Renouer les fils brisés de notre histoire

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Organisation du travail, le retard historique du mouvement ouvrier

Le mouvement ouvrier, sous l’impulsion des orientations politiques sociales-démocrates et bolcheviques, s’est désintéressé de l’organisation du travail et de son contenue, pour intervenir en priorité sur les questions d’exploitations. La répartition des richesses produites, que ce soit sous forme de salaires, d’emplois, de cotisations sociales ou de réduction de temps de travail, a été le point central de l’activité syndicale, monnayant les dégradations des « conditions de travail » en compensations diverses. La bourgeoisie a, elle, très tôt saisi que l’organisation du travail était avant tout un mode de domination, avant d’être un mode d’optimisation des ressources. Cet article n’est pas issu d’un savoir abstrait, mais bien en lien avec mon activité syndicale quotidienne à La Poste et aujourd’hui dans l’interprofessionnel, qui m’incline à penser qu’il nous faut renouer avec des fils de notre histoire pour agir sur le travail.

Comme l’écrit Karl Marx dans Le Capital, par la transformation qu’il opère sur notre environnement, le travail humain transforme notre propre être : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même, vis-à-vis de la nature, le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. » (Marx, 1867, p. 37).

Au fondement du mouvement ouvrier et du syndicalisme français

Dans la déclaration de la Charte d’Amiens en 1906, il est proclamé : « Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la CGT : la CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. […] Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique : dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : d’une part il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste, et d’autre part, il préconise comme moyen d’action la grève générale, et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »

À la lecture de la Charte d’Amiens, même si le terme « aliénation » n’est pas clairement écrit, la question de la suppression du salariat nous y ramène, et le terme « émancipation » démontre le rejet de l’aliénation. Il semble en rester une trace dans l’expression : « … en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales. ». Or, c’est dans l’organisation du travail que résident les formes d’oppression morale. Mais la question de la lutte de classe est pourtant centrée sur la répartition de la plus value, au travers des exemples revendicatifs tels que « la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires. » Les conditions de travail, souvent effroyables à cette époque dans les usines, ne sont pas évoquées. De plus, même si l’on ne peut pas assimiler les conceptions politiques des anarcho-syndicalistes et celles des socialistes, il reste que la question de la production serait réglée par ceux qui la dirigent, sans que soient évoquées les méthodes de production et son organisation.

Marx contre Marx

Une certaine lecture de Marx affirmera la tendance du mouvement syndical à occulter, ou sous-estimer, l’organisation du travail, alors que dans son œuvre majeure, Le capital, il se préoccupe des méthodes de production. Il examine ce qu’il appelle la « coopération simple » qui a existé, dès que l’homme a fait société et que plusieurs êtres humains se sont rassemblés pour accomplir une tâche. Cependant, la nouveauté dans la société capitaliste est, pour Marx, que cette coopération se généralise et que le capitaliste l’utilise à son avantage, pour augmenter son profit. Marx examine aussi, dans Le capital, le travail « parcellaire » que Taylor et l’organisation scientifique du travail pousseront à son paroxysme. Pour Marx, il est lié au capitalisme : « Cette organisation particulière du travail en augmente les forces productives. La division du travail dans sa forme capitaliste – et sur les bases historiques données, elle ne pouvait revêtir aucune autre forme – n’est qu’une méthode particulière d’accroître aux dépens du travailleur le rendement du capital, ce qu’on appelle richesse nationale. Aux dépens du travailleur, elle développe la force collective du travail pour le capitaliste. Elle crée des circonstances nouvelles qui assurent la domination du capital sur le travail. » (Marx, 1971, p.1471). Dans ce court texte est évoquée, non seulement la question de l’accroissement de la production, mais aussi une méthode de domination du capital sur le travail. Quand il parle de capital et de travail, l’auteur parle de force sociale qui s’incarne dans des êtres humains, patrons d’un côté, travailleurs de l’autre. Marx parle d’une forme particulière d’organisation de travail, elle-même liée au capitalisme du XIXème siècle. Il établit déjà des corrélations entre un certain type de capitalisme et un certain type de domination. On peut, en suivant Marx, penser que le Lean-management est une nouvelle méthode de domination liée au capitalisme financiarisé.

Courant léniniste et Organisation scientifique du travail

Tant du côté de la social-démocratie que du côté des partis léninistes, la question du travail sera délaissée au profit de la conquête du pouvoir d’Etat. Kautsky, un des principaux penseurs de la social-démocratie allemande, partage avec Lénine l’idée que la conscience de classe est apportée « de l’extérieur » au prolétariat. Ainsi, ils considèrent que le socialisme résulte de l’union du mouvement ouvrier, qui ne défend que des intérêts économiques immédiats, avec des penseurs qui ont une connaissance approfondies « des lois de la société moderne ». Comme l’écrit Lénine dans Que faire ? : « Les ouvriers ne peuvent s’élever au dessus d’une conscience trade unioniste. » (Lénine, 1963, p.42), c’est-à-dire qu’ils ne peuvent avoir que des revendications de type économique. La synthèse de ces deux courants, bien sûr, se fera au bénéfice des idéologues au sein des partis sociaux-démocrates, socialistes et communistes.

Ainsi, le parti prendra le dessus et considérera le mouvement syndical comme une courroie de transmission (image on ne peut plus mécaniste pour des dialecticiens !), où les meilleurs éléments seront cooptés pour venir alimenter l’organe chargé d’incarner la conscience du prolétariat. Ce qui importera, pour l’organisation, sera la conquête du pouvoir d’État. Et l’organisation des « masses » sera conditionnée par cet objectif. Peu importe donc la question du travail et de son organisation, puisque ce qui compte ce sont les leviers de commande de l’État. Ainsi l’Organisation scientifique du travail2 sera plutôt vue d’un bon œil par les tenants du « socialisme scientifique », car elle accroît la productivité ; elle est considérée comme neutre, alors qu’elle est un ressort essentiel de l’exploitation et de la domination capitalistes.

Après que l’appareil de production ait été en partie détruit pendant la guerre civile russe, Léon Trotsky voudra « militariser la production », c’est-à-dire faire régner un ordre militaire dans les usines. En relisant Terrorisme et communisme, écrit par le dirigeant de l’armée rouge en 1920, on saisit pleinement les ravages de la déconnexion entre les partis ouvriers et le vécu social, le fonctionnement de ceux qu’ils sont sensés représenter : «En règle générale, l’homme s’efforce d’éviter le travail. L’assiduité au travail n’est pas innée : elle est créée par la pression économique et par l’éducation sociale». En partant de cette vision anthropologique qui rompt avec celle de Marx, il découle que l’organisation du travail sous le socialisme, c’est avant tout le travail obligatoire : « Si l’économie planifiée est impensable sans l’obligation du travail, cette dernière est, à son tour, irréalisable sans l’abolition de la fiction de la liberté du travail et son remplacement par le principe de l’obligation du travail, complété par la réalité de la coercition» (Trotsky, 1980, p.65). Trosky a renié cet ouvrage dans la deuxième partie de sa vie militante. Si les destructions produites par la guerre civile et l’isolement de la jeune république soviétique imposaient de créer un « socialisme de la pénurie », il considéra que sa position de l’époque n’était pas la bonne. Cependant, ces passages montrent, de manière presque caricaturale, la scission entre les dirigeants des partis ouvriers et le prolétariat réellement existant, c’est-à-dire des êtres humains avec des affects, des motivations, des désirs, des envies. La voie d’émancipation des travailleurs s’est déconnectée des travailleurs eux-mêmes, et par là de la question du travail pour partir vers la sphère étatique résumée à la question de la prise du pouvoir.

Une conception économiste s’est ainsi ancrée et a subsisté dans le mouvement syndical – et au-delà – au point de se solidifier sous forme de culture, de traditions et de pratiques ; au point aussi que cet habitus empêche d’imaginer et de penser faire autrement. Cette orientation idéologique ossifiée a produit des pratiques syndicales déconnectées de l’activité et de l’organisation du travail. Cette déconnexion produit aujourd’hui un décalage mortifère. Pour les salarié.es, du fait de la montée de leur souffrance au travail, mais aussi pour les syndicalistes qui sont privé.es de ressources de compréhension. Les militantes et militants sont aux prises avec une tradition qui masque des enjeux idéologiques vieux d’un siècle.

Les critiques isolées de l’organisation du travail

C’est dans les courants marxistes hétérodoxes et chez certains libertaires que se maintiendra une critique de l’organisation du travail. Simone Weil, qui restera longtemps proche du mouvement anarcho-syndicaliste, écrira La condition ouvrière, sur son expérience vécue en usine entre 1933 et 1937, précédant les ouvrages de Robert Linhart. Il constitue une dénonciation de la dureté de la condition ouvrière mais aussi du taylorisme. Un article de Simone Weil, écrit en août 1933 dans la revue syndicaliste révolutionnaire fondée par Pierre Monatte La révolution prolétarienne, est titrée: « Allons nous vers la révolution prolétarienne? ». Elle y démontre que les nouvelles organisations du travail marquées par le machinisme constituent une nouvelle forme d’oppression, forme commune au capitalisme et aux bureaucraties staliniennes : « Dans l’artisanat ou la manufacture, le travailleur se sert de l’outil, dans la fabrique il est au service de la machine » (Weil, 2002, p.53). Sa pensée, marquée par la question de l’aliénation, lui fait écrire ces lignes profondes qui gardent toute leur actualité : « La séparation des forces spirituelles du procès de production d’avec le travail manuel, et leur transformation en forces d’oppression du capital sur le travail, s’accomplit pleinement dans la grande industrie construite sur la base du machinisme. Le détail de la destinée individuelle de l’ouvrier travaillant à la machine disparaît comme une mesquinerie devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif, qui sont cristallisés dans le système des machines et constituent la puissance du maître» (Weil, 2002, p.54).

Il me semble que deux choses fondamentales sont à retirer de ce passage. L’aliénation du travailleur n’est pas toujours la même suivant les modes d’organisation du travail, même si l’ouvrier est toujours exploité, mais aussi chaque type d’organisation du travail produit un forme particulière de domination. Nous pouvons aussi noter que Simone Weil a conscience que les évolutions techniques produisent de nouvelles formes de domination. Elle fait écho en cela à l’Ecole de Francfort3 qui ouvre le même chemin, à la même époque, en liant apport du marxisme et de la psychanalyse. Chez les marxistes, le mouvement conseilliste, qui rejettera la notion de parti, cherchera lui aussi à faire entendre une parole ouvrière sur l’organisation du travail.

Après mai 68, la CFDT prendra une orientation autogestionnaire et invitera ses militants et militantes à contester le pouvoir patronal d’organisation. Robert Linhart, Danièle Linhart, et Anna Malan écrivent ainsi dans leur article « Syndicats et organisation du travail : un rendez vous manqué » : « c’est bien la CFDT pourtant, qui avait dès le milieu des années 70 réclamé le droit d’expression directe pour les travailleurs afin qu’ils interviennent sur les conditions et l’organisation du travail, en tant que seuls véritables experts de ces questions. C’est elle qui proclamait que les organisations syndicales devaient se faire le relais de ces domaines et chercher à peser de tout leur poids sur les choix technologique et les orientations en matière de choix organisationnels » (Linhart et alli, 1998, p.177 – « Syndicats et organisation du travail, le rendez-vous manqué », Sociologie et société, Vol. 30, n° 2, automne 1998). Malgré l’épisode d’occupation autogestionnaire de LIP, cette ligne sera abandonnée avec la politique dite de recentrage, prônée notamment par Edmond Maire. À part quelques courants minoritaires, et une courte période post 68 pour la CFDT, le mouvement ouvrier ne prendra jamais en charge la question de l’organisation du travail, créant ainsi une tradition qui laisse les syndicalistes sans ressource face aux problèmes de l’activité, et par conséquent face à la souffrance au travail.

Quand salaires et emplois cachent la question du travail et réduisent son organisation aux conditions de travail

À la suite de ce processus historique, les directions des organisations syndicales – et politiques de gauche anticapitalistes – se focaliseront sur l’exploitation, et donc, garderont comme luttes centrales la répartition de la plus value, et les revendications correspondantes sous forme de salaire ou d’emploi. Ainsi, le travail, son organisation, et l’aliénation liés à la condition salariale ont disparu derrière l’emploi et les salaires. Paradoxalement, mais pour des raisons différentes, le patronat aussi a toujours tenu à faire disparaître le travail et son organisation du débat public et à le laisser cacher derrière l’emploi et les salaires (le « coût du travail » dans le langage du MEDEF), car il tient à son pouvoir d’organisation, manière essentielle de perpétuer sa domination.

Plusieurs courants de pensées, à l’image d’André Gorz ou de Bernard Friot, défendent aujourd’hui un statut universel de salarié découplé de l’emploi. L’idée peut sembler séduisante, tant il est vrai qu’elle permettrait d’en finir avec la peur du chômage qui s’exerce sur beaucoup. Cependant, en dignes descendants d’un courant largement majoritaire dans le mouvement ouvrier, ils se désintéressent de ce qui se joue au sein de l’activité, du rapport de subordination qui n’est pas qu’un élément juridique et de l’aliénation au rapport salarial. La perpétuation de ce désintérêt pour l’activité et l’organisation du travail a produit un manque de ressources de compréhension pour les syndicalistes qui ne permet pas de saisir de nombreux enjeux liés au travail. Ainsi, il manque une pièce maîtresse dans le conflit social qui pourrait être un ressort stratégique pour la mobilisation des travailleurs et travailleuses. Pourtant, il suffit de parler quelques instants avec des salarié.es pour entendre, quand on y est sensibilisé, à quel point le travail et les conditions à réunir pour l’exercer les préoccupent. Mais la traduction revendicative est le plus souvent axée sur les emplois, quand nous sommes sur l’organisation de travail en tension ; ou bien, elle aussi exprimée en terme de revalorisation salariale quand le travail devient trop pénible. Je n’ai pas l’intention de dire que ces revendications ne sont pas légitimes, mais cela ne suffit pas. Le plus souvent, le ou la syndicaliste et les équipes syndicales ramènent simplement sur un terrain connu des discours qui portent beaucoup plus de problématiques. Pour nombre de militants et militantes, évoquer les procès de travail représente un danger de division. Il semble plus facile de rassembler pour des augmentations de salaire : cette revendication est d’autant plus entendue par les salarié.es qu’ils et elles en ont besoin pour vivre décemment. En effet, élaborer un contenu revendicatif lié à l’organisation de travail nécessite d’autres méthodes que celles du syndicalisme classique, d’autant plus qu’il consiste à produire ces revendications par le haut. Le manque de ressources intellectuelles sur les questions d’organisation est à la base de cet évitement.

Mettre la question du travail au centre de notre intervention.

L’élaboration du documentaire Les Maux du travail. En Isère, depuis 2009, suite à la crise des suicides à France Télécoms et la montée de la souffrance au travail à La Poste, un groupe de travail informel s’est mis en place réunissant des syndicalistes de Sud Ptt, des sociologues et une psychanalyste. Ce groupe va permettre la mise en place, en 2013, d’un projet de documentaire destiné à être utilisé par les équipes syndicales. Une démarche intersyndicale va rassembler des responsables de Solidaires, de la CGT, la FSU et l’UNSA. Ce documentaire sera construit pour être un outil permettant aux équipes syndicales de se saisir de la question du travail et de son organisation. Il sera produit dans le but d’être diffusé lors de réunions syndicales, d’initiatives de CE, etc. Ce reportage sera construit de concert avec des syndicalistes, des chercheurs et chercheuses, et un réalisateur, pour servir de support à des échanges sur le travail. Pour aider les équipes militantes à se saisir de cet objet, une mallette pédagogique est disponible en Isère. Elle contient des ouvrages, des articles, tout un matériel pour approfondir la question.

Centralité de la formation Enquête

Solidaires Isère a choisi de privilégier la formation Pratique d’enquêtes, dans le cadre du cursus en santé au travail mais aussi en l’intégrant au parcours de base des militantes et militants. Cette formation est pour nous un outil important pour changer la manière d’intervenir sur le lieu de travail et renouer avec la pratique de l’enquête ouvrière qui est une tradition oubliée de notre histoire. Cette pratique se développe dès le début du XIXème siècle, et va permettre un essor du mouvement ouvrier car la parole des travailleurs est entendu, écouté et sert de base à l’élaboration d’une politique de classe. On remarquera un retour de ses pratiques dans l’après 68 en France avec par exemple Les cahiers de mai4. En Italie, elle sera utilisée à une échelle de masse par le mouvement de « l’autonomie ouvrière ». La pratique d’enquête vise à faire émerger une parole individuelle et collective sur le travail et son organisation ; elle oblige les syndicalistes à un douloureux effort de déplacement : passer de celui ou celle qui sait, qui est porteur ou porteuse de la parole de son organisation, à celui ou celle qui écoute pour pourvoir élaborer un contenu revendicatif au plus près du terrain. Ce changement de curseur permet d’apporter des réponses collectives à celles et ceux qui souffrent de ne pouvoir faire un travail de qualité, et de reconstruire du collectif, là où le management a développé l’individualisme.

Conclusion : le travail aux bons soins de ceux et celles qui le font

Contester avec les travailleurs et travailleuses l’organisation du travail, c’est attaquer le cœur de la domination capitaliste, c’est à dire remettre en cause le pouvoir d’organisation patronal. Ce pouvoir est lié au fait que l’on puisse acheter le travail comme une marchandise et par là-même que le travailleur ou la travailleuse en devienne une. Dans ce processus d’aliénation, il y a toujours une partie de la personne salariée qui résiste à la dépossession de son être. Comme le dit très justement Philippe Davezies, c’est dans le minuscule des micros-résistances pour maintenir un travail de qualité que les contradictions s’expriment. C’est à cet endroit, que l’on peut expérimenter intimement l’opposition irréductible entre capital et travail. Dans les organisation du travail de type taylorienne, dont le Lean-management n’est qu’un avatar moderne, le travail est toujours saisi sous la forme de quantité, de volume, découpé arbitrairement par des « bureaux des méthodes », ou examiné par des « groupes de travail », pour être normalisé et imposé à l’ensemble du collectif de travail. Dans l’univers de la rationalité instrumentale institué par le néo-management, il est impossible de maintenir un espace autonome pour faire un travail dans lequel on puisse se reconnaître. C’est à dire articuler trois dimensions du travail : le bel ouvrage, la reconnaissance des pair.es, et l’utilité sociale de la chose produite. C’est là qu’il faut chercher les vecteurs de mobilisation future, en renouant les fils brisés de l’histoire du mouvement ouvrier. Nous devons faire de ces micro-résistances individuelles un contenu revendicatif collectif. Se réapproprier le travail pose aussi de manière centrale la question démocratique. En effet, comment accepter que dans la sphère publique nous soyons (avec des limites) considéré.es comme des citoyen.nes jouissant de droits démocratiques et que, dès le seuil de l’entreprise, qu’elle soit publique ou privée, la dictature règne ? Que notre connaissance en tant que travailleur ou travailleuse soit niée ? Et que l’arbitraire puisse s’y exprimer sans recours démocratique possible ? Mettre au centre de notre activité les questions d’organisations de travail, c’est poser de manière renouvelée la question du socialisme autogestionnaire.


Quelques références :

Kautsky K., Les trois sources du marxisme : l’œuvre historique de Marx, Paris, Spartacus : 1997

Lénine V. I., Que faire ?, Editions de Moscou : (1902) 1963.

Linhart D., Travailler sans les autres ?, Paris, Seuil : 2009.

Marx K., 1971, Le capital, Livre 1, Paris, Éd. Sociales : (1867) 1986.

Trotsky L., Terrorisme et communisme, Paris, Ed. Prométhée : (1920) 1980.

Weil S., La condition ouvrière, Paris, Folio Gallimard : (1951) 2002.

Linhart D., Linhart R., Malan A., « Syndicats et organisation du travail : un rendez-vous manqué », Sociologie et sociétés, vol. XXX, n°2 : 1998

Les Maux du travail, un film pour comprendre, débattre et agir ; réalisateur Michel Szemphuch, association Repérage.

François Marchive

1 Les différentes éditions à laquelle se réfèrent des citations figurent à la fin de l’article.

2 L’OST institue une extrême division du travail, la parcellisation des tâches. Le « taylorisme », puis le « fordisme » en sont des exemples.

3 Parmi les premiers membres du groupe d’intellectuels qui forma ce qu’on appellera ensuite L’Ecole de Francfort, on peut citer Max Horkheimer (1895-1973), Theodor W. Adorno (1903-1969), Erich Fromm (1900-1980), Walter Benjamin (1892-1940), Franz Neumann (1900-1954).

4 Voir Les utopiques n°7 « Mai 68, ce n’était qu’un début ».


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Francois MARCHIVE

François Marchive est postier et militant de SUD PTT et de Solidaires Isère. Psychosociologue, il anime des formations portant sur la souffrance au travail, les conditions de travail et l'organisation du travail. Dans le cadre d'un master 2 de sociologie, il a travaillé sur la difficile prise en charge des questions d'organisation du travail par les équipes syndicales.