L’intelligence artificielle aux impôts

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Nous publions ici l’avant-propos et l’introduction du livre L’intelligence artificielle aux impôts. Réflexions et actions syndicales, œuvre du syndicat national Solidaires Finances Publiques et édité chez Syllepse.


Solidaires Finances Publiques est l’organisation majoritaire au sein de la Direction générale des finances publiques. La DGFIP est la direction de l’administration publique centrale française qui gère les finances publiques en France (recettes et dépenses ; la fiscalité de l’État français et des collectivités territoriales ; définition des règles juridique ; établissement de l’assiette, recouvrement, contrôle, contentieux ; la politique immobilière de l’État ; les biens domaniaux ; le cadastre et la publicité foncière ; la production, la qualité et la sincérité des comptes de l’État).


[Syllepse]
[Syllepse]

Pourquoi Solidaires Finances Publiques publie un livre sur l’intelligence artificielle (IA) ? Pour nombre de lecteurs et de lectrices cette question est légitime. En quoi un syndicat ancré dans les finances publiques s’intéresserait aux outils numériques et à la place de l’intelligence artificielle… Ce choix de publication ne s’est pas fait pour être à la mode mais tout simplement parce que depuis des années notre organisation syndicale voit ces outils s’immiscer peu à peu dans le quotidien et l’environnement professionnel de nos collègues.

En tant que première organisation à la Direction générale des finances publiques, s’intéresser à l’exercice de nos missions, aux conditions de travail des personnels fait partie intégrante de notre syndicalisme d’adhérentes et d’adhérents. Or, la DGFiP ces dernières années est pionnière dans le développement des outils numériques et de la place de l’IA. C’est sous couvert de modernité et d’exemplarité qu’elle axe ses moyens vers ce versant sans mesurer les conséquences induites de ces outils. Ne pas s’interroger sur le développement du numérique et de l’IA serait une erreur stratégique d’un point de vue syndical. À l’heure de la « Start-Up Nation[1] » et de la transformation numérique de la fonction publique, il serait anormal de ne pas s’intéresser à ce sujet prégnant qui irrigue notre quotidien professionnel mais aussi personnel. Alors oui, Solidaires Finances Publiques s’est lancé dans cette publication, qui sort des champs traditionnels, avec humilité et sérieux. Nous essaierons d’éclairer les enjeux que certain·es qualifient de nouvelle révolution du travail. Comprendre ce qui nous entoure ou nous percute permet de réfléchir et de construire nos revendications et nos actions de demain toujours en lien très fort avec le terrain. En France, en 2023, le mot « ChatGPT[2] » fut la première tendance de recherche sur Google. L’intelligence artificielle est partout, elle irrigue dans toutes les sphères de la société. Source de fantasme dystopique pour les uns et les unes, incommensurable progrès technologique pour les autres, les débats quant à la justesse de son utilisation sont souvent pollués par des positions antagonistes, manichéennes.


Une initiative à propos de l’IA du Syndicat national des journalistes et de Solidaires informatique. [Solidaires]
Une initiative à propos de l’IA du Syndicat national des journalistes et de Solidaires informatique. [Solidaires]

Notre organisation est autant reconnue pour sa pugnacité à défendre les personnels et les missions de notre administration que pour la pertinence de ses analyses quant à la fiscalité, la lutte contre la fraude fiscale ou le financement des services publics. Depuis 2013 et l’arrivée de l’IA dans la programmation du contrôle fiscal, la DGFiP se veut le porte-étendard des administrations innovantes en multipliant le développement de projets algorithmiques auto-apprenants au cœur de ses missions. Foncier innovant[3] et détection automatique des piscines, contrôle de la dépense, évaluations domaniales, soutien aux collectivités territoriales et aux entreprises en difficulté, cette liste non exhaustive donne un premier aperçu de la prédominance de ces technologies au sein de notre administration. Solidaires Finances Publiques n’est pas un syndicat de concepteurs et conceptrices d’IA, nous sommes le syndicat de tous les personnels de la DGFiP. Cela nous semble donc être une excellente raison de faire entendre la voix de ces hommes et ces femmes, agents et agentes du service public, qui, en bout de chaîne, voient leurs missions et leurs conditions de travail être transformées.

L’intelligence artificielle, telle qu’elle est développée aujourd’hui, emporte une certaine vision de notre société. Nous refusons que les débats démocratiques autour de l’IA soient confisqués par un public de seuls spécialistes. Nous refusons que ces technologies soient déployées sans que les personnels ne soient jamais impliqués. Nous refusons que la technicité que requiert la confection des outils de data science[4] donne un blanc-seing à l’intégration massive de ces nouvelles technologies dans le monde du travail, du service public et de la société en général. C’est à ce titre que Solidaires Finances Publiques bouscule ses champs de revendications habituelles. Face à l’émergence de plus en plus prégnante d’outils d’IA qui viennent priver les personnels de leur technicité, éloigner les usagères et usagers du service public, rompre les chaînes de travail, nous ne pouvons nous contenter de réclamer des seuls emplois supplémentaires et des formations aux outils numériques pour les personnels.

L’IA est-elle vraiment une technologie disruptive ?

Présentée comme une révolution, l’IA est souvent définie comme le fer de lance de ces technologies innovantes apportant progrès et bénéfices incommensurables pour nos sociétés. C’est oublier que l’IA ne sort pas du chapeau d’un prestidigitateur. Elle n’est ni la version 2.0 d’une baguette magique dénichée au repère des sorciers, ni l’émanation du génie d’un ou d’une seule développeuse. La compréhension des systèmes d’IA oblige à s’intéresser aux conditions de son émergence. Multifactorielle, elle s’appuie sur des technologies et des disciplines scientifiques telles que l’informatique, les statistiques ou les mathématiques.

L’IA c’est quoi ?

Déjà, rompons tout de suite avec l’idéologie de modernité qui l’accompagne. L’intelligence artificielle est née à la fin des années 1950. Elle a connu ce que l’on a dénommé des « hivers », ces périodes de creux où l’intérêt des investisseurs s’est brutalement interrompu. Quant à une définition précise, cela dépend du contexte, des époques et de l’angle sous lequel on la regarde : technique, démocratique, politique… Nous imaginons aisément certaines et certains d’entre vous s’offusquer d’une « réponse de Normand », mais il n’existe pas de définition universelle unique de l’IA qui fasse consensus. Le Conseil de l’Europe esquisse une approche similaire en expliquant qu’elle « est entrée dans le langage commun et [que] son utilisation devenue banale dans les médias, il n’en existe pas réellement de définition partagée ». Selon la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL[5]), l’IA serait « tout système mettant en œuvre des mécanismes proches de celui d’un raisonnement humain qui pourrait ainsi être qualifié d’intelligence artificielle ». De notre côté, nous ferons le choix de nous intéresser à ces techniques combinant mathématiques, statistiques et informatiques (la data science) qui automatisent et imitent la réalisation de tâches cognitives jusqu’ici réservées aux humains. À la DGFiP, l’IA sert, entre autres, à modéliser et prédire les comportements frauduleux et se formalise comme un outil d’aide à la décision pour les agents et les agentes. Ces modèles prédictifs développés en vue de détecter la fraude fiscale ont été expérimentés dès 2014 pour évaluer les risques et les schémas de fraude. L’IA compile des données pour les croiser, les comparer à des schémas de fraudes connus et historisés. Cette industrialisation tend à faire oublier que la réalité de la fraude n’est pas toujours un processus prévisible, non mouvant, non complexe. C’est oublier aussi que les données et leurs traitements peuvent être biaisés et induire, parfois insidieusement, différentes discriminations.

Solidaires Finances Publiques prend le parti de ne pas s’enfermer dans ces deux mots-valises accolés « intelligence artificielle ». Nous ne céderons pas aux sirènes des communicants de toutes ces sociétés de conseil informatique vendant très cher ces technologies. Nous ne nous perdons pas non plus dans ces promesses d’un service public amélioré feignant d’oublier que les principales motivations restent dogmatiquement fondées sur ces économies d’échelle prétendument indispensables à réaliser. Solidaires Finances Publiques assume de porter un discours technocritique. Nous consentons ainsi à l’utilisation de technologies dès lors qu’elles s’inscrivent dans un processus démocratique et sont conçues dans l’intérêt des personnels. Les choix politiques d’introduction de l’IA doivent pouvoir être remis en question ou débattus avec l’ensemble des acteurs et des actrices impacté·es par ces nouvelles technologies. Solidaires Finances Publiques porte l’une des voix d’un numérique émancipateur pour chaque travailleur et travailleuse.

L’IA, un sujet interprofessionnel aussi ! [Solidaires]
L’IA, un sujet interprofessionnel aussi ! [Solidaires]

Nous dénonçons la numérisation et l’automatisation massives et systématiques de tout ce qui régit la vie et le quotidien des publics sans jamais les y associer. Pouvoir débattre, pouvoir discuter de la justesse de l’emploi de ces technologies auto-apprenantes qui impactent la population, le monde du travail, la relation de l’usager à son service public ne devrait pas être une simple option peu ou jamais activée. Nous revendiquons qu’il soit possible de remettre en question l’utilisation de l’IA lorsqu’elle n’est pas synonyme d’amélioration et de progrès, non pas technologique, mais social. L’intelligence artificielle ne doit plus être utilisée pour démontrer une prétendue modernité mais bien parce qu’elle pourrait être utile dans ses applications concrètes. Nous refusons d’être taxé·es de rétrogrades alors que nous défendons un service public de proximité et de qualité, des conditions de travail optimisées pour les personnels de la DGFiP et une société qui œuvrerait à la justice, qu’elle soit fiscale, sociale ou environnementale. Nous sommes convaincu·es que le numérique pourrait être un outil d’émancipation pour les agents, les agentes et la population. Encore faudrait-il qu’il ne soit plus dicté et pensé par des seuls intérêts privés et des velléités de réduire encore et toujours le nombre d’emplois.

Dans ce livre, nous expliquerons, dans un premier temps, comment se sont déployées les technologies d’intelligence artificielle à la DGFiP et comment elles s’articulent dans le cadre de la fonction publique. Nous traiterons ensuite des conséquences sur nos missions, sur les conditions de travail des personnels pour enfin détailler comment notre organisation syndicale intègre dans son revendicatif et ses moyens d’action l’introduction de ces nouvelles technologies. Nous espérons que cet ouvrage permettra, modestement, d’initier ou de poursuivre une réflexion sur l’impact des outils de data science sur les missions de service public et le travail.


⬛ Solidaires Finances Publiques


[1] Concept promu par Emmanuel Macron, notamment lors de sa campagne présidentielle, visant à considérer l’État comme une entreprise et à miser sur sa transformation en s’appuyant sur les entreprises dites « innovantes », les start-ups notamment celles issues du numérique.

[2] Modèle de traitement du langage naturel. Il est conçu pour comprendre et générer du texte de manière conversationnelle, permettant ainsi de répondre à des questions, fournir des informations, rédiger du texte, et assister dans diverses tâches de communication écrite. Proposé gratuitement au grand public en novembre 2023, par abus de langage il est employé pour parler des IA génératives.

[3] Technique qui permet de détecter à partir d’images aériennes, les piscines et les bâtiments qui seraient non déclarés par les contribuables.

[4] Science des données, discipline qui consiste à extraire des informations pertinentes à partir de données structurées et non structurées, en utilisant des méthodes et des techniques telles que l’analyse statistique, l’apprentissage automatique et la visualisation des données.

[5] Autorité administrative indépendante chargée de veiller à la protection des données personnelles et à la vie privée dans le domaine de l’informatique et des nouvelles technologies.


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