques technologiques ; elle alimentera, dans la durée, tous les délires avec une affirmation constante : ce ne peut être un accident industriel.

Dans les 24 heures, Desmarets, le Président de Total, se pose en défenseur des salarié.es qui, selon lui, seraient attaqué.es dans leur professionnalisme. C’est la méthode du pompier incendiaire. En même temps, de nombreuses voix réclament la fermeture définitive du site. Il y a des manifestations sur ce sujet avec des affiches « Usine de mort ». Ceux et celles qui y travaillent se sentent attaqué.es. La boucle est bouclée, les salarié.es ont un défenseur, c’est la direction générale. La responsabilité de la direction et la responsabilité suggérée des subalternes se mélangent dans les têtes.

Le salarié sous-traitant chargé de balayer les résidus de sacs litigieux est tout de suite pris en main, avant d’être entendu par les enquêteurs de police. On lui fait porter la responsabilité du drame, il craque et fera ensuite des déclarations contradictoires, pour dire plus tard qu’il ne se rappelle plus de rien. Les habitué.es des enquêtes de CHSCT ne seront pas surpris de rencontrer des témoins qui ne savent plus, dès lors que la direction les a vus avant.

La direction lance une « commission d’enquête interne », qui avance très vite, surveille celle du CHSCT à qui elle ne donne que quelques informations. Elle fait de même pour l’enquête judiciaire, qui est, elle aussi, distancée. Total a fait venir de nombreux cadres expérimentés. Il y a le nombre et le savoir faire pour tout ratisser. Cette commission d’enquête interne affirme être légitime, en raison de ce que le Code de l’environnement exige un rapport. La direction s’engouffre là-dedans, pour doubler de vitesse le CHSCT et justifier une enquête distincte. Pendant que l’enquête judiciaire patauge, la commission interne va, dans les 48 heures, dans le hangar à l’origine du mélange. Curieusement on ne retrouvera pas ensuite le contenu de certains ordinateurs, les originaux des inventaires sur les sacs, ni la benne de transport dans l’état où elle était après l’explosion. Total va saisir discrètement un grand spécialiste en détonique du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et lui fournir les échantillons pour étudier la faisabilité de l’explosion. Il conclut par l’affirmative : le « client » lui interdit alors de faire connaitre les résultats.

C’est par une perquisition au CNRS et une autre au siège de Total, que la police judiciaire découvrira des faits importants qui étaient cachés. Pour autant, les plaintes pour entrave ne déboucheront pas. La perquisition au siège fait suite à une fuite sur la convocation à Paris de tous les cadres pour apprendre leur leçon. Ces perquisitions auraient pu n’avoir jamais eu lieu. Contrairement aux pratiques de la police judiciaire, il n’y a pas de délimitation de scène du crime .Les cadres vont partout, touchent à tout, longtemps avant la police judiciaire. Cela n’aurait évidemment pas été le cas, si l’explosion avait eu lieu dans une PME. Total bénéficie d’un a priori d’honorabilité. Desmarets lui-même n’a-t-il pas déclaré qu’il ferait tout pour la manifestation de la vérité ?

Pour ce qui est des délégué.es, la priorité est la mise en sécurité du site, l’aide aux victimes et aux familles, le devenir de chacun et chacune. Peu travaillent sur l’origine de l’explosion. On leur conseille d’un peu partout de laisser çà à la police. Le morceau serait trop gros. Ceux et celles qui enquêtent sont interpellé.es en permanence par des journalistes, des pseudos experts ou pseudos témoins, qui consomment beaucoup de leur énergie. Les tentatives de manipulations sont nombreuses. La direction se trouve des adjoints pour appuyer sa stratégie du mystère. Les cadres, subitement, adhèrent en masse à l’association « Mémoire et solidarité ». Cette association avait été créée pour maintenir des liens, pas pour intervenir sur l’origine du drame. Elle devient le fer de lance de la théorie de l’impossibilité d’un accident industriel. Elle a de nombreux adhérents et moyens financiers pour payer ses avocats. La CGC, au niveau local et au niveau fédéral, adopte la même position et trouve les moyens de payer des avocats. Visiblement sa trésorerie n’est pas en rapport avec le nombre d’adhérents et adhérentes. Ces avocats n’hésitent pas à soutenir la piste terroriste.

Sur le plan juridique, c’est une bataille colossale. C’est le cas pendant l’instruction et lors des audiences qui durent en moyenne quatre mois. La dernière est délocalisée à Paris, ce qui fait que de nombreuses victimes ne se déplacent pas. C’est la bataille du temps qui passe et de l’oubli partiel dans les mémoires. Il y a un premier procès en 2009, puis un second en appel en 2012, ensuite la saisie de la Cour de cassation par Total et ses soutiens, qui renverra vers une nouvelle Cour d’appel en 2017. Total retourne encore une fois devant la Cour de cassation qui ne devrait pas rendre son verdict avant 2019. On peut espérer que, cette fois, la Cour de cassation sifflera la fin de la récré. On est bien loin des comparutions immédiates … Que vous soyez puissant ou misérable…

Le groupe sait trouver des témoins de renom. On peut citer l’ancien juge anti-terroriste Bruguière, qui dira à la barre que la piste terroriste a été bâclée à l’époque. Or, c’est lui qui avait estimé qu’elle était sans intérêt. Par la suite il sera recruté et payé par Total comme conseiller ; bien sur, cela n’a rien à voir….

Des syndicalistes avaient alerté

En 1990, le syndicat de l’usine écrivait à laDirection régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement, que l’utilisation croissante de la sous-traitance et de la précarité pouvait conduire à un accident majeur. C’est ce qui s’est produit 11 ans après. L’entreprise utilisait trois entreprises sous-traitantes différentes pour le secouage des sacs usagés, le transport des rebus et le stockage des non conformes, qui étaient ensuite recyclés à l’extérieur. Pour en ajouter à la casse du collectif du travail et la surexploitation, il y avait aussi des intérimaires dans ses entreprises. Or, cette usine fabriquait des nitrates agricoles et des nitrates industriels. De plus elle fabriquait des produits chlorés. Les gens qui sont vraiment de la profession connaissent l’incompatibilité entre le chlore et les nitrates.

Comme partout dans l’industrie, Grande Paroisse, filiale de Total, s’est désintéressée progressivement de ce qui ne constituait pas pour elle la production de la valeur ajoutée. De désengagement en désengagement, les sous-traitants furent livrés à eux mêmes sans la connaissance des fabrications et des produits. Ce type de mélange fatal n’a pas besoin d’énergie additionnelle pour réagir. On connait la suite. On retrouve des faits et décisions similaires, lors de l’étude de bien d’autres accidents graves, ailleurs.

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Philippe SAUNIER

Philippe Saunier, salarié de Total, est militant de la Fédération nationale des industries chimiques de la CGT.