Les faucheurs volontaires

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La question des Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) est en débat dans la société depuis 20 ans. C’est le 7 juin 1997 qu’a lieu le premier fauchage d’une parcelle de colza OGM à Saint-Georges d’Espéranche dans l’Isère. La Confédération Paysanne, soutenue par d’autres mouvements, mobilise contre cette parcelle d’essai de Monsanto. La Confédération Paysanne mène une quarantaine d’autres actions de 1997 à 2003 sur des cultures expérimentales ou des stocks de semences commerciales de colza, maïs, betterave, riz, tabac… transgéniques, pour mettre sur la place publique la question des OGM, de la privatisation du vivant et de la finalité de la recherche scientifique publique et privée. C’est par exemple en janvier 1998 à Nérac (47) où des semences d’un maïs OGM de Novartis sont mélangées avec du maïs conventionnel, en juin 1999 au CIRAD1 à Montpellier où des plants de riz OGM sont détruits, au GEVES2 à Versailles où des essais de maïs OGM sont neutralisés, ou lors de bien d’autres mobilisations citoyennes dans plusieurs régions de France. Des procès font suite à toutes ces actions : Vienne, Agen, Montauban, Carcassonne, Foix, Montpellier, Bordeaux, Toulouse, Valence, Grenoble, Versailles, etc. Puis viennent des condamnations (incarcération de José Bové et René Riesel, amendes et dommages-intérêts, …), et à chaque fois, le débat revient sur la place publique. La Conf.3 est au bord de la faillite financière, mais grâce à ces actions, aucune culture commerciale OGM ne sera implantée en France à cette époque.

La directive européenne 2001-18-CE : dissémination volontaire d’OGM dans l’environnement. Cette directive définit ce qu’est un OGM : « Un organisme, à l’exception des êtres humains, dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». Elle indique les procédures d’évaluation du risque et d’autorisation des OGM (micro-organismes, plantes et animaux). Elle introduit notamment l’obligation de consultation publique, ainsi que des règles de traçabilité et d’étiquetage des OGM. La France attendra 2008 pour retranscrire cette directive en droit national.

Larzac 2003 : naissance du mouvement des Faucheurs Volontaires4. Lors de ce grand rassemblement, Jean-Baptiste Libouban, compagnon des Communautés de l’Arche de Lanza del Vasto5, lance le mouvement des Faucheurs Volontaires et obtient les 400 premières signatures. Son objectif est d’impliquer l’ensemble des citoyens et citoyennes pour ne pas laisser la Conf. porter seule les poids de la lutte. Les années suivantes, le mouvement s’amplifiera, et plus de 7 000 personnes signeront la charte des Faucheurs, se portant ainsi volontaires pour neutraliser les OGM en plein champ, selon les principes de la désobéissance civile non-violente, dès lors que la loi ne protège pas l’intérêt collectif et que les intérêts privés l’emportent sur le bien commun.

Il y a eu de grosses mobilisations des faucheurs et faucheuses entre 2003 et 2008 : fauchages, procès, actions sur les importations, grèves de la faim. Un grand nombre de comités de soutien ou de vigilance OGM se sont constitués ; des organisations de la société civile sont également montées au créneau : étiquetage dans les magasins, stands d’information, contacts de parlementaires, arrêtés municipaux ou de régions. 2006 et 2007, la FNSEA6 et les Coop.7 tentent le coup de force en organisant la culture de 22 000 hectares des maïs Mon810. Les mobilisations sont telles que le gouvernement annonce début 2008 un moratoire sur le maïs Mon810. On mesure toute l’importance de ce moratoire lorsque l’on fait le parallèle avec l’Espagne et le Portugal où il n’y a pas eu d’interdiction ; dans ces pays, il est très difficile aujourd’hui de trouver des lots de maïs non contaminés par le maïs Bt de Monsanto, et la culture du maïs bio est devenue pratiquement impossible.

Juin 2008, transposition de la directive 2001/18 dans la loi française. Les mobilisations sont nombreuses, mais le lobby OGM veille au grain et tente d’imposer une loi permettant de produire avec et sans OGM, c’est-à-dire une loi de coexistence du loup et de l’agneau dans la bergerie. La pression des mobilisations impose le vote d’un amendement interdisant les cultures OGM qui ne respecteraient pas les structures agricoles existantes et « sans OGM ». Dès lors, les risques de contamination du « sans OGM » rendent impossible la culture du seul OGM autorisé, le maïs.

Plus d’OGM en France ? Aujourd’hui, une grande majorité de nos concitoyens et concitoyennes considère qu’aucun OGM n’est consommé ni cultivé en France. Pourtant, des centaines de milliers de tonnes de soja transgénique sont importées du continent américain pour nourrir les animaux. Mais l’étiquetage de produits issus d’animaux ayant consommé des OGM n’est pas obligatoire. C’est le cas des produits laitiers, des viandes et des œufs s’ils n’ont pas été produits en culture biologique ou suivant des cahiers des charges « sans OGM ». C’est le grand débouché commercial mondial des OGM : 80 % des OGM issus de transgénèse sont destinés à l’alimentation animale ou aux agro-carburants.

Le développement exponentiel des surfaces de soja OGM en Amérique du sud, notamment au Brésil et en Argentine, sème la désolation. Outre les problèmes liés à l’épandage aérien massif du glyphosate8 pour lequel le soja RR a été rendu tolérant, causant de graves problèmes de santé pour les populations locales, c’est aussi la stérilisation des sols puis l’avancée de la déforestation, le refoulement des peuples indigènes, et toujours plus de paysans sans terre. Sur ce problème des importations de soja, les Faucheurs ont été également très actifs à St Nazaire, Lorient, Sète, avec des actions de blocage de ports ou d’usines de transformation en aliments du bétail, de neutralisation de tourteaux de soja dans les silos ou sur les cargos.

Certaines régions de France, Bretagne ou Rhône-Alpes par exemple, ont travaillé à la mise en place d’une filière de soja non OGM et au soutien des éleveurs dans la recherche d’une autonomie alimentaire pour leurs animaux. Enfin, il faut exiger la traçabilité des OGM et expliquer aux consommateurs et consommatrices qu’ils et elles doivent savoir ce qu’ils et elles consomment. Voilà pourquoi, des opérations d’étiquetage des produits animaux dans la grande distribution sont régulièrement mises en place pour pointer du doigt cette opacité, tandis que de nombreuses cantines « sans OGM » émergent à la faveur d’initiatives citoyennes locales. Donc vraiment aucun OGM dans nos assiettes aujourd’hui ? Et dans nos champs, aucun OGM cultivé?

Des OGM cachés. En parallèle à toutes ces mobilisations, et alors que la focale était pointée sur ces OGM issus de transgénèse, une autre catégorie d’OGM s’est développée dans nos champs depuis 2009, issus ceux-là d’une autre technique de génie génétique : la mutagénèse in vitro. Il s’agit d’une technique qui permet de modifier les gènes de cellules de plantes, isolées au laboratoire par irradiation avec des substances chimiques ou des constructions génétiques de synthèse mutagènes. Dès les années 1960, de nombreuses variétés ont été obtenues en provoquant des mutations de plantes ou de leurs organes de reproduction (graines, fleurs…). Lors de l’adoption de la réglementation européenne, en 1990 puis en 2001, les patrons de l’industrie ont fait pression sur le législateur pour exempter ces variétés issues de mutagénèse du champ d’application de la directive, ce qui les exonère des règles soumises aux OGM : évaluation, traçabilité et étiquetage.

Mais depuis 2001, les techniques de modification génétique ont beaucoup évolué. Elles ne s’intéressent plus aux plantes entières. Comme la transgénèse, elles modifient les gènes directement au niveau de la cellule et mobilisent les mêmes techniques connexes de multiplication puis de régénération cellulaire in vitro génératrices de recombinaisons « of targets9 ». Par ailleurs, la sélection assistée supprime les innombrables multiplications de plantes qui permettaient d’éliminer un certain nombre d’effets non intentionnels, non identifiés, amenant l’obtenteur à gagner plusieurs années pour mettre sur le marché de nouvelles variétés. Les espèces les plus concernées sont actuellement le tournesol et le colza qui, grâce à ces techniques de mutagénèse in vitro, sont rendus tolérants à un herbicide pulvérisé en post-levée10. Dans certaines régions, les variétés de tournesol muté (technologies Clearfield de BASF et Expressun de Pioneer) représentent la moitié des surfaces cultivées de cette espèce. Le colza s’est développé un peu plus tard mais est déjà très présent dans les régions où des rotations de culture courtes (2 ou 3 ans) sont appliquées et où, du coup, la pression des adventices11 est plus forte. Ces variétés de colza et de tournesol sont bien des OGM au sens des réglementations européenne et internationale (Codex Alimentarius, Protocole de Carthagène), mais ils sont cachés dans nos champs et nos assiettes. L’exemption du champ d’application de la directive européenne leur permet de ne pas subir plus de contraintes qu’une variété obtenue d’une manière classique par simple croisement. Il n’y a pas d’évaluation des impacts, pas de traçabilité, pas d’étiquetage, ni des semences, ni des huiles que nous consommons, ni des tourteaux destinés à l’alimentation animale. C’est une violation des réglementations OGM destinées à protéger la santé et l’environnement et à garantir l’information du public. Les firmes semencières prennent ainsi le risque de provoquer une perte de confiance définitive des consommateurs dans la qualité des produits de l’agriculture française encore considérée comme exempte de cultures OGM.

Les VrTH (variétés rendues tolérantes à un herbicide) constituent par ailleurs un danger sanitaire et environnemental qui mène à une véritable impasse agronomique. Les herbicides pour lesquels elles sont rendues tolérantes font partie d’une famille de produits qui entraînent de nombreuses résistances d’adventices, et beaucoup sont déjà avérées. Les organismes techniques préconisent aujourd’hui jusqu’à 3 applications herbicides du semis à la post-levée pour en venir à bout, alors que l’argument commercial principal de l’industrie était justement la réduction des pesticides. C’est encore une fois la fuite en avant : « fonçons avec un véhicule sans freins, tant pis si c’est le mur qui doit nous arrêter ! » Un moratoire sur la culture et la vente des semences de ces VrTH est indispensable.

Ces VrTH répondent aussi aux 3 caractéristiques principales des OGM :

– elles ont été modifiées génétiquement d’une façon artificielle ;

– ce sont des plantes pesticides (faites pour absorber les pesticides) avec leurs conséquences sur la santé ;

– c’est une technologie brevetée, qui permet aux firmes semencières de confisquer aux paysans leurs droits sur les semences.

Mais alors, que font les Faucheurs ? En 2009, la Conf., les collectifs locaux et les Faucheurs Volontaires s’invitent à Bollène (84) où le CETIOM12 organise une visite d’essais, puis à Vienne (38) où le député-maire, président de l’office parlementaire sur le risque ambroisie13 préconise les VrTH comme une solution contre la colonisation de cette plante. Des inspections citoyennes sont mises en place : coopératives Lorca en Lorraine, Dijon-Céréales en Bourgogne, la Dauphinoise dans l’Isère… Dans plusieurs régions, les DRAAF14 sont interpellées ; elles disent tout ignorer : surfaces, variétés, etc., aucun suivi des cultures n’est mis en place. Plusieurs rendez-vous aux ministères de l’agriculture et de l’environnement ne donnent pas plus de résultat. En 2010, les Faucheurs Volontaires passent à l’action sur une plate-forme Pioneer à Sorigny (37) suivi des procès de Tours et Orléans. Mais les procès s’arrêtent là, malgré plusieurs fauchages de tournesol : à Feyzin (69) puis dans l’Isère (9 parcelles), ensuite à Hauterives (26), puis dans l’Allier ou encore à Ondes (31). Suit une série de fauchages de colza : Fontenoy-sous-Moselle (54), Chambon (17), Ox (31), le GEVES (49), etc. Aucune de ces actions ne se traduit par des procès : surtout pas de débat public ; silence, on sème !

En Rhône-Alpes, on estime que les VrTH de tournesol occupent 40 à 50 % des surfaces de la culture. Quelle proportion de colza VrTH en Bourgogne, Lorraine, Poitou-Charentes… ? Depuis l’été dernier, les actions s’intensifient : fauchage d’une production de semences de tournesol à Elne (66), puis en novembre et janvier, quatre plates-formes d’essai de désherbage mises en place par le groupe Dijon-Céréales ; plus récemment, le 15 avril à Villy-le-Moutier, près de Beaune, les 5 hectares d’une plateforme d’essai de colza appartenant à la firme allemande KWS sont mis à mal par 120 faucheurs et faucheuses.

Face à cette pression, les patrons de l’industrie qui n’hésitent devant aucun amalgame, argumentent : « les Faucheurs Volontaires se trompent : ce ne sont pas des OGM, ce sont des procédés utilisés depuis plus de 50 ans et ces variétés sont utilisées aussi en agriculture biologique… » A noter que sur ce dernier point, les semenciers ne disent pas que l’agriculteur bio doit obligatoirement utiliser des semences multipliées en bio ou demander une dérogation si l’une ou l’autre n’est pas disponible (critères rigoureux). Les organisations bio refusent la fusion cellulaire et la mutagenèse, mais la réglementation bio officielle n’interdit que la transgénèse. En ce qui concerne les VrTH, il n’y a aucun intérêt à payer une semence plus cher pour pouvoir la pulvériser avec un herbicide interdit en bio. Il ne disent pas non plus que, alors qu’il existe sur le marché des variétés conventionnelles issues de fusion cellulaire (choux…) ou de mutagénèse dont les semences peuvent suivant la loi être commercialisées comme utilisables en bio (soit multipliées en bio, soit non traitées chimiquement), les firmes refusent de communiquer la moindre information sur le procédé d’obtention, et l’agriculteur bio ne peut donc pas exercer son choix.

Procès des VrTH en 2017. Les dernières actions en Bourgogne vont à nouveau permettre d’alimenter le débat public. De nombreux Faucheurs sont convoqués au tribunal de Dijon en septembre. Ces convocations tombent alors que la Cour de Justice Européenne doit se prononcer sur le statut juridique, OGM ou non, de ces plantes, suite à une interpellation du Conseil d’État français par des organisations paysannes et associatives.

Une certaine prise en compte institutionnelle des VrTH ? Une Expertise Scientifique Collective (ESCo) est menée en 2010‐2011 par l’INRA15 et le CNRS16, sur les variétés végétales tolérantes aux herbicides (VTH). Elle est cocommanditée par le ministère de l’agriculture, de l’agro‐alimentaire et de la forêt et celui de l’écologie, du développement durable et de l’énergie « suite aux premières propositions, par le Comité Technique Permanent de la Sélection des plantes cultivées (CTPS), d’inscriptions sur le catalogue officiel français de variétés de tournesol et de colza présentant une tolérance à la famille herbicide des imidazolinones17. L’ESCo porte sur le caractère agronomique de tolérance à un herbicide (TH), auquel l’espèce est normalement sensible, quelle que soit la technique d’amélioration génétique employée pour en doter une variété. Cette ESCo vise à évaluer l’impact en terme d’agronomie, de santé des plantes et d’environnement, d’économie et de perception par la société de la diffusion de variétés de plantes cultivées présentant le trait génétique de la tolérance à un herbicide ».

Cette Esco identifie les conséquences agronomiques et environnementales de la culture des VrTH, mais ne se traduit concrètement que par la mise en place d’un semblant plan d’accompagnement et de suivi, et d’une « charte de bonne conduite pour la gestion du désherbage des cultures dans les rotations comprenant des variétés de colza ou de tournesol tolérantes aux herbicides » signée par les semenciers, l’Union de l’Industrie de Protection des Plantes (UIPP) et les distributeurs de semences et d’herbicides ; cette charte ne les engage guère, et encore moins les seuls opérateurs directement chargés de l’appliquer, les agriculteurs auxquels on n’a pas demandé de la signer. Mais une vingtaine d’organisations s’étaient regroupées dans un collectif (« l’Appel de Poitiers »), et 9 d’entre elles ont déposé un recours juridique devant le Conseil d’État, pour absence d’évaluation des variétés rendues tolérantes aux herbicides, en réclamant un moratoire sur la vente et la mise en culture des colzas issus de ces variétés. Les VrTH sont, dans ce cadre, attaquées sur le procédé de fabrication OGM des variétés, sur l’impact environnemental induit par leur usage et sur les risques pour la santé humaine et l’environnement. En raison de ces risques potentiels, le collectif sollicite la mise en œuvre de la clause de sauvegarde prévue par la directive 2002/53/CE 1718, dite « catalogue », et l’application de la réglementation OGM à celles qui sont des OGM cachés.

Conseil d’État et Cour de Justice de l’Union Européenne. Constatant que le litige qui lui était soumis posait plusieurs questions sérieuses d’interprétation du droit européen, le Conseil d’État a renvoyé quatre questions à la Cour de justice de l’Union européenne :

« 1° Les organismes obtenus par mutagénèse, ainsi que ceux obtenus par des techniques nouvelles constituent-ils des OGMs soumis aux règles posées par la directive du 12 mars 2001 ? Ou faut-il au contraire considérer que ces organismes obtenus par mutagénèse, ou seulement certains d’entre eux sont exemptés des mesures de précaution, d’évaluation des incidences et de traçabilité prévus par cette directive ?

2° Les variétés obtenues par mutagénèse constituent-elles des « variétés génétiquement modifiées » soumises aux règles posées par la directive du 13 juin 2002 ou sont-elles exemptées des obligations prévues par cette directive pour l’inscription de variétés génétiquement modifiées au catalogue commun des espèces de plantes agricoles ?

3° Si la directive du 12 mars 2001 exclut de son champ d’application les organismes obtenus par mutagénèse, cela signifie-t-il que les Etats membres ont l’interdiction de soumettre ces organismes obtenus par mutagénèse à tout ou partie des obligations prévues par la directive ou à toute autre obligation ou disposent-ils, au contraire, d’une marge d’appréciation pour définir le régime susceptible d’être appliqué aux organismes obtenus par mutagénèse ?

4° Si la directive du 12 mars 2001 exempte les organismes obtenus par mutagénèse des mesures de précaution, d’évaluation des incidences et de traçabilité, sa validité au regard du principe de précaution (garanti par l’article 191-2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) peut-elle être remise en cause ? Et, faut-il tenir compte, à cet égard, de l’évolution des procédés de génie génétique, de l’apparition de variétés de plantes obtenues grâce à ces techniques et des incertitudes scientifiques actuelles sur leurs incidences et sur les risques potentiels en résultant pour l’environnement et la santé humaine et animale ? »

La Cour de justice de l’Union européenne est saisie de ces questions et le Conseil d’État a sursis à statuer en attendant ses réponses. Lorsque la Cour aura répondu, il reviendra au Conseil d’État, à la lumière de ses réponses, de se prononcer sur la légalité de l’article D. 531-2 du code de l’environnement, qui est contesté devant lui.

Une décision attendue. Cette saisie de la CJUE sera déterminante sur la question du statut juridique des VrTH et de leur exemption ou non des règles OGM, mais du fait des questions que pose le Conseil d’État, elle le sera d’abord pour le statut juridique des nouvelles techniques de modification génétique et des nouveaux OGM qui en sont issus. Il y a plusieurs années que la Commission Européenne doit se prononcer, mais de nombreuses controverses la font tergiverser. Début 2016, elle devait produire une interprétation juridique de la directive 2001-18, mais celle-ci n’a jamais vu le jour. Elle a été remplacée par un récent avis d’experts scientifiques nommés par la Commission qui se contentent de recommander des décisions « au cas par cas » en laissant entendre qu’ils souhaitent qu’on ne leur applique pas la réglementation OGM. Le ministère de l’agriculture français, quant à lui, va dans le sens de l’industrie semencière qui souhaite … que ces nouveaux OGM échappent à la réglementation OGM. Il s’appuie sur un vrai-faux avis très controversé du Haut Conseil aux Biotechnologies (HCB) qui avait amené un scientifique dont l’opinion avait été censurée19 et 7 organisations paysannes et associatives à démissionner de cette instance.

De nouveaux OGM… Nos luttes ont permis que les OGM soient réglementés, voire interdits, dans de nombreux pays. Mais les multinationales inventent de nouvelles manipulations pour tenter de passer entre les mailles du filet. La dernière en date : ce qu’ils appellent les New Breeding Technologies (NBT), un nom qui dissimule le fait que ces Nouvelles Techniques de « Sélection » produisent aussi des OGM. Les industriels des semences ont déjà réussi à sortir de la réglementation les OGM obtenus par mutagénèse. Pour cela, ils ont évoqué le caractère prétendument ancien et sans risque des techniques utilisées. C’est ce même tour de passe-passe qu’ils souhaitent utiliser pour les NBT !

Avec les NBT, les industriels créent une plante dont ils brevètent une « information génétique ». Sauf que celle-ci peut déjà exister à l’état naturel ainsi que dans les semences paysannes ! Ils en deviennent ainsi propriétaires ! Tout ceci sert surtout à déposer des brevets sur le vivant, c’est-à-dire à devenir propriétaires d’une plante ou d’un gène de plante pour ensuite empocher de l’argent dès que la plante ou le gêne sont utilisés ! Limagrain-Vilmorin fait partie de ces multinationales prédatrices du vivant et des savoir-faire paysans ! Derrière ses airs de coopérative d’agriculteurs, Limagrain est une société transnationale d’envergure : quatrième semencier mondial, numéro un européen du blé, elle joue dans la même cour que Monsanto, Syngenta ou Pioneer, les sorciers de la génétique des plantes : Pain Jacquet, biscuits Brossard, mais aussi une grande partie des semences potagères pour professionnels, et la quasi totalité des semences en jardinerie sous les marques Vilmorin, Tézier, Clause et Vita. Il ne faut pas oublier la présence de ce groupe dans 55 pays, avec de nombreuses filiales, des acquisitions et des joint-venture un peu partout dans le monde. Cela illustre ses déploiements dans toutes les directions. Tout en prétendant qu’elle y est opposée, cette société dépose des brevets sur les gènes natifs des plantes Elle est aussi championne des nouvelles variétés de blés OGM. Pour que ces brevets restent cachés, elle travaille dur pour que les nouveaux OGM le soient aussi et échappent à toute évaluation, étiquetage et traçabilité. Elle investit en France tous les lieux de décision stratégiques : Comité Technique Permanent de Sélection, Haut Conseil des Biotechnologies, GEVES, GNIS20, centres de recherche, etc. Elle a lié l’État à son devenir en le faisant investir à hauteur de 10 % de son capital, par l’intermédiaire de la Caisse des dépôts et Consignation. A l’international, elle a créé le très influent think-tank MOMAGRI. Enfin, le président de l’Association Mondiale des semenciers (ISF) est le directeur des relations internationales de Limagrain.

L’automne dernier, des actions dans les jardineries ont été organisées par la Confédération Paysanne pour montrer du doigt le fait que des semences OGM et des brevets peuvent se retrouver cachés dans les sachets de graines et que c’est maintenant qu’il faut agir, afin que la réglementation OGM s’applique à tous les nouveaux OGM, pour que soit interdit de breveter le vivant, et que les multinationales comme Limagrain abandonnent ces manipulations génétiques. D’autres actions seront engagées au printemps prochain pour refuser que l’industrie agrochimique détruise la biodiversité, contrôle notre agriculture et empoisonne notre alimentation !

et des brevets sur le vivant21.Au siècle dernier, l’industrialisation a séparé la production agricole de celle des semences. Celle-ci s’est déplacée du champ des paysans et paysannes vers la station d’expérimentation, puis vers le laboratoire de biologie moléculaire, et enfin vers la modélisation informatique. Les sélections paysannes permettent d’adapter constamment des populations de plantes diversifiées et variables à chaque terroir, aux besoins de chaque communauté humaine et à leur évolution. Cette adaptation résulte de sélections, de croisements en pollinisation libre et de multiplications dans des conditions locales de culture in situ. Les échanges de semences reposent sur des droits collectifs d’usage informels. La production issue de ces sélections paysannes fournit aujourd’hui les 3/4 de la nourriture disponible sur la planète (très peu dans les pays industrialisés).

Mais depuis 5 ou 6 décennies, les semenciers bien soutenus par les politiques publiques, s’emploient à déposséder les paysans et paysannes de leurs droits à ressemer leur propre récolte et à échanger leurs semences, tout en gardant le libre accès de l’industrie au bien commun que représentent les ressources génétiques issues des champs des paysans sélectionneurs. Les semences « améliorées » qui en sont issues font des agriculteurs les utilisateurs obligés via les droits de propriété : certificats d’obtention végétale (COV et inscription au catalogue officiel) et les variétés obtenues doivent être homogènes et stables. A noter que le terme « amélioration » des semences signifie adaptation, non pas au terroir ou aux besoins des paysans et des communautés humaines, mais au « paquet technologique » industriel : engrais, pesticides, mécanisation, irrigation, et bien sûr au marché.

Avec l’arrivée de la transgénèse puis de la mutagénèse, les blouses blanches des chercheurs en biologie moléculaire ont remplacé les bottes des ingénieurs agronomes des stations d’expérimentation ; la recherche variétale abandonne le champ pour le laboratoire ; les techniques de modification génétique sur cellules isolées de la plante, puis régénérées in vitro remplacent les techniques in vivo sur graines ou plantes entières. C’est le temps des promesses : nourrir l’humanité, réduction des pesticides… et aussi celui de la course aux brevets des firmes concurrentes.

En 1980, 9 000 obtenteurs existaient dans le monde. Aucun ne réalisait plus de 1 % du marché. Aujourd’hui, 3 multinationales détiennent les 2/3 de l’offre en semences et pesticides. Ces mégafusions sont en grande partie dues au fait que depuis une quinzaine d’années, le coût du séquençage génétique a été divisé par 100 000, et celui du temps pour le réaliser a été divisé par 2 000. Avec la transgénèse, le corps étranger (transgène) introduit dans le génome de la plante est protégé par un brevet. Les marqueurs génétiques permettent de le distinguer de tout gène présent dans une plante issue de sélection classique de la semence à l’assiette. C’est l’outil technique qui permet d’identifier facilement toute contrefaçon. La portée du brevet s’étend à toute plante contenant le transgène concerné, que ce soit par reproduction d’une plante issue du procédé breveté, ou par contamination résultant de flux de pollen ou de graines transgéniques. Et là où s’installent les cultures transgéniques, les autres disparaissent.

La mutagénèse in vitro assistée par marqueurs permet aussi à l’obtenteur de revendiquer un brevet. Cependant, le gène modifié par le stress mutagène n’est pas décrit d’une manière permettant de le distinguer d’un gène issu de mutations spontanées en milieu naturel. Mais la plante qui le porte se distingue toutefois d’une plante issue d’une mutation naturelle, car l’intensité du stress mutagène artificiel et la multiplication in vitro provoquent de multiples autres modifications génétiques non intentionnelles qui ne sont pas décrites dans le brevet. Du coup, un agriculteur poursuivi en justice suite à la reproduction d’un gène naturellement présent dans ses cultures, mais semblable au gène breveté, est toujours perdant. Il s’agit bien ici d’un brevetage de traits natifs.

Dans le cas de l’utilisation de nouvelles techniques OGM, le matériel génétique introduit a été préalablement préparé en dehors de la cellule. Après avoir modifié certains gènes, il n’est plus identifiable dans l’organisme qui en est issu, et l’obtenteur s’arrange pour que le brevet soit décrit d’une manière qui ne permet pas de distinguer la modification génétique obtenue d’une mutation spontanée. Et la revendication de ce brevet ne porte que sur l’information génétique dématérialisée liée au nouveau trait, quel que soit le procédé utilisé pour l’obtenir. Dès lors, la protection du brevet s’étend à toute plante qui contient cette information génétique et qui exprime sa fonction non seulement par le fait de la reproduction d’une plante directement issue de l’invention brevetée ou d’une contamination génétique, mais également si elle présente naturellement un trait génétique semblable. Et il s’agit à nouveau d’un brevet sur un trait natif.

Ces brevets sur des traits natifs permettent à leurs détenteurs de s’approprier l’ensemble des ressources phytogénétiques22 et des semences existantes, y compris dans nos jardins et dans nos champs, et bien sûr in fine de contrôler l’ensemble de l’alimentation mondiale. Le sélectionneur d’informations génétiques brevetées ne travaille plus avec des graines. Il programme, in silico, de puissants moteurs de recherche pour identifier dans d’immenses bases de données numériques des liens reliant certains caractères génétiques à certains caractères phénotypiques, liens constituant une information génétique susceptible d’être brevetée. Il modélise ensuite des réarrangements génétiques improbables permettant à diverses plantes d’exprimer ces informations génétiques. Enfin, un laborantin est chargé de bricoler au mieux ces plantes. La portée de ces brevets sur l’information virtuelle dématérialisée pourra s’étendre ensuite aux plantes du monde réel. C’est un abus du droit des brevets qui engendre une course aux informations détenues par les concurrents, une des causes des récentes mégafusions. Ce n’est pas pour rien que lors du vote, courant 2016, de la loi « pour la reconquête de la biodiversité », l’industrie semencière (Vilmorin-Limagrain en tête) a tout fait pour que la portée des brevets sur une information génétique continue à s’étendre sur toute plante la contenant naturellement. Tout droit de propriété industrielle sur le vivant doit être abandonné. C’est la condition indispensable pour éviter que les actionnaires de 3 firmes transnationales prennent le contrôle de l’alimentation mondiale par l’appropriation de l’ensemble des semences existantes.

Jean-Luc Juthier

1 Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement.

2 Groupe d’Etude et de contrôle des Variétés Et des Semences

3 Confédération paysanne (www.confederationpaysanne.fr)

5 La Communauté de l’Arche fut fondée en 1948 par Lanza del Vasto après sa rencontre avec Gandhi. Le mouvement s’est ensuite internationalisé, devenant notamment une des références de la non-violence.

6 La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles s’est toujours positionnée pour une agriculture productiviste, pour les grandes exploitations au détriment des petites, pour le système capitaliste…

7 Il s’agit des Coopératives agricoles … qui n’ont de « coopératives » que le nom et sont un des instruments de domination et normalisation dans le monde paysan.

8 Herbicide non sélectif (Roundop de Monsanto)

9 Recombinaisons génétiques non intentionnelles, difficilement identifiables sans évaluations poussées mais « à risque ».

10 Post-levée : l’herbicide est appliqué à un moment où la plante cultivée est déjà présente (après sa levée).

11 Plantes qui poussent dans un endroit où elles n’avaient pas été intentionnellement implantées.

12 Centre d’Etudes Technique Interprofessionnel des Oléagineux de Métropole, devenu Terres Innovia en 2015

13 L’ambroisie est une plante invasive qui provoque des allergies.

14 Directions Régionales de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt.

15 Institut National de la Recherche Agronomique.

16 Centre Nationale de la Recherche Scientifique.

17 Famille chimique d’herbicides

18 Article 16 2. c)

19 Yves Bertheau, de l’INRA.

20 Groupement National Interprofessionnel des Semences et plants.

21D’après un texte de Guy Kastler : « Nouvelles biotechnologies : questionnements éthiques et conséquences socio-économiques et sociales sur l’agriculture et la biodiversité » publié dans Réalités industrielles, février 2017.

22 Patrimoine commun relatif à l’ensemble de la biodiversité végétale.

Jean-Luc Juthier
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Jean-Luc Juthier

Jean-Luc Juthier, paysan retraité est membre de la Confédération Paysanne et Faucheur Volontaire.