Retour sur 68 ; un enjeu bien actuel

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Un mouvement qui vient de loin

Des processus politiques et sociaux profonds avaient marqué la décennie: disparition des empires coloniaux, piétinement des américains au Vietnam, tournant du mouvement des noirs américains… En 66, la France quitte le commandement de l’OTAN, les troupes américaines stationnées depuis 1945 évacuent. La guerre d’Algérie terminée, c’est la relance des mouvements sociaux : 5 ans seulement après l’immense succès populaire de de Gaulle, une grève des mineurs connaît une profonde adhésion. La société se transforme : prolétarisation à la fois d’anciens ruraux et de « couches moyennes » ; des anciens paysans deviennent salariés mais des médecins aussi et la situation d’un grand nombre de cadres les rapproche de celle des autres salarié.es ; avec la prolongation de la scolarité, la formation des ouvriers passe du certificat d’études aux CET1,le nombre d’étudiant.es dans l’enseignement supérieur passe de 250 000 en 1962 à 850 000 en 1968. Développement de l’urbanisation : les vallées de la Seine, du Rhône deviennent des sites industriels. Processus de féminisation du travail et d’émancipation des femmes : droit d’avoir son compte en banque en 1962, légalisation de la pilule en 67.

Toute la société semble tendue vers le mieux, le plus juste et plus démocratique. Contrairement aux années 49-56 marquées par une grande tension Est-Ouest, la venue de Khrouchtchev2en France en 1960 annonce une période de « détente » et lève l’obstacle de la peur de la guerre. L’intérêt pour le socialisme et l’idéal de la Révolution se développent avec une diversité d’approches entre les adeptes de l’URSS, de la Chine, des expériences yougoslave ou cubaine. Diversité qui traduit un élargissement du champ de celles et ceux qui portent de l’intérêt à l’égard d’une perspective autre que celle du capitalisme. Au-delà des critiques à l’encontre du soviétisme, l’idée qu’il n’y a pas que le capitalisme qui marche pousse à des référents plus ou moins subversifs.

Les notions d’égalité, de liberté, les processus d’individuation,le rejet de la coercition et des rigidités marquent la génération née après la guerre comme les prochains progrès à accomplir. Autant d’éléments qui convergent vers l’émergence d’idéaux sociaux et démocratiques, débouchant sur un sens de la lutte des classes : dénonciation des phénomènes d’exploitation, d’aliénation (les nuits des ouvriers au théâtre de l’Odéon); émergence de la notion d’autogestion ; des intellectuel.les et des cadres manifestent leur volonté de ne pas être du côté des exploiteurs.

Ce mouvement tumultueux, socialement et idéologiquement composite, affirme son autonomie et l’aspiration à un cadre politique renouvelé. Or la vie politique repose encore sur la prééminence des partis et leaders qui apparaissent comme les « sachants » dont dépendent les possibles. La dissociation entre social et politique apparaît comme une évidence. C’est cela que le mouvement bouscule. Mais réciproquement, c’est à cela qu’il vase heurter et là, les problèmes se nouent.

Les contradictions du Parti communiste

Les PC, dans ces mêmes pays, jouent un rôle décisif (plus de 21% en France en 1967, plus de 25% en Italie). Le PCF a été l’opposition la plus marquante au système gaulliste et à la cinquième République. En même temps, tous sont porteurs de la certitude de leur mission historique d’avant-garde. Si certains comme en Italie se démarquent du soviétisme depuis les révélations sur lestalinisme3 et que d’autres4nient l’existence même de ce bilan, tous se considèrent comme les seuls garants de la qualité politique du comportement collectif et pour eux, tout tourne autour de la prise du pouvoir d’Etat : Etat assimilé aux conquêtes sociales de la Libération et aux services publics.

68, c’est aussi le printemps de Prague et son écrasement en août. Dès février, dans l’Humanité, le PCF porte un regard prudemment approbateur sur les intentions et les mesures de démocratisation. Plus discrète encore, dès juin, est l’annonce (réservée à l’interne du Parti) qu’il s’opposerait à une éventuelle intervention soviétique. Ce qu’il fera publiquement, quelques heures après cette intervention. Mais plus fondamentalement, alors que l’intervention militaire soviétique en Tchécoslovaquie marque le caractère irréformable du soviétisme, le PCF en reste à un caractère ponctuel de ses désaccords. Il en avait été de même en 67, lors de la condamnation de deux écrivains soviétiques : Siniavski et Daniel.

« Nous n’irons pas au socialisme comme les soviétiques »avait déclaré Thorez en 1945 au Times. Mais rien n’en avait été dit dans l’Humanité et le PCF ne rend publique cette interview qu’en… 1984. Fin 1967, Waldeck Rochet, secrétaire général du PCF, publie un livre « Qu’est-ce qu’être révolutionnaire dans la France de notre temps ? ».Il s’en dégage que le PCF ne veut pas être parti unique mais la prise du pouvoir d’Etat demeure le but. Il incombe donc aux PC de guider les exploité.es pour obtenir une union de partis jugés progressistes. Vers qui se tourner si ce n’est la social-démocratie ? Si l’objectif est celui- là, l’espace dans lequel la politique doit se faire l’est aussi. C’est la suite de 1936. Tout doit y conduire. Ce qui demeure fondamentalement, c’est la prééminence du rôle des partis et la conception délégataire de la démocratie et de la politique.

Or, la réalité de l’initiative populaire qui caractérise 68, n’entre pas dans ce moule. La volonté de faire par soi-même se traduit par des AG qui se substituent à l’autorité des organisations ; la rue devient un lieu d’AG permanente, le mélange des genres entre social et politique devient une nouvelle normalité dépassant une conception centenaire de prééminence des partis. A l’Université, cela se traduit par un réel affrontement entre deux visions du syndicalisme étudiant (l’UNEF) ; celle des groupes d’extrême gauche voulant étendre le rôle du syndicat étudiant à la politique surtout après ses prises de positions contre la guerre en Algérie, et celle de l’Union des étudiants communistes (UEC) notamment qui, pour « faire large », considère que l’UNEF doit se limiter aux revendications.

Au lieu de déceler dans le tumulte les germes d’une force nouvelle,les PC, aussi bien français qu’italien, y voient une gêne, un risque de « dévoiement », terme utilisé à l’époque. L’option communiste peut se résumer ainsi : prise en compte de la dimension revendicative, relégation à plus tard de la question politique. « Ce n’est pas mûr, les socialistes ne sont pas prêts(sic) ». « Pour qu’il y ait changement politique, il faut D’ABORD que les socialistes acceptent le principe d’un gouvernement d’Union populaire »… Déjà le PCF avait cru malin d’aller chercher Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1965 (Mitterrand n’était pas au PS d’alors et paraissait sans appareil). Et parce que, pour faire l’union il faut être deux, lors des municipales de 1965, il avait déjà cédé sa place à la SFIO5dans plusieurs municipalités (ironie du sort quand on connait la suite).

En ce qui concerne la question du pouvoir, si le mouvement réclame le départ de de Gaulle, il ne dégage pas en lui les moyens d’une alternative correspondant à des attentes formulées de manière trop imprécise. Les AG qui cherchent à élaborer sont, de fait,essentiellement repliées sur l’exercice de la corporation (Université, personnel de la Radio-télévision…) et les visions plus larges sont réduites à des affrontements de slogans. Par son comportement, le PCF laisse l’espace à une « troisième voie ». SFIO et CFDT, regroupées lors d’un meeting au stade Charléty à Paris, tentent de capter le mouvement vers une impasse social-démocrate. Le PCF en tire argument pour redire que le moment n’est pas mûr pour espérer autre chose que le succès de revendications. Il faut attendre une réunion du Comité central en juin 69 (!) pour qu’il qualifie 68 comme « le premier grand affrontement populaire contre le Capitalisme Monopoliste d’Etat »,sans que cette appréciation ne porte une once d’autocritique, ni ne change sa stratégie.

Obsédé par la légalité, le premier réflexe du PCF a été de qualifier de provocations les affrontements avec les CRS, et de créditer les étudiant.es de manque de sérieux. Cependant l’UEC a très vite le feu vert pour participer à tout le mouvement (sauf d’aller sur les barricades). Pour le PCF, c’est être dans le mouvement par délégation sans y être trop engagé. Il reste que pour nous, étudiant.es communistes, ce que nous pensions être « la ligne du Parti » est de participer, même si c’est de manière critique. Cette façon de faire, va continuer : en 1979, alors que le PCF est aux prises avec le PS, la Jeunesse communiste fait (avec son aval) un congrès sur le thème « Vive la Révolution ».

En politique aussi, la nature a horreur du vide

Si, pour la première fois, l’objet de la politique est la question de la transformation de la société, la formulation dominante des solutions politiques demeure issue des conceptions traditionnelles. De ce fait, 68 est inabouti. Le maintien de la dissociation entre mouvements et construction politique participe de cet inachèvement. De Gaulle s’engouffre dans la brèche en acceptant les négociations sociales avec les syndicats et, côté politique, en provoquant de nouvelles élections. Les deux vont permettre la fin du mouvement au grand dam de celles et ceux qui voulaient continuer. Mais continuer quoi ? Le manque de programmation de la suite des évènements était interprété comme de l’aventure par le PCF. Il reprend le cours antérieur de sa construction politique. Il s’engage vers le Programme commun de la Gauche. La SFIO, dont l’échec stratégique sera flagrant lors de la Présidentielle de 69, passe la main à Mitterrand et nous héritons des conséquences. La substitution du clivage capital/société par le clivage gauche/droite va permettre toutes les ambiguïtés et progressivement contribuer à effacer les critères de classes de la vie politique.

Il y a deux manières de voir la suite

On peut à juste titre retenir la formidable plasticité des forces du capital : le triomphe du camp atlantique dès fin 69 ; laTrilatérale6en 1973, les Clubs de l’Horloge7ou de Rome8,véritables centres de réflexion stratégique mondiale de la bourgeoisie. Ils conçoivent la crise comme une réponse. La leçon qu’ils tirent de 68 est que lorsque les dominé.es deviennent confiants dans l’avenir, ils deviennent intenables et dangereux. La manœuvre est d’autant plus aisée qu’en face, les principales forces n’ont pas tiré les enseignements de la période. Partis et syndicats restent sur ce qu’ils « savent faire » pour reprendre une expression qui leur est courante. Et plus cela les rend impuissants, plus ils en rabattent quant au changement de société.

Maison peut aussi penser que cela masque une réalité qui pourrait être prometteuse : pour continuer, le capital ne peut maintenir la société en l’état. Il est contraint (j’use à dessein de ce terme) à investir le dépassement du salariat, la perte d’audience du système représentatif, le désir d’échapper aux rapports de subordination… Il se met sur une corde raide et c’est le pari qu’il fait de l’absence d’une vision de la société alternative à la sienne qui fait sa dynamique. Le seul à avoir osé le mot « Révolution » en 2017 a été…Macron ! Les autres, au nom de ce qu’ils et elles pensent être le réalisme, proposent des solutions assimilées à de l’incantation. Derrière l’arrogance, bluffant comme au poker, il y a une vulnérabilité qui le pousse à aller vite. Vite avant que nous nous réveillions.

Pierre Zarka.

1 Collèges d’enseignement technique.

2 Principal dirigeant de l’URSS, de 1953 à 1964.

3 Congrès du Parti communiste d’URSS en 1956.

4 Comme en France, en Allemagne de l’Ouest ou en Chine.

5 Section française de l’internationale ouvrière, qui prend le nom de Parti socialiste en 1969.

6 La Commission trilatérale est une organisation privée créée en 1973, regroupant 300 à 400 « personnalités » (hommes d’affaires, hommes politiques, décideurs, intellectuels) d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord, et d’Asie-Pacifique.

7 Le Club de l’Horloge s’attachera essentiellement à tisser des liens entre la droite et une partie de l’extrême-droite française.

8 Le Club de Rome est un groupe de réflexion international, réunissant des scientifiques, des économistes, des hauts- fonctionnaires et des industriels.

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Pierre ZARKA

En 1968, Pierre Zarka était membre du Bureau national de l’Union des étudiants communistes (UEC), dont il sera le secrétaire général de 1971 à 1973, avant d’être celui du Mouvement de la jeunesse communiste de France de 1979 à 1984. Directeur de L’Humanité, de 1994 à 2000, il quitte le PCF en 2009. Il est aujourd’hui animateur de l’Observatoire des mouvements de la société1 (OMOS).