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Mesdames et Messieurs, chers actionnaires,

Il y a cinq ans, je vous avais dit ma confiance que nous allions non seulement survivre mais devenir les leaders mondiaux de l’accueil. Et nous avons réussi : avec une croissance organique de 8,3% et une amélioration soutenue de notre marge opérationnelle à 14,9%, votre Société affiche une croissance forte et un doublement du bénéfice défiscalisé. Nous avons une nouvelle fois dépassé l’horizon Welcome, et ce pour la douzième année consécutive. C’est une performance exceptionnelle compte tenu de l’exacerbation dramatique de la compétition mondiale.

  • J’adore l’odeur du Nasdaq au petit matin.
  • Quand une boîte qui pèse 130 milliards dit certaines choses, ceux qui font 50 milliards les écoutent…

Je voudrais ici rappeler que le taux de substitution moyen des robots aux humains, dans les métiers d’accueil, est passé de 40 à 65% en moins de dix ans. On trouve désormais une intelligence artificielle en front office dans 45% de ce qu’il reste de nos services publics, 55% des hôtels, 58% des restaurants, 64% des commerces de détail, 76% des hypermarchés, 88% des banques et des assurances ou encore 96% des services téléphoniques.

  • La seule chose qu’on n’a pas totalement réussi à automatiser, ce sont les entretiens de licenciement…
  • La supériorité d’un robot sur une hôtesse, c’est que le robot avale. L’hôtesse, elle se contente de sucer.
  • Tout est une question de sexe. Sauf le sexe. Le sexe est une question de pouvoir.

En tant que fabricant d’androïdes et gynoïdes à empathie simulée, nous étions naturellement en concurrence avec les meilleurs acteurs de la robotique d’interface. Nous les avons battus. Et quand nous ne les avons pas battus, nous les avons rachetés ! Et quand nous n’avons pu les racheter, nous les avons copiés ! Et quand nous ne pouvions les copier, nous les avons piratés. Ces résultats, nous les devons surtout à nos 40 000 employés et, si je puis me permettre, aux 240 000 collaborateurs robotiques, nos fameux cobots, qui les épaulent au quotidien. Leur engagement, leur professionnalisme, leur énergie ainsi que leur enthousiasme, sont au cœur de la réussite de notre Société, et je suis sûr que vous vous joignez à moi, chers actionnaires, quand j’exprime ma gratitude et mes remerciements à chacun d’entre eux.

  • Le premier qui a eu l’idée de remplacer la prise de décisions par des algorithmes, c’est lui qui mériterait le prix Nobel d’économie. L’aérodynamique du pouvoir a gagné 80% de pénétration, juste en enlevant le chef humain derrière la décision.
  • L’avantage de gouverner avec des algorithmes est qu’on ne déchire pas sa chemise à un algorithme… On n’occupe pas son bureau. On se soumet et on discute bruyamment des critères.

Mesdames et Messieurs, permettez-moi de m’arrêter quelques instants sur le contexte planétaire : 2058 a été une année charnière marquée par une révolution économique. Les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle, notamment dans la compréhension et la simulation des émotions humaines, ont proprement libéré nos sociétés occidentales du poids du travail. Pour la première fois depuis l’origine de l’humanité, plus de quatre personnes sur cinq en âge de travailler ont pu choisir l’oisiveté en toute conscience — et la liberté prodigieuse qu’elle offre à nos concitoyens.

  • Le revenu universel, je trouve que c’est de l’hygiène économique finalement. Plus aucune entreprise n’est polluée par l’incompétence. Ceux qui restent en poste performent comme jamais. Les autres sont des singes à qui l’on jette des jeux vidéo et des cacahuètes. Ils consomment à plein temps ce qu’on produit et ils ont juste les moyens suffisants pour le consommer. C’est optimal pour tous.
  • « Le travail pour tous », c’est comme « le mariage pour tous ». Ça a été une mode. Aujourd’hui, qui s’en souvient ?
  • Le travail doit rester une exception culturelle !
  • Si le droit de grève est un archaïsme absolu, le droit de travailler, c’est pire. Il faut que les salariés comprennent, chez nous comme ailleurs, qu’ils sont des gentils gorilles en voie de disparition…
  • Payer des gens à qui on fait l’aumône d’avoir un travail, ça me semble tellement dépassé aujourd’hui… Ils ont déjà le revenu universel, non ?

Pour ceux, qui, comme nous, voyons encore le travail comme une émancipation, une dignité et un honneur, rester compétitifs dans la guerre des élites a relevé de la férocité. Je n’ai pas peur du mot. Pour survivre à la guerre, il a fallu devenir la guerre. Mais notre Groupe est demeuré fidèle à sa première raison d’être : offrir des solutions d’accueil sans présence humaine aux entreprises du monde entier. Et il est également resté fidèle à ses valeurs. Nos activités ont été, et demeurent, empreintes d’un sens aigu de la modération, du pragmatisme, de l’empathie et de la tolérance. En ce moment historique où l’interaction avec les clients a tendance à se dé-humaniser, ces valeurs sont plus importantes que jamais. Elles sont celles de nos robots, partout où nous les implantons.

Si nous sommes une entreprise commerciale à but lucratif, nous voulons être une bonne entreprise citoyenne qui assume sa responsabilité sociale partout où l’on fait appel à nous. Nous portons cette ambition sous la forme d’un principe concret, que nous appelons «la création de valeur partagée ».

  • L’année de mes 26 ans, je me suis fait 50 millions de dollars… Ce qui m’a fait carrément chier, c’est qu’à 2 millions près, ça aurait fait 1 million par semaine…

Ce concept traduit notre intime conviction que c’est uniquement en créant de la valeur pour la société en général que nous serons capables de créer de la valeur à long terme pour nos actionnaires, c’est-à-dire pour vous.

  • Les dividendes, c’est comme la Sainte Vierge. Si on ne les voit pas de temps en temps, le doute s’installe.
  • Deux CEO assis vont moins loin qu’un actionnaire qui investit.

Dans le cadre de cette création de valeur partagée, nous avons établi trois priorités à long terme :

La première est l’écoute. Il s’agit de produire des intelligences programmées qui sachent discriminer la voix, entendre dans des environnements bruyants et répondre à des sollicitations en langage naturel, quel que soit le phrasé, l’âge, les accents ou la syntaxe approximative du client.

La deuxième priorité tient à l’enjeu crucial de l’empathie. Nous avons développé plusieurs brevets décisifs sur les attitudes miroirs et la simulation de la compassion chez nos androïdes. Le client ne doit pas seulement se sentir écouté et compris. Il doit se sentir aimé.

  • Les robots simulent, et alors ? Ma femme aussi simule ! Ça m’empêche pas de prendre mon pied ! Un robot qui sourit, ça reste agréable !
  • Donner des primes au résultat, bien sûr ! Mais à ce jeu, les IA les mériteraient plus.

La troisième priorité concerne la sécurisation de nos ressources en matière première et en énergie. Nos robots ont besoin de métaux rares et de batteries durables. Ils ont besoin d’être rechargés au plus bas coût possible. Nous avons privilégié le nucléaire à cet effet qui est une énergie propre, tout comme nous exploitons désormais nos propres mines d’uranium et de cobalt en Afrique. C’est un continent où les gens ont encore envie de travailler, si vous m’autorisez cette boutade !

  • Les syndicats ont demandé un négociateur humain pour l’attribution de leurs primes de déconnexion. C’est terriblement vintage dans l’esprit, j’adore… Alors que l’IA est tellement plus équitable !

J’invite maintenant votre Administrateur, M. Paul Vulcke, à vous présenter plus en détail les résultats de l’année 2058. Paul va développer devant vous le modèle stratégique que nous avons mis en place afin de traverser avec confiance la phase actuelle et de rendre votre Société encore plus forte. Paul ?

La politique de rémunération reste toujours un grand sujet de débat public. En 2058, nous avons expérimenté, pour la première fois en année pleine, la rémunération négative. Il s’agit de répondre à cette catégorie de salariés qui souhaitent payer pour pouvoir travailler.

  • Vous savez, Charlène, une bonne DRH, ce n’est pas une DRH qui licencie bien, c’est une DRH qui licencie vite…
  • Depuis que j’ai confié la DRH à une IA, le taux d’absentéisme est proche de zéro. Elle ne comprend pas l’expression « mon enfant est malade », je l’ai faite déprogrammée du cortex sémantique.
  • Ah, ah !
  • Si, je t’assure ! J’ai aussi enlevé « burn-out » et « bore-out », pas la peine de touiller le passé.
  • Ce qui m’hallucine, c’est qu’on ait encore des syndicats… Est-ce que tu conduis encore ta voiture, toi ?
  • Le jour où les robots se syndiquent, on les électrocute.
  • Non, non, je ne suis pas d’accord avec toi. Les syndicats sont utiles : ils font croire aux employés qu’ils ont encore un pouvoir. C’est précieux pour nous.
  • Un vrai syndicat, ce serait celui qui commencerait par expliquer aux salariés ce qu’est la difficulté d’être un patron.

Mesdames et Messieurs, chers actionnaires, il ne me reste plus qu’à vous remercier, en mon nom propre et en celui du Conseil d’administration, pour la confiance et l’attachement — non simulé — que vous témoignez à notre Société Welcome.

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Alain DAMASIO

Alain Damasio est un écrivain de science-fiction, d’anticipation politique. Il a publié La Zone du dehors, Editions Cylibris, 1999 ; La Horde du Contrevent, Editions La Volte, 2004 ; La Zone du dehors, nouvelle version, Editions La Volte, 2007 ; « Serf-made-man ? Ou la créativité discutable de Nolan Peskine, dans l’ouvrage collectif Au bal des actifs : demain, le travail, Editions La Volte, 2017