25 août 1968 : les 8 de la place Rouge

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La manifestation n’a duré que quelques minutes. Trois femmes et cinq hommes brandissent des banderoles : « Bas les pattes en Tchécoslovaquie », « Pour votre liberté et pour lanôtre1 », « A bas l’occupant ! », « Vive la Tchécoslovaquie libre et indépendante » (en tchèque), « Liberté pour Dubcek ». Immédiatement, les huit personnes sont agressées, frappées et seront rapidement arrêtées. La redoutable efficacité du KGB fait qu’il n’y a nulle archive photographique de l’évènement. L’acte d’accusation dressé pour le procès résume l’enfer du système soviétique : « Il a été établi (liste de noms) désapprouvent la politique du Comité central du Parti communiste de l’union soviétique et du Gouvernement de l’URSS au sujet de l’aide fraternelle apportée au peuple tchécoslovaque dans sa lutte pour la défense des conquêtes du socialisme, aide qui a été approuvée par les travailleurs d’URSS ; ils se sont livrés à une action criminelle visant à organiser une protestation de groupe, contre la présence temporaire des troupes des cinq pays du Pacte de Varsovie sur le territoire tchécoslovaque. Afin de donner une large publicité à leurs desseins, ils ont préparé à l’avance des banderoles de tissu blanc, portant les inscriptions suivantes […], autrement dit, des assertions notoirement mensongères et calomniant le système social et politique soviétique ».

Comme pour tous les procès de ce type, le tribunal infligea les peines décidées par le régime en place : le 11 octobre 1968, plusieurs années de prison et de déportation dans des régions éloignées de Moscou sont infligées à Constantin Babitsky (39ans), Larisa Bogoraz (42 ans), Vadiim Delaunay (21 ans), VladimirDremliouga (28 ans) et Pavel Litvinov (28 ans). Dès le 19 novembre, le Tribunal suprême de l’URSS décidait « il n’y a pas lieu à cassation ou à modification du verdict ». Après avoir purgé leurs peines, les manifestants et manifestantes avaient aussi perdu leur travail ou ne pouvaient poursuivre leurs études ; sanctions appliquées aussi à une partie de leurs proches et à celles et ceux qui avaient manifesté un quelconque soutien. La plupart ont été contraints à l’exile dans les années 1974/1975. Il en est de même des trois autres personnes impliquées. Tania Baeva (19 ans), en accord avec les autres manifestants et manifestantes, déclara qu’elle était là par hasard et ne fut pas condamnée. Le cas de Natalia Gorbanevskaia ne fut traité que l’année suivante : jugée « irresponsable », elle sera enfermée dans un « hôpital psychiatrique de type spécial ». Entre temps, elle avait pu constituer le dossier sur la manifestation et le procès de ses cinq camarades, distribué clandestinement en URSS puis édité2de l’autre côté du « rideau de fer ». Enfin, il y avait Victor Fainberg (37 ans), cible particulière de la violence policière lors de l’arrestation.

Pour lui aussi, il fut décidé de le considérer « irresponsable ». En conséquence, il sera interné durant 4 ans à « l’hôpital psychiatrique de type spécial » de Léningrad. Avec Vladimir Borisov, il y mène une première grève de la faim, entre mars et juin 1971, pour protester contre les enfermements de dissident.es dans ces hôpitaux psychiatriques et contre le sort qui leur est alors fait. Les promesses du régime n’étant pas tenues, ils font une seconde grève de la faim, entre décembre 1971 et février 1972. Exilés, tous deux seront les représentants en France du SMOT3,syndicat libre créé en 1978, dont les membres étaient pourchassés par le pouvoir.

C.M.

1 « Pour votre liberté et la nôtre, c’est le mot d’ordre des insurgés polonais combattant pour libérer leur patrie, c’est celui des émigrés polonais qui, partout dans le monde, ont péri pour défendre la liberté des autres peuples. C’est le mot d’ordre des démocrates russes au siècle dernier, qui avaient bien compris qu’un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre » (Natalia Gorbanevskaia, Midi, place Rouge, Editions Robert Laffont, 1970)

2 Midi, place Rouge, op. cit.

3 En français, Union interprofessionnelle libre des travailleurs.

Christian Mahieux
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Christian Mahieux

cheminot à la Gare de Lyon de 1976 à 2003, a été notamment secrétaire de la fédération SUD-Rail de 1999 à 2009, secrétaire national de l’Union syndicale Solidaires de 2008 à 2014. Il est aujourd’hui membre de SUD-Rail et de l’Union interprofessionnelle Solidaires Val-de-Marne. Il participe à l’animation du Réseau syndical international de solidarité et de luttes, ainsi qu’au collectif Se fédérer pour l’émancipation et à Cerises la coopérative. Il a été objecteur-insoumis au Service national, membre du mouvement d’objection collective des années 1970/80.