Remettre en mouvement les images de 68

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Entretien avec Christophe Cordier, réalisateur deFrères de classe

Frères de classe, c’est un film qui parle de la grève du Joint français. Le point de départ, c’est une photo. Peux-tu déjà nous dire comment tu as découvert cette photo ? Et ce qu’elle a signifié pour toi ?

Christophe Cordier : Il se trouve que je suis un enfant de 68. Mes parents, d’origine modeste, ont vécu Mai 68 et ça a transformé leur vie. Véritablement. Mon père est devenu syndicaliste à ce moment-là, enfin un petit peu avant, mais disons que 68 et les années qui ont suivi ont bercé mon enfance. En fait, le 1ermai 1972, une manifestation est appelée au départ de la place Gambetta à Paris. Les organisateurs et organisatrices, un ensemble d’organisations d’extrême gauche1, veulent marquer leur soutien à la grève du Joint français. La grève va d’ailleurs se terminer quelques jours après, sur une grosse victoire. 10 000 personnes défilent, une délégation des ouvriers du Joint ouvre le cortège. C’est assez extraordinaire, et mon père est à cette manifestation de soutien. Il se trouve qu’il est à la CFDT à l’époque. Une CFDT, qu’on a connu autogestionnaire, pas celle d’aujourd’hui bien évidemment. Une CFDT, qui a pas mal animé la grève du Joint, enfin ses délégué.es sur place. Et sur l’affiche d’appel au 1ermai 1972, il y a cette fameuse photo. Avec cet ouvrier qui chope un CRS et vocifère dessus. Ça symbolise toute la colère ouvrière face à la répression policière. Clairement, cette photo a popularisé la grève.

L’affiche, mon père la ramène à la maison après la manif. Et, dans un geste instinctif on va dire, il la colle sur la porte de ma chambre. Moi j’avais 6 ans à l’époque. Je ne sais pas, on reconstitue souvent, mais j’ai vraiment l’impression qu’elle y est restée un certain nombre d’années. Peut-être qu’elle a circulé : de ma porte à une autre, à un mur… Mais elle a toujours été présente à mes côtés d’une certaine façon.

Le temps a passé. J’avais enfoui ça en moi. Et puis, en 1998, je m’intéresse beaucoup à la Kanaky. Tu vas me dire quel rapport ? Et bien ce qui m’avait marqué à l’époque, c’était un certain nombre de face à face, hyper tendus, entre Kanaks et gendarmes. On connaît tous l’affaire d’Ouvéa2. J’avais d’ailleurs commencé à écrire là-dessus, à faire un film sur la communauté kanak à Paris. C’est devenu un petit court-métrage documentaire, Kanaky-sur-Seine. À ce moment-là, ce conflit me remet en mémoire le Joint français. Je me dis « c’est pas possible, il faut faire quelque chose ». Et ce qui me semble extraordinaire alors, ce serait de retrouver les protagonistes de la photo. Cet ouvrier en colère et ce CRS qui la reçoit. J’interroge mon père, et tout ce qu’il me dit c’est que ça s’est passé à Saint-Brieuc, dans les Côtes d’Armor. Très rapidement, après les premiers repérages, j’ai le contact de Guy, Guy Burniaux, qui est l’ouvrier de la photo. C’est un moment magique. Un peu comme si on devait se rencontrer depuis longtemps.

Donc là, tu démarres ton enquête, et tu découvres tout un contexte ouvrier…

Oui, j’avais cette photo, signée, je tiens à le dire, par Jacques Gourmelin qui était un photographe de Ouest-France et qui a fait ce cliché le 6 avril 1972. Ce jour-là, les ouvriers du Joint viennent occuper l’inspection du travail où les patrons avaient daigné venir rencontrer les ouvriers. Bon, là, ils se font séquestrer. On retrouve ici le triptyque de l’action ouvrière de la période : grève, occupation, séquestration. Entre parenthèses, des outils stratégiques à destination des grévistes qui ont remarquablement fonctionné, je trouve. C’était actif, ludique et politiquement important.

Il faut peut-être d’ailleurs revenir sur « l’avant » : parce que la grève, c’est en 1972, mais c’est véritablement considéré comme le « Mai breton ». Et pourtant, la particularité du Joint, c’était que les ouvriers y étaient considérés comme dociles par les patrons. Personne n’imaginait une telle grève au Joint français. En 68, ils sont les derniers à débrayer ! Parce qu’ils venaient d’un milieu rural, c’étaient des « paysans-ouvriers », avec une certaine soumission à l’ordre. Et puis, il y avait beaucoup de femmes.

Ça, en 68, c’était une sociologie rêvée pour le patronat… enfin c’est ce qu’il pensait ! On y fabriquait des gros joints en caoutchouc, dans des conditions merdiques, des ateliers dégueulasses, avec des salaires bas. Sauf que le milieu ouvrier transforme ces gens-là. Et quatre ans plus tard, le germe était là, avec son lot de rebelles, de révolutionnaires. Il y avait des établi.es d’ailleurs, qui, d’une certaine façon, ont éveillé la conscience ouvrière. C’était plutôt le courant maoïste. Parce que, pour les maos, il y a là quelque chose qui « colle » avec leurs schémas : des ouvrier.es issus de la paysannerie, ça leur parlait certainement plus. Et comme il y avait un turn-over important du fait des conditions de travail déplorables, ça leur donnait des places libres régulièrement.

Et il y a le camp d’en face, il y a le CRS de la photo qui n’a pas l’air bien à l’aise.

Ce jour-là, le préfet des Côtes d’Armor, en fait des Côtes du Nord à l’époque, décide d’envoyer la CRS 13 pour déloger les ouvrier.es. Qui est la Compagnie républicaine de sécurité de Saint-Brieuc ! Jusqu’alors, les compagnies de CRS qui étaient intervenues sur la grève du Joint venaient d’autres régions, de Nice notamment. Là, il n’y a que la CRS 13 de disponible ; à laquelle se joignent, en plus, des gendarmes. Il y a un fort étau policier à ce moment-là. Les ouvrier.es ont passé une nuit blanche, ils et elles sont fatigués, ont passé une semaine harassante. Et, en même temps, ils et elles sont remonté.es à bloc parce que pas entendu.es. L’excès de fièvre est inévitable. Il y a des corps-à-corps, ça se bouscule. C’est là que la fameuse photo est prise, que Guy va choper le CRS qui vient vers lui.

Plus tard, j’ai appris que cette CRS 13 ne voulait pas intervenir sur la grève du Joint. Parce qu’ils connaissaient des ouvriers, et réciproquement. Certains, même, avaient travaillé au Joint français, parfois à peine quelques années avant. Ils habitaient les mêmes quartiers en plus. Les ouvriers les avaient repérés et collaient les débris des grenades qu’ils recevaient sur la gueule, dans leurs boîtes aux lettres. Sans mettre « crosse en l’air » non plus, les CRS n’y allaient, du coup, pas de gaieté de cœur. Parce qu’il faut aussi ajouter la dimension régionale du conflit. La solidarité a été très forte en Bretagne. Les usines du coin débrayent, apportent de l’argent à la caisse de grève. La mairie de Saint-Brieuc, une des premières mairies PSU, décrète la gratuité de la cantine pour les enfants de grévistes. Les ouvriers du Joint diront qu’ils n’ont jamais aussi bien mangé que pendant la grève. Les bouchers leur apportent des rôtis, les paysans des choux-fleurs… Les artistes bretons, comme Gilles Servat, viennent chanter pour les grévistes. Louis Guilloux, un écrivain prolétarien emblématique, qui a écrit La maison du peuple dont l’action se passe à Saint-Brieuc, est également un soutien. Tout le monde les a soutenu.es. C’était une grève pour la dignité, contre l’humiliation. Forcément, c’était un peu inédit.

D’ailleurs, certains voulaient aller plus loin. Ce n’est pas un hasard si, quelques temps après, se déclenche la grève du lait, celle des caissières de Mammouth. D’une manière un peu exagérée, un des établis dit dans le film que c’était presque « leur Commune de Paris ».

C’est un des aspects très forts de ton film d’ailleurs, de voir à quel point la grève a marqué les protagonistes, a été un véritable événement dans leur vie.

On peut même aller plus loin. En fait, j’ai presque l’impression qu’il y a un côté quasiment psychanalytique. Le CRS de la photo, Jean-Yvon, est décédé entre temps, je n’ai pas pu recueillir son témoignage. Mais j’ai recueilli le témoignage de ses enfants. Et l’un d’eux, Laurent, a bossé au Joint justement ! Parce qu’en fait, ils viennent aussi d’un milieu modeste. Leur père était CRS, leur grand-père était CRS. Et il se trouve que le grand-père fait partie de la CRS de Marseille dissoute en 1948 parce qu’elle avait refusé de marcher sur les grévistes ! C’est assez incroyable ! Toujours est-il que la lignée s’arrête là.

Intérimaire au Joint dans les années 90, Laurent y a un grave accident du travail. Il perd quasiment une de ses mains. Quelque part, c’est un peu comme s’il « payait », comme si le stigmate s’était prolongé d’une génération. Paradoxalement, les ouvriers de 72 qui étaient encore dans l’usine, s’ils l’ont reconnu comme « le fils du CRS », l’ont tout de même protégé. Quand il a eu son accident, Guy l’a beaucoup soutenu. C’est assez beau. Malgré tout, Laurent est resté un ouvrier, un « frère de classe » … celui que son père aurait dû être car il était le copain de Guy au CET3, ils préparaient ensemble leur CAP d’ajusteur. Mais Jean-Yvon, lui, a loupé son examen et est devenu CRS. Ses retrouvailles avec Guy se font ce 6 avril 1972. En « vrai » et avec cette photo.

Cette photo qui m’a aussi inspiré. D’une certaine manière, pour moi, c’est un hommage à ce qui marque dans la vie. En fait, il y a de multiples hommages. D’abord à la lutte des années 70 ; à la culture ouvrière, à la culture populaire. Mais aussi à ma famille, à mes parents. Aux copains issus des mouvements gauchistes ou syndicalistes radicaux. Au cinéma militant. Ce sont des hommages vivants, de mon point de vue.

D’une certaine manière, on pense beaucoup à la démarche d’Hervé Le Roux dans Reprise…

Il faut saluer la mémoire d’Hervé Le Roux, qui est décédé récemment. Il a fait un très beau travail avec Reprise. Le film sortait en même temps que j’étais en repérage. Évidemment, il y a une proximité. Alors pas dans la forme ; mais dans cette volonté de remettre en mémoire, de remettre en mouvement des images de 68 et des luttes de cette époque, de remonter le temps, de retrouver les protagonistes de ces combats. Avec la quête de cette femme, qui ne veut pas retourner au boulot après la grève et que les délégués CGT poussent littéralement à l’intérieur… on voit bien que 68 est passé par là. Le Roux ne retrouve pas cette femme. Et je trouve ça assez beau, en termes de cinéma comme d’histoire. On avait un peu la même envie en fait. Pour moi, c’était partir de cette photo, de ses reprises justement, de toutes ses déclinaisons. Avec l’idée d’interpeller cette culture ouvrière qu’il y a dans le bassin briochin. Notamment celle des ouvrier.es du Joint, de leur grève emblématique.

On a aussi l’impression que tu pars à la recherche d’un cinéma militant.

Tout à fait ! En faisant mon enquête je découvre qu’il y a énormément de gens qui ont filmé cette grève. Je découvre des pépites. Celles d’un collectif de cinéastes bretons établis, Torr-e-benn, animé par Jean-Louis Le Tacon. Torr-e-benn, en breton, ça veut dire « casse-leur la tête ». Ils ont couvert quasiment la totalité de la grève. Ils filmaient en Super-8 avec quelques enregistrements sonores à côté. J’ai pu puiser là-dedans des archives du film. C’était assez nouveau et c’était considéré comme un bon moyen de populariser la lutte. La Ligue communiste va d’ailleurs envoyer un cinéaste sur place qui en tirera un film de 25 minutes que j’ai également eu l’occasion de visionner. J’ai pu en prendre une archive pour mon film dans laquelle on voit Guy interviewé et qui raconte ce qu’il s’est passé dans ce face-à-face.

Déjà avant de faire ce film, j’étais très inspiré par le cinéma militant des années 70. J’ai une filiation, que je peux revendiquer aujourd’hui, celle des groupes Medvekine4, de Chris Marker… Il y a un film qui m’a marqué, qui est A bientôt j’espère, fait avant 68 pour le coup, qui parle de la longue grève des ouvriers de la Rhodia à Besançon en 67. On y perçoit ce qui arrive : la démocratie ouvrière, les syndicats bousculés, le désir d’émancipation. Avec ce personnage extraordinaire qui incarne le film, qui est celui de Suzanne. Suzanne qu’on retrouve après, dans un autre film, Classe de lutte. Et elle est métamorphosée ! Dans A bientôt j’espère, elle est femme au foyer et soutient son mari gréviste. Mais la grève de la Rhodia va la révéler comme étant une syndicaliste hors-pair…et c’est elle qui va animer les grèves suivantes.

Pour moi, c’est un cinéma militant, qui est un cinéma d’énergie, un cinéma populaire, d’éducation populaire même. Car le principe du groupe Medvekine, c’était de promouvoir la culture ouvrière, de faire participer, de donner les caméras aux ouvriers. Ce n’étaient pas uniquement des intellectuel.les qui allaient filmer des ouvrier.es, ils et elles incitaient à se saisir de l’outil-cinéma. Jusqu’à l’outil-vidéo maintenant. Parce que ça a fait des petits. Dans toutes les luttes aujourd’hui, n’importe quel protagoniste va filmer son propre mouvement. C’est ça qui est intéressant avec les nouvelles technologies, avec la démocratisation des caméras, avec l’usage des smartphones et des caméras intégrées ; c’est de pouvoir filmer les événements en prises réelles, presqu’en cinéma direct pour certaines luttes. Même si les gens ne sont pas conscients de toute cette histoire du cinéma militant, ils en retrouvent le geste. Parce que le cinéma est une expression populaire, qu’il soit de fiction ou documentaire.

Pour toi, le cinéma, la vidéo, en quoi est-ce qu’on peut dire que c’est un « supplément d’âme » nécessaire pour nos combats ?

Les grèves, les luttes, sont des moments de ruptures dans la société. Où de multiples histoires peuvent émerger. Des histoires d’amour, de conflit, des émotions. Pour moi, c’est une source de cinéma. C’est une inspiration véritable. C’est pour ça qu’il faut filmer les grèves. C’est un enchantement. Et puis c’est important pour l’après, c’est une trace. Un documentariste que j’aime beaucoup, Éric Pittard, disait assez justement « dans l’histoire du mouvement ouvrier, il y a deux catégories de gens qui consignent la mémoire ouvrière : les cinéastes et les renseignements généraux ». Le cinéma exhume cette énergie vitale que génèrent les grèves et tout mouvement social.

Si je fais ce genre de film, ce n’est pas pour rien. Ça me nourrit, et puis j’ai envie d’échanger. Avoir le sentiment d’être utile. De participer d’un mouvement. C’est un film qui a servi aussi aux protagonistes de cette image. Pour Guy, ça a été l’occasion de parler de sa vie, de sa vie de prolétaire conscient. D’évoquer la transformation formidable de leur vie qu’a représenté la grève du Joint.

Christophe Cordier ; propos recueillis par Théo Roumier.

1: Alliance marxiste révolutionnaire, Cause du peuple, Front rouge, Ligne rouge, Ligue communiste, Lutte ouvrière, Organisation révolutionnaire anarchiste, Parti socialiste unifié, Secours rouge, Révolution !

2 Le 5 mai 1988, les Forces spéciales françaises et le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale prennent d’assaut la grotte d’Ouvéa où des indépendantistes Kanaks détenaient des gendarmes. Deux militaires et dix-neuf kanaks seront tués ; parmi ces derniers, certains sont massacrés au-dehors de la grotte, après l’assaut.

3: Collège d’enseignement technique, aujourd’hui Lycée professionnel.

4: Lire Thibauld Weiler, « Medvekine, ou les ouvriers-cinéastes », article inédit pour le site de la revue Ballast.

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