Autogestion au Portugal

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Nous avons constaté une chose : c’est surtout dans l’industrie textile, la confection et parfois dans l’industrie du meuble ou des produits laitiers qu’apparaissent les occupations d’usines et les tentatives d’autogestion. Parmi diverses raisons, on peut avan­cer l’explication suivante : il s’agit d’industries plutôt « pauvres », de technologie simple comportant un apprentissage facile pour des ouvriers sans qualifications professionnelles. Ce sont des industries avec des circuits de production et de commercialisa­tion courts ; elles n’ont pas besoin de processus de production compliqués ni d’intermédiaires : on achète le fil on tisse une pièce qui se trouve immédiatement prête pour la confection dans cette usine ou dans une autre ; ou bien on achète du bois avec d’autres matériaux et on fabrique un meuble qui peut être mis directement sur le marché. Ces caractéristiques techniques, y compris celles concernant la main-d’œuvre, sont liées à des données d’ordre économique et financier. Ce type d’industrie suscite en effet l’intérêt des capitalistes nationaux et surtout étrangers qui dans des conditions de profit maximum peuvent se permettre d’installer des usines qui entrent en compétition avanta­geuse sur les marchés. Ainsi, ces entreprises sont entièrement dépendantes pour leur fonctionnement du financement des capitalistes qui trouvent une main-d’œuvre à leur souhait : par leurs conditions d’existence, les travailleurs de ces branches ont souvent le plus grand mal à prendre conscience de leur situation de dépendance et à trouver eux-mêmes leurs solutions. En effet, cette main-d’œuvre bon marché, non spécialisée, privée d’instruction, provient surtout des régions rurales et de petites villes comme Minho ou Douro Litoral, où les ouvriers peuvent amélio­rer leurs maigres salaires en faisant un peu de culture et d’élevage. Or, cette main-d’œuvre ne possède aucune expérience syndicale et n’a jamais mené de luttes comme en ont connues les grandes entreprises technologiquement avancées avec une main-d’œuvre qualifiée, qui a eu un accès plus facile à l’instruction et à la culture.

Autogestion et crise économique

Les difficultés de l’autogestion

Comment dans ces secteurs défavorisés apparaît l’autogestion, que nous considérons comme une forme avancée de lutte et un phénomène révolutionnaire ? La mise en autogestion de l’entreprise intervient presque toujours à un moment de crise : une déclaration de faillite, la fermeture de l’usine par le patron, l’échec de revendications ouvrières. Il arrive aussi qu’une entreprise dans une situation délicate soit tout simplement (parfois pas si simplement) abandonnées aux mains des travailleurs par un patron qui s’en désintéresse. Le problème est alors de subsister, et subsister signifie conserver son emploi. Pour y arriver, on fait un saut radical : on occupe les installations et les travailleurs ou une partie d’entre eux se déclarent « en autogestion ». L’entreprise reprend comme elle peut son activité, sauvegardant plus ou moins dans l’immédiat l’emploi et le salaire correspondant. À l’euphorie ou à l’ap­préhension du début, succèdent rapidement des difficultés inhérentes à l’autogestion, difficultés qui dépassent de beaucoup la simple question du maintien de l’emploi. Par les potentialités nouvelles qu’elle ouvre, l’autogestion révèle alors qu’elle n’est pas seulement un moyen plus ou moins adéquat auquel on a recours pour résoudre provisoirement une situation de crise et un risque de chômage […]

Tous les travailleurs ne réussissent pas à poursuivre leur mouve­ment autogestionnaire, dans la mesure où le premier obstacle qu’ils rencontrent est celui de l’approvisionnement en matières premières. Cette question revêt une plus grande gravité dans les entreprises qui utilisent des matières premières importées de l’étranger. Mais même dans les cas où les matières premières proviennent du marché natio­nal, les travailleurs ont immédiatement à lutter contre le boycott des fournisseurs capitalistes et rares sont les cas où ils réussissent. Quand les travailleurs trouvent dans leur entreprise des stocks de matières premières, ils ont la possibilité de maintenir l’usine en activité pour une période plus ou moins longue. Mais quand ces stocks n’existent pas, évidemment se pose le problème de l’approvisionnement. Celui-ci est rendu difficile non seulement à cause du boycott capitaliste, mais aussi à cause du manque de capitaux. Ainsi, les travailleurs se voient contraints de recourir aux organes du pouvoir pour obtenir des « fonds de roulement ». C’est là le premier pas vers la perte de l’autonomie, autonomie conquise par les travailleurs en occupant l’usine. Comme on le verra plus loin, c’est par le biais des capitaux que le gouvernement et les autres organes du pouvoir parviennent à encadrer et à contrôler les travailleurs. Lorsque ces obstacles sont surmontés, les travailleurs poursuivent leur apprentissage de l’autogestion. Leur lutte se trouve conditionnée de deux façons : l’une, déjà mentionnée, concerne l’appro­visionnement en matières premières et le besoin de capitaux ; l’autre, l’écoulement de la production. Ce sont là, dans tous les cas d’autoges­tion dont nous avons eu connaissance, les principaux problèmes, dont dépend l’issue de la lutte. Ils sont à l’origine des difficultés (grandes ou petites) que connaissent les travailleurs dans l’exercice de leur pouvoir.

Pendant que les travailleurs cherchent par tous les moyens à obtenir des capitaux et à vendre leur production pour assurer le paiement des salaires, il est évident qu’ils n’ont guère le temps de se poser d’autres questions. C’est ainsi que la participation des travailleurs, jugée néces­saire par les commissions des travailleurs, n’est pas conçue comme un droit égal pour tous les travailleurs de participer à la gestion, mais vise avant tout l’augmentation de la production, c’est-à-dire la compétition sur le marché capitaliste. Cela signifie qu’au début, l’essentiel a été de trouver un ou plusieurs travailleurs capables de gérer l’usine : c’est de cette façon que se sont formées les commissions. Celles-ci apparaissent en général comme l’ensemble des plus compétents. Il faut noter que ce n’est pas la formation « politique » qui est le critère, mais l’aptitude à gérer les affaires. Quand les travailleurs cepen­dant s’aperçoivent que le patron a en fait disparu, qu’il est remplacé par les commissions qui tranchent de tout, sans aucune participation réelle des travailleurs, il est vrai que ces commissions commencent à être contestées. Dans quelques usines en autogestion, la première commis­sion a été déjà remplacée, non par des « gestionnaires », mais par ceux qui ne conçoivent la gestion qu’avec la plus grande participation de tous les travailleurs. Cela est possible parce que les travailleurs, malgré leur préoccupation essentielle qui est le maintien de l’emploi et du salaire, s’aperçoivent que la participation est quelque chose qui les concerne tous. C’est en cherchant à résoudre ces problèmes que les travailleurs ont dû renforcer la solidarité entre les différentes usines en autogestion et ont même étendu cette solidarité (pas seulement écono­mique) à des entreprises qui ne sont pas entrées dans ce processus.

La solidarité nécessaire

Les travailleurs en autogestion savent que la vente de leur production est limitée non seulement à cause de la crise qui existe dans leur secteur, mais aussi parce que les acheteurs capitalistes leur ferment les portes du marché. Ils savent que c’est à travers la solidarité des travailleurs et des commissions de travailleurs des autres usines, que la vente de leurs marchandises peut être assurée. C’est ainsi qu’ils sont amenés à discu­ter ensemble, à entreprendre de « démonter » le système capitaliste, à le comprendre dans son ensemble et à renforcer leur conscience de classe. Nous avons dit précédemment comment les difficultés de trésore­rie des travailleurs en autogestion, permettent au gouvernement et à d’autres organes du pouvoir de récupérer ces luttes autonomes. Les travailleurs après avoir épuisé les possibilités de solidarité écono­mique auprès des autres travailleurs, sont obligés de se tourner vers le gouvernement. Il faut des capitaux, il faut aller les chercher, mais les commissions de travailleurs ne peuvent pas se rendre toutes seules aujourd’hui dans les ministères, qui sont des organes du pouvoir, par définition distants des travailleurs. Des lettres de créance des syndicats sont exigées et parfois même des « pots-de-vin » de l’intersyndicale. C’est à partir de là que commence le contrôle sur les travailleurs. On n’admet pas que les travailleurs exposent eux-mêmes leur situation, discutent leurs problèmes directement avec les « docteurs » du gouvernement. Il y a toujours un intermédiaire qui est le syndicat. Des questions administra­tives incompréhensibles sont posées aux travailleurs, dont le but est de chercher à créer leur dépendance. Le moyen le plus simple dans l’immé­diat d’exercer un contrôle sur les travailleurs est de les encadrer dans les syndicats. Si le gouvernement et d’autres organes du pouvoir ont intérêt à ce que ces luttes existent, ce qui est un moyen d’éviter l’aggravation du chômage, en revanche, leur autonomie croissante n’est pas tolérable. Ces derniers temps, nous nous sommes rendus compte que le gouvernement et les autres organes politiques cherchent d’autres formes de contrôle et d’encadrement.

Quelles coopératives ?

On laissera la question des nationalisations pour une analyse plus détaillée dans un prochain article. Sur les coopératives, nous serons brefs, car il nous apparaît que ce problème devra faire l’objet d’une discussion approfondie parmi les travailleurs qui se trouvent déjà organisés en coopératives, discussion que Combate essaiera de susciter. Il semble, d’après les travailleurs en autogestion, que lorsqu’ils vont dans les ministères pour demander des financements ou des prêts, on leur pose immédiatement des questions sur les contacts qu’ils peuvent avoir avec la Fédération des coopératives de production. D’un autre côté, nous assistons aux efforts des syndicats – même ceux qui aupara­vant ne s’opposaient pas à l’autogestion – pour amener les entreprises autogérées et celles qui sont en train de le devenir, à se transformer en coopératives de production. Le statut de coopérative permet un enca­drement plus étroit au sein de la planification économique et une meil­leure subordination aux ordres des dirigeants.

Attaquer la logique capitaliste

Les travailleurs en autogestion savent que pour pouvoir survivre il leur faut produire et vendre, d’où leur préoccupation d’une production sans cesse accrue. De son côté, le capitalisme sait que si les travailleurs en autogestion arrivent à assurer régulièrement un salaire égal ou supé­rieur à celui de leurs camarades travaillant dans des entreprises dirigées par des patrons (privés ou d’État), ils pourront progresser dans le sens de leur libération. Ainsi, le capitalisme s’arrange pour dresser devant les travailleurs en autogestion des obstacles de toutes sortes et leur faire sentir qu’ils sont incapables de gérer eux-mêmes la production.

C’est seulement l’action autonome des travailleurs qui pourra les amener à dépasser la simple question de l’emploi et du salaire. Ce sera dans ce dépassement que commencera à apparaître la véritable signifi­cation de l’autogestion et que naîtront une conscience et une pratique nouvelles. L’emploi et le salaire ne sont qu’un des aspects de la situation. L’autogestion ne pourra constituer une simple solution provisoire pour temps de crise. Il ne s’agira pas de se borner à des changements à l’intérieur de l’usine, l’autogestion ne pourra se réduire à n’être qu’une autre gestion du capital, qui permettrait une meilleure répartition des salaires, sans toucher au mode de production capitaliste, à l’organisation du travail et aux relations interpersonnelles. Ce que ces luttes apportent de nouveau, entre autres choses, c’est la possibilité et la nécessité ressen­tie par les travailleurs de faire des pas décisifs indépendamment des organisations syndicales et politiques. Cette indépendance signifie que les travailleurs en autogestion sont « condamnés » à marcher en dehors des limites que veulent leur assigner les organisations syndicales ou politiques. Quand les travailleurs s’unissent et prennent conscience que c’est collectivement qu’ils ont à aborder les questions technologiques et tout ce qui les concerne, ils commencent à comprendre que leurs problèmes ne se limitent pas à ceux de leur usine, mais qu’ils sont ceux de toutes les usines, alors ils ont publiquement démontré qu’ils n’ont plus besoin des syndicats, des partis ni de l’État.

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COMBATE

Publié de 1974 à 1978, Combate consacrait l’essentiel de ses pages à donner la parole aux travailleurs et travailleuses du Portugal, quelles que soient leurs tendances politiques : interviews, réunions, tables rondes, tracts, extraits de journaux d’entreprises ou de quartier… Cet article est paru dans le n°23 du 16 mai 1975 ; il a été repris dans Autogestion et socialisme n°33-34 (1er trimestre 1976).