Le 1er mai 1988

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Dès février 1988, à l’annonce par Jean-Marie Le Pen, le Front national et l’extrême droite qu’ils allaient occuper la rue le 1er mai (contrairement aux années précédentes où ils manifestaient le 8 mai, jour de la fête de Jeanne d’Arc), des responsables syndicaux de la CGT, de la CFDT, de FO, de la FEN et de structures autonomes décidaient de lancer un appel commun pour qu’une initiative unitaire soit prise ce 1er mai. Ils y affirment que « le choix de la division ou de l’inaction aujourd’hui est non seulement un choix de faiblesse, mais c’est surtout un choix dangereux pour notre avenir ».

Rappel du contexte

Ce 1er mai, qui est un dimanche, a lieu entre les deux tours des élections présidentielles. Depuis la victoire de l’opposition parlementaire RPR-UDF aux élections législatives de mars 1986, la France connaît sa première expérience de cohabitation : un Président de gauche, François Mitterrand, et un Premier ministre de droite, Jacques Chirac qui, de plus, sont tous les deux candidats et vont s’affronter après avoir gouverné deux ans ensemble. Ils ont comme concurrents : Raymond Barre, Premier ministre de 1976 à 1981, soutenu par l’UDF ; Jean-Marie Le Pen dont le parti, le Front national, fait depuis 1984 une percée électorale significative (9,8 % des voix en 1986) ; André Lajoinie pour le PCF ; Antoine Waetcher pour Les verts. L’extrême gauche est représentée par Pierre Juquin, Arlette Laguiller, Pierre Boussel.

Si François Mitterrand se déclare très tard, le 22 mars, la campagne électorale entre les deux principaux candidats a en fait débuté au lendemain des élections législatives de 1986. Au 1er tour, le 24 avril, il y a 81,4% de votants et 79,7% de suffrages exprimés ; François Mitterrand est en tête, avec 34,1% des suffrages exprimés, suivi par Jacques Chirac (19,9%); JM Le Pen est 4ème avec 14,4% des voix. Au 2ème tour, le 8 mai 1988, il y aura 84,1% de votants et 84% suffrages exprimés ; François Mitterrand l’emportera avec 54% des suffrages exprimés.

Les actions du Collectif d’initiative pour un 1er mai unitaire

Une pétition est lancée, ainsi qu’une souscription pour financer un encart dans un quotidien. Une conférence de presse est organisée début avril. Le 15 avril, le collectif affiche 220 signatures de syndicalistes et interpelle les responsables des confédérations : « au-delà des divergences que nous pouvons avoir entre nous, ou entre nos confédérations, il nous est apparu impossible de ne pas réagir face à une situation exceptionnelle. En effet, la décision du Front national d’occuper la rue le 1er Mai, sa volonté de s’approprier le 1er Mai des travailleurs autour de ses thèmes racistes et fascistes, obligent tout syndicaliste à riposter. » La pétition recueillera plus de 10 000 signatures en moins de trois semaines. Le collectif rencontre SOS Racisme et la Ligue des droits de l’homme, ainsi que des associations de travailleurs immigrés. L’appel paraît dans Libération, les 22 et 26 avril 1988.

Plusieurs initiatives en direction des confédérations se heurtent à une fin de non recevoir. Avant l’existence de cet appel, seule la CGT appelait à manifester à Paris (15h à République). La CFDT avait « barré » le 1er mai, pour le remplacer par un « gala des libertés » le 30 avril au Cirque d’hiver, ce qui a choqué de nombre de militants et militantes, bien au-delà du cercle habituel des opposant.es à la direction confédérale. Le lundi 25 avril, le collectif décide d’appeler à un rassemblement unitaire, à 15h à Bastille, pour converger ensuite vers le cortège CGT.

Au vu des résultats du 1er tour de l’élection présidentielle et des 14,4% de voix obtenues par Jean-Marie Le Pen, le mardi 26 avril, la CFDT, la FEN, la FGAF, le SNUI1 et l’UNEF-ID annoncent qu’ils manifesteront de Couronnes à Nation, avec un rendez-vous à 11h ; la CFDT demande une rencontre au collectif unitaire. Le mercredi 27 avril au soir, la CGT décide d’avancer son point de départ à Bastille, toujours à 15h et accepte une rencontre avec le collectif unitaire. Face à cette situation, le collectif unitaire propose une rencontre avec toutes les confédérations. Ce qui sera à nouveau refusé. Seule décision possible pour le collectif : « participer à la manifestation de la CFDT et de la FEN du matin, poursuivre le parcours de Nation à Bastille pour rejoindre le rassemblement unitaire appelé à 14h et participer ensuite à la manifestation appelée par la CGT. »

Le 1er mai

Le jour du 1er mai, malgré le mauvais temps, plus de la moitié du cortège du matin participe au rassemblement de Nation, au cours duquel ont lieu de nombreuses prises de paroles (en particulier sur les luttes en cours : SNECMA, Michelin, SNCF, institutrices et instituteurs, infirmières infirmiers). Puis le cortège poursuit sa marche vers République, pour rejoindre la CGT et se diriger vers Opéra. Tout au long du parcours, l’autocollant réalisé par le Collectif rencontre un franc succès !

Les mots d’ordre anti Le Pen et antifascistes ont été largement repris par les personnes dans le cortège et ont été applaudi par les badauds. « Le lien, l’élan qui nous a poussés dans la rue, qui nous a redonné espoir et qui a fait de ce 1er mai, un 1er mai exceptionnel, c’est bien la lutte contre les exclusions, une fraternité, une solidarité retrouvées. En province, également, de nombreuses manifestations unitaires ont eu lieu, et quand les syndicats réussirent à se mettre d’accord, il y eut mobilisation massive ».

Le bilan du Collectif

« Ce 1er mai, nous avons prouvé qu’une véritable aspiration unitaire, nationale, capable de s’organiser, existait et qu’elle avait pesé dans les décisions de nos confédérations, dans la mobilisation, qu’elle avait permis de rompre avec la démoralisation. (…) Cela nous montre la nécessité d’une double riposte : riposte sociale (…) et riposte antifasciste (…). ». Une réunion est convoquée dès le 1er juin, à la Bourse du Travail de Paris, pour « réfléchir, continuer, débattre ».

L’analyse d’une militante

La participation de nombreux militant.es et structures CFDT au collectif d’initiative pour un 1er mai unitaire a été forte, tant dans la diffusion des informations, que par l’interpellation des structures confédérales. Et encore plus, par la présence des militants.es, adhérents.es et sympathisants.es aux différents cortèges. Les prises de paroles à Bastille, la place du service d’ordre CFDT dans le cortège du matin, comme dans le rassemblement unitaire et le cortège de l’après-midi ont montré notre capacité collective à mobiliser !

Les informations erronées et/ou partiales publiées par la CFDT ont été dénoncées : Non, l’initiative n’est pas un soutien au candidat Juquin ! Non, la motivation n’est pas de « nature fractionnelle » ! C’est une contribution à l’avancée de la prise de conscience et de la mobilisation du monde du travail, en particulier contre le racisme et contre le fascisme. Les désaccords entre l’appareil de la CFDT et les militants.es ne sont pas nouveaux : par exemple, sur le sujet d’une recomposition syndicale, à l’œuvre depuis 19862. Les mois qui suivent ce 1er mai verront les divergences entre plusieurs structures CFDT et la Confédération s’accentuer et aboutir à une scission – rarement nommée comme telle. Ce ci se caractérise notamment par :

  • Les actions grévistes des camions jaunes aux PTT, soutenus par la région CFDT PTT.
  • Les grèves dans le secteur hospitalier, et en particulier la force de la Coordination des infirmières à l’automne 88, le soutien apporté par le Comité régional de coordination des syndicats CFDT Santé Sociaux d’Île-de-France à la grève et à la Coordination, la dénonciation de la signature des accords Durieux par la Fédération Santé CFDT.
  • La montée de l’opposition, qui se situe entre 40% et 45% au congrès de Strasbourg fin novembre. A ce sujet, on peut lire, par exemple, l’appréciation du congrès confédéral par l’Union régionale interprofessionnelle de Basse Normandie, dans son bulletin Pratiques CFDT Basse Normandie de mars 1989.

La coupe était pleine pour la bureaucratie cfdtiste. Il faut se débarrasser des « moutons noirs3 » ! Ce sera fait dans la foulée du congrès confédéral : dès le 1er décembre 1988, c’est la mise sous tutelle des syndicats Santé Sociaux et l’exclusion des syndicats PTT d’Île de France… Mais il ne faut pas oublier la réussite de l’initiative collective autour d’un 1er mai unitaire dans ce processus de scission !


1 Fédération de l’Education nationale, Fédération générale autonome des fonctionnaires, Syndicat national unifié des impôts (ce dernier deviendra, années plus tard, Solidaires Finances publiques).

2 La revue Collectif y consacre le dossier de son numéro 2, à l’été 1987. Sur Collectif (et d’autres publications), voire l’article de Michel Desmars : « Quand la gauche syndicale se dotait d’outils pour avancer », Les utopiques n°4, février 2017.

3 Terme utilisé par Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT, lors du congrès confédéral : « [il faut] exclure les moutons noirs de la contestation dont certains se réclament abusivement de la CFDT ! »

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Elisabeth CLAUDE

Militante de la CFDT Santé Sociaux en région parisienne, de 1973 à 1988, Elisabeth Claude participe à la création du syndicat CRC Santé Sociaux (futur Sud Santé Sociaux). En 1991, elle entre à l’AFPA où elle milite à la CGT ; en 1999, elle est parmi les fondatrices et fondateurs de SUD FPA. Aujourd’hui retraitée, elle est toujours active au sein de la commission Femmes et de l’Union interprofessionnelle Solidaires 93.