Repenser des droits inconditionnels à la Sécurité sociale pour les sans papiers

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LE PARADOXE DE DEUX RÉGIMES SÉPARES

De prime abord, penser « une Sécurité sociale pour les sans papiers » conduit à deux options. Soit les personnes n’ayant pas de droit au séjour pourraient accéder au régime général et non plus être sous le régime spécifique actuel qu’est l’Aide médicale d’état (AME), et donc revenir à une situation antérieure où les personnes sans titre de séjour étaient prises en charge comme tout assuré social dans le régime général (mais tout en demeurant indésirables pour l’Etat français, puisque sans papiers). Soit, c’est en premier lieu leur régularisation sur le territoire qui devrait leur être accordée, condition évidemment nécessaire pour pouvoir accéder ensuite au régime général de la sécurité sociale. Deux députés auteurs d’un rapport remis en 2011 portant sur l’évaluation de l’Aide médicale d’état ont souligné ce paradoxe. Car les droits actuels des sans-papiers en matière de protection sociale sont très minces : il leur est accordé uniquement une prise en charge minimale de leurs frais de santé (l’Aide médicale d’état et dispositif des soins urgents), c’est-à-dire une part minimum de la branche maladie ; ceci étant financé sur le budget de l’état et non pas par la Sécurité sociale. Le droit du travail protège les travailleurs et travailleuses sans papiers avec leur prise en charge par la Sécurité sociale en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Et, à la marge, il existe une possibilité de régularisation de plein droit avec la remise d’un titre de séjour (pour vie privée et familiale) si la victime a obtenu une rente et un taux d’incapacité permanente d’au moins 20 %. Même les sans papiers dont le travail n’est pas en situation totalement dissimulée (faisant par exemple l’objet de remise de bulletins de paie et de versements de cotisations sociales), ne peuvent pour autant accéder à des droits sur les branches retraite et famille de la Sécurité sociale.

L’INSTRUMENTALISATION EN COURS DU RÉGIME DE L’AME, SOUS COUVERT DE RIGUEUR BUDGÉTAIRE, AFIN DE NE PAS LAISSER L’EXTRÊME DROITE OCCUPER LE DÉBAT SUR LES QUOTAS MIGRATOIRES

L’AME est donc une prestation sociale financée par l’état et non par la Sécurité sociale. Le budget de l’AME est examiné chaque année dans le cadre du Projet de loi de finances (PLF). La gestion de l’AME est déléguée par l’Etat à la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), mais les bénéficiaires ne sont pas considérés assurés sociaux. Pour bénéficier de l’AME, il faut être sans titre de séjour, pouvoir prouver sa résidence en France depuis au moins trois mois consécutifs, et déclarer des ressources inférieures à 746 euros par mois pour une personne seule. Désireux de revoir, dans le budget de l’État, le niveau des dépenses prises en charge pour l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière, le gouvernement a commandé durant l’été 2019 deux rapports sur le dispositif de l’Aide médicale d’état, à l’Inspection générale des finances d’une part, et à l’Inspection générale des affaires sociales d’autre part.

Classiquement, chaque année, lors des débats portant sur le projet de Loi de Finances, les formations politiques de droite et d’extrême droite interviennent systématiquement pour exiger la réduction, si ce n’est la suppression totale, du dispositif de l’AME, motivant leurs interventions par son coût excessif pour le budget de l’état et par l’impérieuse nécessité d’une « chasse aux clandestins » par tous les moyens. Le contexte social et politique général qui a fait suite aux mobilisations des Gilets jaunes et aux projets gouvernementaux de contre réforme de l’assurance chômage et de l’assurance vieillesse fait que des représentants de la République en marche ont envoyé des ballons d’essai concernant une éventuelle révision du dispositif de l’AME, sous forme d’allusions à des abus et des fraudes (en évoquant des prothèses mammaires). Ceci, quelques semaines avant la confirmation par le gouvernement d’un débat plus général sur les politiques migratoires devant le Parlement, débat qui avait été annoncé le 12 juin 2019 par le Premier ministre, Edouard Philippe, lors de sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale, sur la nécessité de « lutter avec fermeté contre les abus » en termes de politiques migratoires. Ainsi, des affirmations ont pu être tenues au nom de la République en marche, participant à la désinformation sur des frais médicaux qui seraient pris en charge par l’AME, soit pour affirmer que le régime spécifique couvrirait le même panier de soins que le régime général ou qu’il existerait une fraude massive. Il est régulièrement répété que certains frais médicaux, comme des prothèses dentaires et des prothèses mammaires, sont pris en charge par l’AME. Le citoyen peu au fait de la réalité des conditions de vie des personnes en situation irrégulière et ignorant totalement ce qu’il en est de l’AME, ne pourra que s’offusquer des abus ! Pour remettre en cause le dispositif AME, le gouvernement avance qu’il en faut maitriser les coûts et contrôler son utilisation uniquement par les personnes concernées et dont l’état de santé l’exigerait ; par certaines communications, il n’a pas hésité à participer aussi à cette désinformation, prétendant par la même qu’un « tourisme médical » massif serait organisé par filières et ferait exploser le budget consacré à l’AME.

LES RAISONS SONT NOMBREUSES QUI JUSTIFIENT QU’IL FAUT CONSERVER UN DROIT A LA SANTÉ POUR LES SANS-PAPIERS

En 2018, le nombre de personnes ayant pu accéder à la santé avec la prise en charge par l’AME était un peu plus de 300 000, pour un budget de 900 millions d’euros, ce qui correspond à un montant par bénéficiaire équivalent au montant moyen de l’assuré social du régime général et, surtout, qui correspond à seulement 0,5% des dépenses de la branche maladie du régime général (211 milliards d’euros en 2018). L’augmentation des dépenses engagées par l’AME et la révision régulière du budget alloué par l’État à ce régime spécifique résultent de l’augmentation du nombre de bénéficiaires. Le coût global pour le budget de l’État du dispositif AME a certes augmenté régulièrement mais, à l’évidence, il faudrait tout d’abord poser les questions politiques concernant l’augmentation d’une population maintenue délibérément dans l’illégalité (et non pas d’une population clandestine, qui est un élément de langage droitier et stigmatisant) par les conditions de plus en plus restrictives de l’accès aux droits du séjour et du non-respect du droit d’asile par la France.

L’AME permet à son bénéficiaire de ne pas avancer les frais de soins médicaux, hospitaliers, les analyses, les médicaments, les vaccins mais sans dépassements d’honoraires, c’est-à-dire dans les limites de la prise en charge par la Sécurité sociale (tarif conventionnel). Sont pris en charge les actes pour l’interruption volontaire de grossesse et la contraception. Certains actes médicaux sont exclus, notamment ceux concernant l’aide médicale à la procréation. Cette couverture de soins demeure minimum ; par exemple, elle n’ouvre pas droit à l’indemnisation des soins dentaires spécifiques, des prothèses dentaires mais aussi de l’orthodontie… qui sont onéreux et certainement pas uniquement esthétiques. Sont aussi exclus des actes comme la procréation médicalement assistée, l’accompagnement des mineur.es en situation d’handicap. Rappelons que la demande à bénéficier de l’AME n’est pas automatique. La personne sans papiers doit remplir un dossier de demande avec des pièces justificatives et l’adresser à la Caisse primaire. Le droit à l’AME doit être renouvelé chaque année. Il faut justifier d’une présence effective et continue de 3 mois sur le territoire national et des ressources inférieures à des seuils selon la composition du foyer (8951 euros soit 746 euros par mois). Dans les faits, la pièce justificative de la domiciliation peut poser problème au demandeur, à l’évidence s’il est dépourvu de liens ou de connaissances en France, même si la domiciliation par un centre communal d’action sociale est possible. L’attestation d’hébergement par un tiers est possible par une attestation sur l’honneur.

Concrètement, une partie certainement très importante des bénéficiaires ne maitrisant pas assez suffisamment l’écrit et la langue françaises doivent ouvrir leur droit grâce aux permanences des centres d’action sociale, aux hôpitaux, aux gestionnaires de centres d’accueil mais aussi grâce à des associations d’accès au droit. Le bénévolat apporté par le monde associatif tient une place importante dans l’ouverture d’accès à ce droit. Ces espaces sont bien souvent les premiers endroits dans lesquels s’expriment tout d’abord des besoins spécifiques pour des soins, et où peuvent se constater les conséquences sociales, physiques et morales de la précarité, mais aussi des situations d’exploitation (par des marchands de sommeil, au travail, sexuelles, etc.). Cette réalité sociale n’est évidement pas prise en compte dans les débats sur le coût du dispositif AME ; pour illustrer cela, il est intéressant de citer l’expérience de la Coordination 93 de lutte pour les sans-papiers qui militait, entre autres, pour une prise en charge sur le modèle de ce qu’était la Couverture médicale universelle (CMU). En 2003, cette association de soutien aux sans papiers a occupé la CPAM de Seine-Saint-Denis, avec le soutien de professionnels de la santé, afin de dénoncer le refus d’admission aux soins de bénéficiaires de l’AME. Par la suite, un accord avait été conclu et même établi par une convention toujours en vigueur, sur lequel la Coordination 93 organise dans ses permanences militantes l’ouverture de droit à l’AME,  cette association considérant que « La lutte des sans papiers s’inscrit alors dans le mouvement social, aux côtés du mouvement des travailleurs, mais aussi aux côtés de tous les « sans », sans logements, sans travail, sans droits, comme vont le prouver les luttes suivantes et, en particulier, dans le cadre du travail. »

Il a été constaté, d’année en année, que le dispositif AME concourt de façon très importante à la prise en charge du VIH et de la tuberculose. L’avis très partagé des professionnelles et professionnels de la santé est que toute réduction de la couverture d’actes médicaux ou toute conditionnalité supplémentaire pour l’ouverture au régime AME entraineraient mécaniquement des conséquences en termes de santé publique. Au delà des conséquences pour toutes les personnes directement concernées, le coût social ne serait qu’augmenté : les actes de prévention, comme la vaccination, ou des soins pris au plus tôt pour toute pathologie, sont les premiers outils en termes de santé publique. Si un système excluant se mettait en place, les personnes malades nécessitant des soins urgents et pris en charge seront exclues sans qu’un parcours de soins antérieur ait pu être correctement suivi. Par ailleurs, l’autre enjeu pour la santé publique est la réduction des maladies transmissibles où l’intervention de l’AME joue aussi un rôle indispensable. Avec de tels enjeux en matière de santé publique, on ne peut que mesurer l’inconséquence des discours politiques, hier comme aujourd’hui, qui instrumentalisent en les déformant des éléments budgétaires de l’accès aux soins et qui préparent une contre réforme néfaste à la fois pour les personnes directement concernées, pour la déontologie des professionnels de la santé, pour la situation des services des urgences en France, et, globalement, pour la santé publique. In fine, de telles politiques menacent de manière contre-productive les finances du système médical et hospitalier. Ceci a été fermement dénoncé à la fois par une tribune de praticiens que par les organisations membres de l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE) [1].

VA-ET-VIENT ENTRE SÉCURITÉ SOCIALE, DÉPARTEMENT ET ÉTAT POUR LA SANTÉ DES ÉTRANGERS SANS PAPIERS SUR LE TERRITOIRE FRANÇAIS

La question centrale reste la différenciation des deux régimes, le régime général de l’assuré-e social-e relevant de la Sécurité sociale et le régime spécifique de l’AME géré non pas par la Sécurité sociale mais par l’État directement. Depuis 1945 jusqu’à 1993, ce dispositif séparé n’existait pas, les personnes en situation irrégulière étaient prises en charge par la solidarité du système de la sécurité sociale. C’est la seconde loi dite « Pasqua » du 24 aout 1993, durcissant la précédente loi sur l’immigration de 1986, qui a brisé cette solidarité en instituant une condition de régularité du séjour pour l’ouverture des droits aux prestations de sécurité sociale (cette même loi avait instauré aussi – entre autres dispositions rétrogrades – l’obligation pour l’ANPE de vérifier la régularité du séjour des demandeurs d’emploi). Les sans papiers de l’époque n’auront plus que la possibilité d’une prise en charge sur un dispositif d’aide médicale par le département. Puis en 1999, ils seront exclus de la Couverture maladie universelle (CMU).

Au départ, une loi du 15 juillet 1893 a créé l’Assistance médicale gratuite (AMG) qui permettait aux malades les plus pauvres (malades, vieillards et infirmes privés de ressources et indigents) de bénéficier malgré tout d’un accès gratuit à un minimum de soins de santé. Après la création de la Sécurité sociale en octobre 1945, ce dispositif a été précisé par un décret du 29 novembre 1953 relatif à la réforme des lois d’assistance (« Toute personne résidant en France bénéficie, si elle remplit les conditions légales d’attribution, des formes de l’aide sociale »). Dans le cadre des lois de décentralisation de 1983, l’AMG a été transférée aux départements, et est ainsi devenue l’Aide médicale départementale (AMD). Une loi du 29 juillet 1992 (gouvernement Bérégovoy) portant adaptation du Revenu minimum d’insertion (RMI), et relative à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et professionnelle, a assouplit les conditions d’accès à l’AMD en l’accordant à tous les bénéficiaires du RMI et aucune condition de régularité au séjour n’était toujours demandée pour pouvoir bénéficier de cette assistance. C’est une loi d’août 1993 relative à la maitrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, qui a introduit une condition de régularité de séjour pour bénéficier de l’assurance maladie. Le gouvernement de cohabitation (avec Mitterrand président de la République, Balladur Premier ministre, et Pasqua ministre de l’Intérieur), tout en restreignant l’accès aux soins pour les étrangers, les plaçait pour autant dans le cadre de l’assurance maladie de la Sécurité sociale.Et une loi du 27 juillet 1999 (gouvernement Jospin, avec Bernard Kouchner et Martine Aubry) relative à la Couverture maladie universelle (CMU) a remplacé l’AMG par l’AME, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2000. Le maintien de l’exigence de la régularité de séjour pour bénéficier de l’assurance maladie a conduit au maintien d’un dispositif spécifique (l’AME) pour les sans papiers. Le régime différencié est venu discriminer les personnes étrangères dans l’accès aux soins.

IL FAUT INCLURE L’AME DANS LE RÉGIME GÉNÉRAL DE SÉCURITÉ SOCIALE

Nous l’avons vu, les bénéficiaires de l’AME sont des personnes en très grande précarité. Elles sont exposées à des risques accrus de santé en raison de leurs conditions de vie (ressources très faibles, vie à la rue, régime alimentaire, conditions d’hygiène, insalubrité, etc.). Ces personnes, de fait, ont un accès retardé aux soins alors qu’elles peuvent présenter des pathologies graves. Actuellement, ces personnes ne relèvent pas de l’assurance maladie. N’étant pas des assurés sociaux, les bénéficiaires de l’AME n’ont pas de médecin traitant et sont exclus des programmes de prévention de la CNAM. Exclure des politiques de prévention et de vaccination ces personnes en grande précarité ne peut que poser des problèmes de santé publique, à terme. Cette mise à l’écart est présentée par les gouvernements qui en décident comme une recherche d’économies pour le système de santé. En réalité, faciliter l’accès aux soins pour ces personnes permettrait d’éviter des surcoûts liés aux retards dans certains soins. Leur intégration dans le régime général leur faciliterait l’accès à la médecine de ville et aurait aussi pour effet de désengorger des services d’urgence hospitaliers de certaines villes. Enfin, intégrer l’AME dans le régime général de la Sécurité sociale lèverait la menace portée chaque année contre cette prestation sociale par des parlementaires, voire des membres du gouvernement, lors des débats sur le PLF. Chaque année c’est en effet l’occasion de débats qui négligent totalement les enjeux de santé publique mais s’inscrivent uniquement dans le sillon tracé par l’extrême droite pour réduire, y compris par des moyens sordides, le nombre de migrants.


[1] « Menace sur l’Aide médicale d’état : le gouvernement se prépare à sacrifier la santé publique », communiqué du 4 septembre 2019, ODSE.

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Sébastien Peigney

Travailleur social, membre du Secrétariat national de l’Union syndicale Solidaires et, notamment, anime la commission immigration