Femmes et extrême droite ; le Front National et la cause des femmes françaises

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Dans son discours prononcé à la fête de Jeanne d’Arc le 1er mai 2011, Marine Le Pen, fraîchement élue présidente du Front national, s’exclame sous les acclamations : « Qu’on soit homme ou femme, hétérosexuel ou homosexuel, chrétien, juif, musulman ou non croyant, on est d’abord Français ! » Une phrase qui tranche avec les discours qu’avait l’habitude de prononcer son père pour célébrer la pucelle d’Orléans. C’est d’ailleurs sans doute le but recherché par la nouvelle présidente que de vouloir imprimer sa marque et signifier ainsi la rupture avec le Front national de Le Pen Jean-Marie. Un moyen de dire qu’une nouvelle génération a pris les commandes du parti.

Plusieurs des catégories de population mentionnées dans cette déclaration ont en effet souvent fait les frais des diatribes de l’ancien président frontiste. Soit que leur rattachement à la communauté nationale était mis en doute (les musulmans et les juifs), soit que leur nature les renvoyaient à un rang inférieur (les femmes), soit encore que leur orientation sexuelle « contre-nature » était présentée comme une menace pour l’ordre de la loi naturelle (les homosexuels). Prise isolément, cette phrase pourrait donc laisser penser, encore une fois, que le Front national a définitivement pris le pli républicain en postulant une égalité de droits entre individus envisagés en deçà de toute appartenance communautaire, de toute conviction religieuse, de leur sexe, de leur genre ou même de leur orientation sexuelle. Or, comme toujours avec le Front national de Marine Le Pen, les choses ne sont pas aussi simples qu’il y parait.

Le 10 décembre 2010, dans un discours adressé à des militants lyonnais, la future présidente du FN ne se contente pas de comparer les musulmans qui prient dans la rue à une véritable « armée d’occupation ». Continuant de surprendre son monde, elle se fait également le défenseur de ceux ou celles qui subiraient, selon elle, la loi du machisme, de l’antisémitisme, voire de l’homophobie dans certains quartiers où vivrait une importante population d’origine immigrée. Ecoutons-la : « J’entends de plus en plus de témoignages sur le fait que dans certains quartiers, il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif, ni même français ou blanc ».

De façon implicite, la future présidente du FN désigne une population, les personnes issues de l’immigration musulmane, qu’elle rend responsable des persécutions, intimidations, humiliations, agressions subies par les femmes, les homosexuels, les juifs, les français et les blancs dans certains quartiers. Victimes de violences antisémites, racistes, sexistes, homophobes de la part du même « ennemi », de surcroît dans des quartiers jugés « occupés » par ces nouveaux barbares, ces populations sont de facto regroupées dans un même « camp », celui des progressistes. Cette conversion « philosémite », « féministe » et « homophile » a de quoi surprendre lorsque l’on connait les idées traditionnellement véhiculées au sein des partis d’extrême droite en la matière.

Comment un parti politique qui a toujours véhiculé une vision traditionnelle de la femme, assignée à la procréation et à l’éducation des enfants et en ce sens perçue comme garante de la pérennité de la nation, et stigmatisé l’homosexualité jugée contraire à l’ordre de la loi naturelle, en est-il venu depuis peu à se montrer sensible à la cause des femmes, par exemple en ne remettant pas en cause l’accès à la contraception, ou le droit à l’avortement1, et défendre le libre choix de l’orientation sexuelle ? La présidente du Front national, divorcée deux fois, qui vit désormais en union libre dans une famille recomposée avec son compagnon lui-même divorcé, devient l’incarnation type de la femme moderne qui mène de front sa vie privée et sa vie professionnelle en dépit des embuches et de cette « double peine », venant d’elle l’expression sonne étrangement, qui touche les femmes dans sa situation.

C’est ainsi qu’elle présente sa conversion au féminisme dans son autobiographie suite à une période où elle a dû mener de front un divorce, sa vie de jeune mère et sa vie professionnelle : « La naissance des petits, mon divorce, cette période seule avec eux me rendit quasi « féministe”, tant il est vrai que les femmes ont vraiment du courage, que leur situation est souvent et objectivement bien plus difficile que celle des hommes. Les femmes sont en effet soumises à la “double peine” : un travail souvent prenant et une vie de famille à mener, le tout avec le sourire s’il vous plaît ! »2. On aura noté l’utilisation de l’adverbe « quasi », qui nuance une pleine et entière conversion à la cause féministe.

C’est donc sur ces nouvelles orientations idéologiques touchant aux questions du genre et de la sexualité que je voudrais me pencher dans le présent chapitre. Comme le souligne le sociologue Eric Fassin, loin d’être marginales dans le champ politique, ces questions sont en effet « de plus en plus soumises aux mêmes exigences politiques que toutes les autres questions de société » étant donné qu’elles renvoient « aux mêmes valeurs de liberté et d’égalité »3. Elles sont par ailleurs le symbole que le Front national, encore une fois, parvient très adroitement à s’adapter à son époque, à présenter une image moderne en phase avec les évolutions sociales les plus récentes et les débats qui leur correspondent.

Femmes, familles, patrie

Le projet présidentiel de Marine Le Pen contient une rubrique « famille », mais rien qui concerne spécifiquement les femmes ou le droit des femmes. Encore aujourd’hui, ce qui touche aux femmes est donc indissociable de la question de la famille. Il en est de même pour l’homosexualité.

Fidèle aux valeurs conservatrices, la politique de la famille telle qu’elle est envisagée par le FN rime avec la notion d’identité nationale : « Une politique familiale volontariste est un des premiers gages de la solidarité nationale et de la préservation de notre identité nationale »4. Cet élément se donne à voir par exemple au niveau de la politique nataliste. Le projet présidentiel indique en ce sens que le taux de fécondité en France, qui est de 2,02 enfants par femmes et que l’Europe entière nous envie, ne tient en fait compte que des femmes qui accouchent en France et non des femmes ayant la nationalité française. Recalculé à partir de cette seconde variable, le taux de fécondité tomberait ainsi à 1,8 enfant par femme.

Ce second mode de calcul, qui selon les « statisticiens » frontistes devrait être retenu, ne tient donc pas compte du principe du droit du sol qui fait un français de tout enfant né en France de parents étrangers et qui y grandit jusqu’à sa majorité. Il ne devrait en ce sens retenir que les enfants désignés comme français en vertu du droit du sang et évacuer ainsi les éléments considérés comme étant « inassimilables ». La politique démographique doit en ce sens s’instituer à travers ce principe ethnique de la nationalité, selon le FN.

C’est cette même logique qui motive le désir de réserver les allocations aux « familles dont un parent au moins est français », ou aux « familles monoparentales françaises », sans qu’il soit précisé si les familles immigrées, privées de ces allocations, continueront ou pas de cotiser pour ces prestations. Cette redistribution des cartes du quotient familial permet d’entrevoir la perpétuation, encore et toujours, d’une logique ethnique de la nationalité à laquelle n’échappe pas la politique familiale.

Qu’en est-il du rôle de la femme plus spécifiquement ? On sait que les mouvements d’extrême droite ont traditionnellement cantonné la femme dans un rôle de mère de famille en la reléguant dans la sphère privée du foyer, le pouvoir, qui s’exerce dans l’espace public, revenant « naturellement » aux hommes. Une vision qui s’inscrit parfaitement dans l’ordre de la loi naturelle défendu par l’extrême droite traditionnelle. Ce rôle procréateur s’inscrit par ailleurs dans une dimension nationaliste qui veut que la femme permette la régénération du corps national en mettant au monde des fils susceptibles de le défendre par les armes. A propos des femmes, Jean-Marie Le Pen déclarait ainsi en 1996 au journal Le Parisien qu’il est « ridicule de penser que leur corps leur appartient, il appartient au moins autant à la nature et à la nation »5. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Il est indéniable que le projet présidentiel de Marine Le Pen contient des changements tangibles par rapport aux programmes antérieurs du Front national. Cela se donne à voir tout d’abord au niveau de l’attribution des allocations familiales. Alors que les 300 mesures, programme frontiste des années 1990, mettait en exergue le « choix pour la mère de famille de se consacrer à plein temps à l’éducation de ses enfants », celui de 2012 stipule qu’un revenu parental permettra « aux mères ou aux pères de choisir librement entre l’exercice d’une activité professionnelle et l’éducation de leurs enfants ». Ce revenu parental n’est donc plus exclusivement réservé aux femmes, mais à l’un des deux membres du couple qui le souhaite, ce qui correspond grosso modo au congé parental actuel.

On aura beau trouver cette déclaration purement formelle et opportuniste, il n’en demeure pas moins que ce souci de coller aux évolutions sociales contemporaines qui voit l’égalité entre femmes et hommes de mieux en mieux acceptée dans les consciences, en dépit de la perpétuation de nombreuses inégalités, marque un certain changement au sein du parti frontiste. Le fait de ne plus encourager les femmes à ne pas travailler, ou de rayer du programme l’interdiction de l’avortement, quoi qu’un certain flou règne quant à son remboursement, montre que le Front national de la nouvelle présidente évolue sur ces questions.

Les ambivalences autour de l’avortement

J’avais déjà établi il y a plusieurs années que les jeunes militants des années 1990 et du début des années 2000, qui ont aujourd’hui sensiblement le même âge que la nouvelle présidente du parti frontiste, considéraient le travail des femmes, l’accès à la contraception et le droit à l’avortement comme des acquis qu’il n’était plus question, déjà à l’époque, de remettre en cause6. A titre d’exemple, Louis Aliot m’a raconté, non sans malice, que dans les années 1990 le président du FNJ Samuel Maréchal avait fait distribuer des préservatifs lors d’une université d’été, ce qui n’avait pas été sans scandaliser les catholiques traditionalistes, mais avait au final beaucoup amusé les jeunes7.

Cette évolution signifie, quoi que l’on en pense, l’intégration, certes partielle, d’un principe d’égalité entre les sexes. L’anthropologue Françoise Héritier a bien montré dans ses travaux que la question de la domination masculine est inextricablement liée à celle de la fécondité des femmes. A partir de la comparaison de données ethnographiques dans différentes sociétés traditionnelles, elle établit que les femmes ont un statut qui se rapproche de celui des hommes tant qu’elles sont pré-pubères ou dès lors qu’elles sont ménopausées. C’est donc durant la période de leur vie où elles sont en état de procréer, un processus qu’elles ne maîtrisent d’ailleurs pas, que leur statut est nettement inférieur à celui des hommes. Héritier en déduit un lien de cause à effet entre domination masculine et fécondité des femmes8. Les techniques de contrôle des naissances deviennent en ce sens pour l’anthropologue autant d’outils devant permettre aux femmes de s’émanciper de la tutelle des hommes en leur donnant la possibilité de contrôler leur fécondité et donc leur destin9. D’où l’acharnement des mouvements conservateurs à toujours vouloir limiter l’accès à la contraception et surtout à l’avortement, perçu comme un crime envers Dieu et une menace pour l’ordre à la fois patriarcal et national.

En ce qui concerne l’avortement, il est significatif qu’aucun des dirigeants ou militants frontistes que j’ai rencontrés ne m’a affirmé vouloir remettre en cause la loi Veil. Même ceux qui se déclarent par principe opposés à l’avortement, essentiellement au nom de convictions religieuses10, conviennent qu’il serait aujourd’hui utopique de vouloir abroger cette loi, pour des raisons tant éthiques que pratiques, en dépit d’un embarras palpable dès lors qu’ils abordent la question. Leur posture, quelque peu contradictoire, consiste à se déclarer opposé à l’IVG tout en affirmant ne pas vouloir remettre en cause sa légalisation. C’est notamment le cas de Nicolas Bay, le responsable de la communication politique.

Nicolas Bay : « Finalement, Marine a dépoussiéré un peu le discours du Front sur ces questions là, euh… en réaffirmant à la fois des principes, mais en évitant la stigmatisation inutile, en évitant… comment dire, le euh… voilà, les positions moralistes qui peuvent avoir légitimement leur place en matière religieuse, mais pas en matière politique. Parce que sur l’avortement par exemple, alors en interne c’était un grand débat, parce que certains l’accusaient d’être pour l’avortement, alors que bon, la position du Front est restée à peu près ce qu’elle a toujours été sur ce sujet là, c’est-à-dire que l’avortement c’est une mauvaise chose, maintenant comment faire pour qu’il y en ait le moins possible. C’est ça le vrai sujet. Je pense qu’il n’y a aucune femme qui est heureuse d’avorter, voilà. D’ailleurs le discours pro-avortement des années 70-80 aujourd’hui est complètement ringardisé aussi, parce que c’est des discours poussant à l’avortement comme si c’était un progrès, alors que c’est évidemment, en toute hypothèse, c’est toujours un mal. Je ne pense pas que ça aille dans le sens du progrès.

Question. On peut noter un décalage entre Marine Le Pen et son père.

NB. Oui, eh bien disons qu’il y a un certain nombre de sujets où euh… Le Pen euh… il y a aussi un changement d’époque, de sensibilité. Il y a quarante ans d’écart entre l’ancien président du Front et… voilà. Et forcément, il y a un certain nombre de sujets qui ne sont pas perçus tout à fait de la même façon. Même si globalement les principes restent les mêmes, les valeurs restent les mêmes, mais c’est vrai que la façon d’appliquer ces idées et ces valeurs tient compte de la réalité, de la législation actuelle. On ne peut pas parler de l’avortement aujourd’hui comme il y a quarante ans. Parce que la loi Veil est complètement rentrée dans le euh… voilà ».

En revendiquant « Le libre choix pour les femmes (…) de ne pas avorter », le programme du FN sous-entend l’existence d’une forme d’injonction à avorter de la part des féministes, qu’il s’agirait par conséquent de limiter et reprend ce faisant à son compte, en la retournant, la rhétorique libérale des partisans de la loi Veil. C’est également ce qu’indique Nicolas Bay lorsqu’il évoque les discours « poussant à l’avortement ». Conscient qu’il est contre-productif de vouloir aujourd’hui restreindre les libertés, surtout en matière de mœurs, le FN déploie beaucoup d’efforts pour se présenter sous un jour libéral et non plus autoritaire et liberticide, sans pour autant rompre totalement avec ses fondamentaux. L’argumentaire, sans doute plus audible par l’opinion publique, propose en ce sens de favoriser « l’adoption prénatale » afin de limiter le nombre d’avortements, sans pour autant l’interdire. C’est ce qu’exprime le jeune Antoine Melliès, catholique pratiquant comme son aîné Nicolas Bay.

Antoine Melliès : « Après, la laïcité c’est sur la question par exemple de l’éthique, la question de l’avortement que Marine Le Pen avait abordé, que je trouve réaliste. Même si moi je suis vraiment euh… je ne suis pas du tout pour l’avortement euh… il s’avère qu’en politique, si on regarde Maurras, c’est l’art des possibilités, comment on fait euh… Supprimer la loi Veil c’est pas possible, c’est une catastrophe, ça va entrainer des femmes en détresse à faire n’importe quoi, à partir en Espagne. Alors que ce que dit Marine, c’est : laissons la loi Veil, mais nous pouvons faire une promotion du respect de la vie par le biais des associations, par le biais du soutien aux femmes au foyer qui n’ont pas les moyens d’élever leurs gamins… Voilà ça, c’est une idée concrète qui peut permettre d’éviter de tuer un certain nombre d’enfants ».

Il reste que l’immense majorité des adhérentes du FN que j’ai interviewées, de même que les militants issus de la gauche et passés au FN, comme ceux du Pas-de-Calais, ou encore les militants ayant adhéré ces deux dernières années, dans le sillage de l’accès de Marine Le Pen à la présidence du parti frontiste, ne remettent pas en cause l’avortement, loin de là. Cette question leur semble un débat d’arrière garde, et tous mettent en avant la liberté individuelle pour justifier ce droit manifestement pour eux inaliénable.

C’est le cas notamment de Stéphanie Koca, vingt-deux ans, étudiante en deuxième année de droit et conseillère régionale du Nord-Pas-de-Calais qui se définit comme catholique non pratiquante. Elle a grandi dans un milieu plutôt libéral, même si ses parents se sont mis à voter FN avant qu’elle-même ne devienne militante. Habitants d’une zone pavillonnaire en Seine-Saint-Denis à proximité d’une cité réputée « sensible », ils ont rallié les idées frontistes en raison d’un climat d’insécurité dont ils imputaient la responsabilité aux personnes issues de l’immigration. En ce qui concerne l’avortement, la jeune conseillère régionale est catégorique : elle est pour.

Stéphanie Koca. « Evidemment, le droit des femmes je me reconnais quand même un peu, c’est normal.

Question. Par rapport à l’avortement ?

SK. Alors je ne suis pas du tout contre l’avortement. Je pense que maintenant il y a beaucoup de moyens de contraception. Si ça arrive qu’on ne puisse pas garder un enfant, il vaut mieux avorter plutôt que l’enfant soit malheureux. Donc je pense aussi que c’était bien que Marine Le Pen éclaircisse ce point qui est quand même resté un point d’interrogation pour beaucoup de français. Parce que Jean-Marie Le Pen disait qu’il était contre. Mais pour ma part, maintenant je pense que c’est impossible d’être opposé à l’avortement »11.

Ce type de prises de positions s’inscrit dans un contexte général qui voit la liberté des mœurs de plus en plus ancrée dans les consciences en France avec notamment l’accroissement des unions libres, la généralisation de la contraception, la moindre prégnance de l’institution du mariage, l’augmentation du nombre de divorces, etc.12 Au point que les dirigeants du parti qui incarnait, il y a encore une quinzaine d’années, l’archétype du conservatisme moral n’ont pas d’autre choix que de s’y adapter sous peine de se couper de la nouvelle génération militante, celle de Stéphanie Koca, pour laquelle cette évolution des mœurs va désormais de soi et qui ne se reconnaitrait pas dans un FN « pro-life ». Doit-on en conclure pour autant que le Front national serait désormais définitivement converti au féminisme ? Les frontistes en tout cas eux le croient.

Un féminisme altérophobe

Quand je les ai questionnés sur leur rapport à l’égalité femmes/hommes, les frontistes ont oscillé entre deux discours pour le moins contradictoires. Prenant tout d’abord pour acquises les avancées en la matière, ils assuraient ne pas remettre en cause, comme indiqué précédemment, le droit à la contraception ou à l’avortement, le travail des femmes, leur accès à des responsabilités politiques ou économiques. Et quel meilleur exemple à mettre en avant que leur présidente, emblématique de la femme politique moderne ! D’ailleurs, la plupart des femmes que j’ai rencontrées au FN bénéficient largement dans leur vie quotidienne de ces avancées. Certaines m’ont ainsi confié avoir pris l’initiative de divorcer, de vivre désormais dans une famille recomposée, d’avoir utilisé des contraceptifs sans l’avis de leurs parents lorsqu’elles étaient mineures, d’avoir soutenu des amies lorsque celles-ci ont décidé d’avoir recours à une IVG, d’avoir des ambitions professionnelles et/ou politiques sans que leur entourage masculin considère cela comme forcément incongru, etc. Beaucoup de frontistes m’ont également dit que certaines choses restaient à améliorer, en mentionnant par exemple la persistance des écarts de salaires entre femmes et hommes.

Pour autant, la plupart des membres du Front national n’ont de cesse de ringardiser les associations féministes et leur activisme « hystérique », reprenant en ce sens les poncifs des discours sexistes. Il s’ensuit une dissociation entre l’amélioration des conditions de la femme dans la société et les luttes féministes qui les ont rendues possibles. De fait, les avancées des droits des femmes ne sont pas envisagées du point de vue du combat politique, mais sont davantage considérées comme étant le propre de la culture occidentale « judéo-chrétienne ». On retrouve à ce niveau le discours frontiste concernant la laïcité, cette dernière étant envisagée comme une émanation d’éléments chrétiens sécularisés. L’amélioration de l’égalité entre les sexes est en ce sens considérée comme une évolution quasi naturelle des sociétés européennes occidentales, dont le fond chrétien contiendrait les germes des valeurs démocratiques, et non comme le résultat des luttes féministes ayant dû affronter l’opposition des milieux conservateurs et réactionnaires pour faire avancer leurs revendications.

Cette inscription du féminisme dans la culture occidentale, voire nationale, participe par ailleurs au sentiment de rejet à l’égard des musulmans dont la culture, perçue comme ontologiquement archaïque et patriarcale, serait dépourvue de telles potentialités progressistes, et par conséquent incompatible avec la nôtre13. Certes, l’enquête réalisée par Brouard et Tiberj en 2005 montre que les Français issus de l’immigration maghrébine, africaine et turque sont davantage réfractaires à la « permissivité sexuelle » que les Français dans leur ensemble. Une dimension que l’on ne saurait nier. Ainsi, 32% d’entre eux considèrent que les femmes ne doivent pas avoir de rapports sexuels avant le mariage contre 8% pour le reste de la population14. Leur enquête indique également que les jeunes hommes de 18 à 24 ans issus de l’immigration maghrébine, africaine et turque sont bien moins « permissifs » que les jeunes femmes du même âge (respectivement 27% et 42%) et que par ailleurs « le fait d’être de confession musulmane est très souvent associé à un conservatisme face aux conduites sexuelles »15. Vivre dans un espace de relégation tant social qu’ethnique risque donc indéniablement d’accroître le risque de confrontation à des comportements sexistes de la part de certains jeunes hommes issus de l’immigration.

Les auteurs de l’enquête précisent toutefois que la tolérance en matière de conduites sexuelles chez cette population issue de l’immigration augmente avec l’âge ainsi qu’avec le niveau de diplôme et le degré d’insertion professionnelle. Ce qui montre qu’il ne saurait être question d’un déterminisme culturel en la matière, que l’acquisition des valeurs libérales se fait au fur et à mesure de l’acculturation et de l’intégration. Les auteurs de l’étude rappellent à ce titre que les Français non issus de l’immigration n’ont que très récemment intégré ces mêmes valeurs libérales. La représentation archaïque des populations de culture musulmane véhiculée par les frontistes dresse en ce sens une barrière symbolique infranchissable entre le Même, qui incarne la démocratie, notamment dans sa dimension sexuelle, et l’Autre qui en serait le miroir inversé et à ce titre associé à l’oppression des femmes sous toutes ses formes : polygamie, viol, mariage forcé, etc. Une position qui permet de justifier le rejet de l’Autre au nom de la liberté en matière sexuelle16.

C’est ce type de représentation « culturaliste » qu’assène Stéphane Ravier, désigné candidat frontiste pour les municipales à Marseille en 2014, lorsqu’il indique que les « vagues migratoires venues d’Europe » dont sa mère, née en Italie, a fait partie, se sont parfaitement intégrées étant donné qu’en plus d’avoir appris la langue française, elles « avaient la même conception, peu ou prou, de la place de la femme dans la société, la même religion »17. Ce qui est ici sous-entendu, c’est que l’islam ne partageant pas cette conception de « la place de la femme dans la société » en vertu d’une culture patriarcale rétrograde, les musulmans seraient, de fait, inassimilables. Encore une fois, l’explication est ici moins politique que culturelle : l’islam serait ontologiquement incompatible avec les valeurs démocratiques à commencer par le droit des femmes. Ce discours, qui établit un lien de cause à effet entre valeurs démocratiques et culture nationale et/ou chrétienne, est tenu à l’envi par les militants frontistes.

C’est le cas d’Odile (j’ai changé son prénom pour des raisons d’anonymat), la trentaine, célibataire sans enfants, commerciale dans une banque à Marseille, issue d’un milieu favorisé et quelque peu traditionnel, avec un père chef d’entreprise et une mère au foyer, tous deux acquis depuis longtemps aux idées du FN, sa mère ayant même soutenu en 1965 la candidature de Jean-Louis Tixier-Vignancour à l’élection présidentielle. Catholique pratiquante occasionnelle, elle m’a confié avoir suivi, enfant, le catéchisme traditionaliste, même si elle n’allait pas à la messe tous les dimanches. Elle a soutenu Marine Le Pen lors de la campagne interne en raison de son « charisme » et de sa volonté de « dépoussiérer » le parti, tout en admirant profondément Bruno Gollnisch.

Question : « Et sur tout ce qui est égalité homme/femme, contraception, avortement, etc. ?

Odile. Ah ben heureusement qu’elle [Marine Le Pen] ne dit pas que l’avortement c’est génial parce que ce n’est pas le cas. Mais je pense que euh… oui sur l’égalité homme/femme, bien sûr que c’est important. Ça fait encore une fois partie des valeurs françaises. Moi personnellement, je trouve ça très important. Après ce qui est bien c’est qu’il ne faut pas qu’elle tombe dans le féminisme genre euh… je ne sais pas euh… genre : Ni putes ni soumises, voilà. Il faut être féministe intelligent. Après euh… Isabelle Badinter a reconnu elle-même ce qu’elle faisait sur la laïcité, voilà. Ça aussi c’est du féminisme, mais c’est du féminisme intelligent. Ce n’est pas du féminisme euh… “Ouais, moi je suis une femme !” euh… non ! »18

Tandis que les « historiques » du Front national voient le féminisme, et d’une manière générale la plupart des idées progressistes, comme une menace pour les valeurs françaises traditionnelles, les nouvelles générations frontistes font le raisonnement inverse en inscrivant les valeurs progressistes, et donc le féminisme, dans l’héritage de la culture traditionnelle française et européenne. Ce faisant, ils demeurent aveugles aux combats proprement politiques qui ont permis leur émergence et leurs avancées, quand bien même ils en bénéficient dans leur vie quotidienne. Ce raisonnement veut que la politique soit le fruit de la culture traditionnelle et non comme devant corriger, par la contrainte, les formes inégalitaires de la culture.

Les acquis démocratiques ne seraient en ce sens pas menacés par les formes traditionnelles de la culture autochtone, puisque celles-ci sont à l’origine du processus démocratique, mais seulement par la culture des allochtones19, par essence traditionnelle et conservatrice. Une vision qui, en plus d’être ethnocentrique, s’inscrit dans une forme de déterminisme culturel hermétique à tout processus d’acculturation, à tout bricolage individuel de l’identité. On retrouve à ce niveau l’empreinte du différentialisme culturel issu de la Nouvelle droite, et plus précisément du GRECE20, qui postule une irréductibilité et donc une incompatibilité entre les cultures différentes, aboutissant à un rejet du métissage.

***

C’est donc cette obsession identitaire, tant traditionaliste que xénophobe, qui maintient le Front national dans une position ambivalente vis-à-vis de la question de l’égalité entre les sexes. Si elle lui permet d’en épouser certains acquis, elle le cantonne à une totale passivité politique, les progrès dans ce domaine n’étant selon lui pas le fruit des luttes, mais d’une évolution naturelle de la culture. Il n’est pas sûr qu’il se dissocie à ce niveau des autres mouvements conservateurs de droite.

La popularité croissante de ce nouveau discours frontiste montre que de moins en moins de citoyens s’avèrent en mesure d’en saisir les contradictions, de voir que sa logique tranche avec les valeurs qu’il prétend pourtant défendre. Car toute la subtilité de ce parti consiste à revendiquer les valeurs qui font aujourd’hui l’unanimité telles que la République, la laïcité, la référence à la Résistance, le rejet du racisme, la préservation des acquis sociaux et donc, pour ce qui nous concerne ici, la défense du droit des femmes, pour mieux les contourner. Comprendre les raisons des succès de ce nouveau lepénisme nécessite donc de saisir les raisons de l’atonie des valeurs démocratiques aujourd’hui en France.

Sylvain Crepon – mars 2012.

1Voir sur ce point la partie « Le front anti-Marine Le Pen », dans le 2nd chapitre du livre cité.

2 M. Le Pen, A contre flots, op. cit., p. 188.

3 E. Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, 2006/3, n°26, p. 125.

5 Cité dans le Dictionnaire de l’extrême droite (sous la dir. d’Erwan Lecœur), Paris, Larousse, 2007, p. 142.

6 S. Crépon, La nouvelle extrême droite, op. cit., p. 244-253.

7 Entretien réalisé le 31 mai 2011.

8 F. Héritier, Masculin / Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.

9 F. Héritier, Masculin / Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002.

10 A l’exception notable des catholiques traditionalistes proches de Gollnisch, ce dernier n’ayant de cesse de dénoncer à propos de l’avortement « une culture de la mort ».

11 Entretien réalisé le 11 septembre 2011.

12 N. Bajos, M. Bozon (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, 2008, p. 581.

13 On pourrait à ce titre préciser que les groupements féministes des pays musulmans (ils existent*) sont confrontés à la même opposition de la part des institutions et des forces conservatrices qui empêchent leur éclosion et leur développement que dans les pays occidentaux, certes dans un degré moindre. Une manière de rappeler que les acquis en la matière s’obtiennent toujours par des luttes et non par une évolution sociale et culturelle « naturelle », et ce quelque soit le pays ou la culture concernés. * C. Sarret, « Renouveau du féminisme au Sud. Victoires éparses sur une oppression persistante », Le Monde diplomatique, Janvier 2011, p. 18

14 S. Brouard, V. Tiberj, Français comme les autres ?, op. cit., p. 87.

15 Ibid., p. 87-88.

16 E. Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », art. cit., p. 126.

17 Entretien réalisé le 30 septembre 2011.

18 Entretien réalisé le 3 octobre 2011. Il est intéressant que l’association féministe décriée par Odile, Ni putes ni soumises, soit justement celle qui décida de lancer en 2003 un combat dans les quartiers populaires dans lesquels, estimaient leurs instigatrices, les associations féministes traditionnelles ne pénétraient pas, abandonnant ainsi leurs habitantes au sexisme ambiant. Pour plus de précision sur la controverse suscitée par cette association jugée par certaines féministes stigmatisante à l’encontre des jeunes d’origine maghrébine, voir, entre autres documents, le témoignage de Souad Gojif : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/209005-pourquoi-je-deteste-le-mouvement-ni-putes-ni-soumises.html

19 Allochtones : littéralement « terres d’ailleurs » ; ici utilisé par opposition à « autochtones » pour citer les populations d’origine étrangère.

20 Groupe de Recherche et d’Etude pour la Civilisation Européenne.

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Sylvain Crepon

Sylvain Crepon est sociologue, à l’Université de Paris Ouest Nanterre.