Quelque chose de 68

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Mai-juin 1968 n’a pas été sans incidence sur le syndicalisme, sur les manières d’en faire notamment… et de continuer à en faire ! Avec cet article c’est ce qu’il y a encore de 68 dans notre syndicalisme, en pratiques comme en débats,que nous proposons de retrouver.

Fin octobre, début novembre 1988, presque vingt ans après Mai 68. Les chauffeurs de la Direction du matériel et des transports de la Poste, les « camions jaunes », sont en grève reconductible. Cette grève est organisée sur le principe des « coordinations » qu’ont expérimenté cheminot.es, institutrices et instituteurs en 1986/19871. Dans chaque garage, les grévistes, syndiqués ou non, se réunissent en Assemblées générales, décident de la reconduction de la grève, de ses modalités et se « coordonnent » pour qu’elle tienne, maîtrisant ainsi de A à Z leur action.

Au sein des hôpitaux, une importante mobilisation des personnels, notamment des infirmières, durera plusieurs semaines et sera animée par une coordination nationale très combative.

C’est aux grévistes de décider

Cette pratique de la démocratie, de l’auto-organisation, c’est précisément des années 68 qu’elle a émergé. Plusieurs études ont mis en lumière la filiation entre les luttes lycéennes des années 70 et les grèves des années 80, notamment au travers de la pratique des coordinations… tout simplement parce que les lycéen.nes de 68 avaient grandis et travaillaient désormais2 !

Mais cette question de la démocratie dans la lutte c’est aussi à l’époque un des clivages hérités de mai. Les gauches syndicales des années 803sont comme des poissons dans l’eau au sein des coordinations. Leurs aîné.es défendaient déjà dans les grèves des années 1970 la primauté au comité de grève et aux décisions en assemblées générales souveraines contre une vision verticale qu’incarnait alors la CGT, parfois de manière très caricaturale.

Précisons que la bureaucratie CFDT, dans les années 70, même si elle est plus à l’écoute des « nouvelles formes de lutte » comme on dit, n’est pas toujours très rassurée par ces « AG » dont elle craint le maximalisme, pour ne pas dire le « gauchisme ». À la fin de la décennie 70, cette méfiance se transforme en hostilité avec le « recentrage », nouvelle doctrine cédétiste, où la négociation prime sur l’action gréviste. La fin des années 1980 et la réactivation du principe d’auto-organisation à une échelle de masse et dans plusieurs secteurs donne carrément des boutons aux directions syndicales.

Pour en revenir à nos « camions jaunes », c’est justement un excellent exemple de ce clivage hérité de 68. Les militant.es de la CFDT-PTT d’Île-de-France, oppositionnels au sein de leur centrale et fidèles aux orientations « lutte de classe » et autogestionnaire de la CFDT de 68, avaient fait le choix de soutenir activement cette grève auto-organisée. Ce qui ne fut pas du goût de la fédération CFDT-PTT qui, dans la foulée, dissout les syndicats récalcitrants, comme celle de la DMT ou d’autres syndicats parisiens de la poste et des télécoms, et procède aux démandatements de celles et ceux qu’Edmond Maire4qualifie de « moutons noirs ». Loin d’être démoralisé.es pour autant, ces syndicalistes allaient créer quelques semaines plus tard le syndicat SUD aux PTT, lui aussi décidé à continuer de porter cet « esprit de mai »5.

Globalement cet attachement à l’auto-organisation des luttes est aujourd’hui un « acquis ». Sur les lieux de travail il est devenu normal de réunir l’ensemble des salarié.es grévistes pour voter la grève et l’organiser ou tout simplement pour demander l’avis aux salarié.es sur des choses qui les concernent directement.

C’est un modèle qu’il faut toutefois continuer de promouvoir car on ne peut que constater un recul. Les coordinations de grévistes sur un secteur particulier, avec des délégué.es mandaté.es et contrôlé.es en AG, se font de plus en plus rares.

Par ailleurs, qu’il s’agissent decoordinationou decomité de grève, ce ne sont là que des outils possibles pour mettre en œuvre ce qui est essentiel, la démocratie ouvrière. Il faut se garder de toute fétichisation : selon les réalités syndicales locales, selon le secteur professionnel et selon les moments, cela peut prend des formes différentes, mais ce qui est vital estque chacuneet chacun puisse s’exprimer et décider, à travers des assemblées généralesorganisées pour cela.

Et peu d’assemblées générales interprofessionnelles de grévistes auront été réunies en 2010 comme en 2016/2017. Lorsque ces derniers temps des « AG de lutte » sont convoquées, elles ne sont que rarement représentatives bien malheureusement. Que ce qu’on appelle « AG », en amalgamant la frange la plus motivée d’une mobilisation, puisse avoir une certaine utilité dans les mouvements sociaux, pourquoi pas… Après tout, qui peut se targuer d’avoir aujourd’hui la meilleure « recette » pour entraîner l’action collective ?

Reste qu’il ne faut jamais perdre de vue ni l’exigence démocratique (notamment en ce qui concerne le mandatement), ni la vocation majoritaire que doit rechercher tout mouvement social. C’est vrai sur le plus petit lieu de travail où il faut chercher à associer le maximum de salarié.es (et c’est le plus souvent le cas)… mais c’est aussi vrai sur un secteur professionnel entier, et plus encore lors des mouvements interprofessionnels, si l’on veut construire un rapport de force solide et offensif.

Pour en finir avec cette société-là

La décennie 68 c’est aussi, comme l’a analysé l’historien Xavier Vigna6, l’élargissement du répertoire d’action ouvrière. À la grève, acte fondamental du mouvement ouvrier, à l’occupation du lieu de travail, qu’on a vu à l’œuvre massivement en 1936, s’ajoutent des pratiques plus « enlevées » dirons-nous, comme la séquestration. Il arrive parfois qu’un petit chef soit à cette occasion chahuté voire molesté. Les années 68 ont clairement eu un rapport à la légalité considérablement transformé. La violence des conflits est forte, d’autant plus qu’ils sont, souvent, durs et longs. L’un des plus emblématiques est par exemple celui du Joint français en 19727.

Autre effet de ce rapport à la légalité bouleversé, les années 68 voient se développer des grèves « productives » dont la plus connue est celle des « hors-la-loi de Palente » de l’usine Lip8en 1973.

Toujours présent, ce rapport légalité/légitimité s’est incarné à de nombreuses reprises : pensons par exemple au démontage du McDo de Millau en 1999 par les militant.es de la Confédération paysanne et du Syndicat des producteurs de lait de brebis. Il y a aussi eu le long combat des Fralib pour reprendre leur entreprise, devenue la coopérative Scop-Ti9, qui « résonne » forcément avec le « on fabrique, on vend, on se paie » des Lip.

Quand à la violence, elle n’a pas déserté les luttes syndicales, même si elle s’accompagne désormais du désespoir lié à la désindustrialisation et aux délocalisations : de Cellatex10à GM&S, c’est l’outil de travail lui-même qui est séquestré, de plus en plus « le dos au mur », quitte à le menacer de destruction pure et simple.

L’insolence et la critique radicale de la hiérarchie et des chefaillon.nes est peut-être aussi moins forte aujourd’hui sur les lieux de travail comme dans les repères revendicatifs. Sans doute que les nouvelles organisations du travail, inspirées pour partie du « nouvel esprit du capitalisme »11, ont construit une aliénation renouvelée, renversant les désirs d’autonomie au service d’une auto-exploitation plus forte des salarié.es.

Mais les années 68 n’ont pas vu qu’un élargissement du répertoire d’action : il y a aussi eu élargissement du périmètre de l’action syndicale, qui s’est largement étendue « hors les murs » de l’entreprise. La lutte contre le racisme, l’antimilitarisme (dans le combat pour le Larzac ou auprès des Comités de soldats12), la contestation du tout-nucléaire à Plogoff ou à Creys-Malville… nombreuses sont les équipes syndicales (particulièrement CFDT) à prendre leur part dans ces combats. Le féminisme aussi, qui percute alors les organisations et les appareils syndicaux. Ce dont attestent par exemple les témoignages de Monique Piton, ouvrière à Lip13, ou de Fabienne Lauret. ouvrière à Flins14, toutes deux militantes CFDT.Les temps de non-mixité, lesquotas de femmes dans les instances syndicales décisionnelles, sont des déclinaisons concrètes dans nos pratiques, héritées du féminisme des années 70.Même s’il reste encore beaucoup à accomplir, on peut être certain de la permanence de ce combat, porté entre autre par les intersyndicales Femmes continuant de se tenir chaque année depuis plus de vingt ans15. Cette propension à la transformation sociale, liée historiquement en France à la constitution du syndicalisme, a été considérablement enrichie par 68 et les luttes des années 70.

Le pouvoir c’est nous

« Il n’y a pas de valeur de civilisation dans ce régime capitaliste ! Il n’y a que le mouvement ouvrier qui est porteur, pour l’avenir des valeurs d’une société juste. Où les hommes pourront enfin être – peut-être – plus frères qu’ils ne peuvent l’être dans cette société capitaliste, qui ne peut que les dresser les uns contre les autres. » Celui qui parle ainsi, c’est Jean Le Faucheur, secrétaire de l’Union départementale CFDT des Côtes d’Armor en 1972, à l’occasion de la grève du Joint français16. Et ces propos disent bien l’état d’esprit qui était celui d’une grande partie de celles et ceux qui faisaient le mouvement ouvrier : oui, elles et ils allaient prendre le pouvoir, c’était inéluctable. 68 était une « répétition générale », qui appelait une confrontation majeure à venir, non seulement avec le pouvoir gaulliste, mais aussi avec le système capitaliste en tant que tel.

C’est le célèbre communiqué confédéral de la CFDT du 16 mai 1968 qui n’en appelle pas à moins que cela : « Àla monarchie industrielle et administrative il faut désormais substituer des structures démocratiques à base d’autogestion ».

Mais comment le changer, le pouvoir ? En mai, le mot d’ordre de « gouvernement populaire » est popularisé sans qu’il ne soit accompagné d’un scénario stratégique appuyé sur la grève générale17. Un des écueils des luttes sociales de la décennie qui suit et que leur « débouché politique » sera préempté d’abord par le Programme commun d’Union de la Gauche signé en 1972 avant d’être rompu en 1977, puis par les législatives de mars 1978, où la gauche échouera de peu à conquérir une majorité parlementaire, et enfin par les présidentielles de 1981, qui verront s’installer un pouvoir « de gauche », incarné par François Mitterand et un gouvernement PS-PC… avec le succès qu’on sait.

Cette focalisation sur le calendrier électoral n’est pas sans conséquences. Elle conduit à une « étatisation des luttes ouvrières »18, particulièrement portée alors par le couple CGT-PCF19, qui voit la tendance à l’autonomie être sévèrement battue en brèche. La CFDT passe quant-à-elle de « l’autonomie engagée », premier accroc à la perspective autogestionnaire puisqu’ellela faisait soutenir de fait la stratégie du Parti socialiste, à un « recentrage » qui la fait tout simplement abandonner la lutte de classe. Échouée sur les récifs du parlementarisme et de l’institutionnalisation, l’action pour une transformation sociale autonome n’en a pas moins continué d’être débattue dans le champ syndical et reste un questionnement stratégique bien actuel.

Il y a d’abord eu les deux appels pour l’autonomie du mouvement social, en 1998 et 1999, qui répondaient aux tentatives deralliements àleurs listes électorales de militant.es associatifs ou syndicalistes à l’occasion des élections européennes, et ce tant de la part du PCF que du tandem LO/LCR. Il s’agit alors de dénoncer la« conception d’un rapport hiérarchisé et instrumentalisé du mouvement social vis-à-vis du mode de représentation politique institutionnel »20.

Un débat qui rejaillit fortement aujourd’hui autour de l’hégémonie politique que veut incarner le mouvement France insoumise. La remise en cause de la Charte d’Amiens de 1906, texte fondateur du syndicalisme hexagonal, et notamment du principe d’indépendance à l’égard des organisations politiques qu’elle affirme, tout comme la concurrence médiatiquement mise en scène avec les organisations syndicales lors du mouvement de 2016/2017 contre la loi travail, n’augurent pas d’un grand respect de l’autonomie du mouvement social. L’autonomie affirmée par la Charte d’Amiens a un sens profond : le syndicalisme est politique et la politique ne se limite pas à la préparation des élections, ni à la gestion des institutions qui régissent la société capitaliste. « Tout est politique », disait-on en 68 !

10 millions de grévistes !

Poser la question du pouvoir, c’est aussi interroger les moyens que nous avons à notre portée pour en faire advenir un autre, le nôtre. La grève générale est sans doute celui auquel pensera immédiatement un.e syndicaliste de lutte. Et là encore, difficile de ne pas retomber sur 68. Non seulement, avec ses 10 millions de grévistes, ses entreprises occupées, la grève est sans doute la plus forte et élargie qu’on ait jamais connu, réactualisant le « grève-généralisme » popularisé par les syndicalistes révolutionnaires du début du XXesiècle.

Mais elle est aussi allée beaucoup plus loin dans la remise en cause de l’ordre établi. C’est le cas à Nantes où un Comité central de grève est créé le 24 mai 1968, qui siège à la Mairie pour administrer la ville face à la carence des pouvoirs publics, organisant notamment le ravitaillement des quartiers populaires, créant une situation de double-pouvoir assumée.

Il est évident que la grève générale de 1968 reste une source d’inspiration : on ne cesse de vouloir la retrouver cette grève générale depuis novembre-décembre 1995 et le retour sur le devant de la scène des grands mouvements sociaux interprofessionnels.

On scande en manifestation que la grève générale, « c’est bon pour le moral », que « ça fait mal au Capital ». C’est bien vrai mais pourtant c’est bel et bien cette généralisation de l’action gréviste qui ne cesse de nous faire défaut. Nous reproduisons depuis plusieurs années une sorte de modèle-type de la grève, par procuration, où tout le monde attend d’un secteur professionnel en particulier qu’il en soit la « locomotive » : le rail en 1995, l’éducation en 2003, les raffineries en 2010… Un modèle qui est finalement bien peu « général » ! Sans compter que si chacun.e attend l’autre, le risque, que nous vérifions un peu trop souvent, est d’attendre longtemps sans engager franchement le rapport de force.

Certes, avec la fin des « trente glorieuses » (qui ne l’étaient pas pour tout le monde), la modification de la structure même du travail, où l’atomisation et la précarité se développent de manière effrayante, rend de plus en plus difficile tant le travail de syndicalisation que celui de mobilisation, dans un sens de généralisation. Être capable de remettre en cause nos stratégies syndicales, pour qu’elles produisent plus d’action collective pour plus de salarié.es est un des défis que nous avons à relever dans les mois et les années à venir. Nous ne partons pas de zéro, loin de là. Les résistances, les luttes sociales et syndicales continuent d’exister. Et il n’est d’ailleurs pas inutile à ce propos de se rappeler qu’en mars 1968 Le Mondetitrait : « La France s’ennuie ».

Théo Roumier21

1: Jacques Hais, « La grève des cheminots 1986-1987 vue de l’agglomération rouennaise : une expérience d’auto-organisation », et le bilan de la section CFDT de Paris Gare-de-Lyon en janvier 1987, dans Les Utopiquesn°3, septembre 2016 ; et Clotilde Maillard, « À bas les chefs ! Petite histoire de la Coordination contre le statut de maître-directeur », dans Les Utopiquesn°6, novembre 2017.

2: Didier Leschi, « Les coordinations, filles des années 68 », dans Clion°3, 1996 ; et Robi Morder, « Les lycéens des années 68 », dans Les Utopiquesn°6, novembre 2017.

3: Michel Desmars, « Quand la gauche syndicale se dotait d’outils pour avancer… », dans Les Utopiquesn°4, février 2017.

4: Edmond Maire (1931-2017) a été le secrétaire général de la CFDT de 1971 à 1988.

5: Annick Coupé, Anne Marchand (coord.), Syndicalement incorrect : SUD-PTT, une aventure collective, Syllepse, 1998.

6: Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière, essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007.

7: « Remettre en mouvement les images de 68 », entretien avec Christophe Cordier dans ce numéro.

8: Charles Piaget, « Mai 68 à Lip », dans ce numéro.

9: Qu’on peut soutenir en se mettant en contact avec l’association Fraliberthé (site : fraliberthe.fr).

10: Christian Larose, Cellatex, quand l’acide a coulé, Syllepse, 2001.

11: Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

12: « Contester dans l’Armée. Comités de soldats, antimilitarisme et syndicalisme dans les années 70 », dansLes Utopiquesn°5, juin 2017.

13: Monique Piton, C’est possible ! Une femme au cœur de la lutte de Lip (1973-1974), L’échappée, 2015.

14: Fabienne Lauret, L’envers de Flins, une féministe révolutionnaire à l’atelier, Syllepse, 2018 et l’entretien publié dans ce numéro.

15: Gaëlle Differ, « Vingt ans d’intersyndicales Femmes », dans Les Utopiquesn°4, février 2017, ainsi que le livre collectif, Toutes à y gagner, vingt ans de féminisme intersyndical, Syllepse, 2017.

16: Cette intervention a été filmée et figure dans le film du Collectif Ciné-Rouge, La grève au Joint français, produit en 1972 par la Ligue communiste et récemment mis en ligne par l’association RaDAR.

17: Pierre Khalfa, « Retour sur Mai 68 », dans ce numéro.

18: La formule est de l’historien Xavier Vigna.

19: André Narritsens, « La CGT et le programme commun (1961-1978) », dans Les Cahiers d’histoire socialen°101, mars 2007.

20: Voir « Autonomie du mouvement social : reprendre le débat », billet publié en août 2017 sur le blog Mediapart« À celles et ceux qui luttent et qui résistent ».

21:Avec larelecture attentive et participative d’Annick Coupé et Christian Mahieux.

Théo Roumier
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Théo Roumier

Militant SUD Éducation en lycée professionnel, membre du comité éditorial des Utopiques