Europe du centre et de l’Est – Mouvements pour l’autogestion en Europe du centre et de l’est

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L’autogestion, l’autogouvernement sur les lieux de travail et de vie, en d’autres termes le communisme sans l’État, la tradition socialiste y fit référence d’emblée, dès les mouvements de 1844-1848 en Europe, incluant la périphérie politique de l’Empire d’Autriche, l’Italie du Nord des carbonari et de la Jeune Italie, la Pologne cracovienne et les Slaves de Bohême, là où l’hégémonie impériale (germanophone et viennoise) était la plus faible. Ces mouvements interclasses produisant leurs propres intellectuels roturiers étaient influencés par le socialisme coopératif et syndical naissant en Angleterre, ainsi que par le mouvement de libération nationale des catholiques irlandais (mouvement du « Repeal », de la Jeune Irlande et des Fenians qui suivront). L’émancipation ouvrière commençait à s’inscrire à l’ordre du jour et allait s’imposer de manière explosive en juin 1848, de Paris à Prague. Le mouvement était loin d’être partidaire, et c’est pour cela même que l’aspect d’alternative de gestion de l’économie apparut plus nettement. C’est notamment quand les partis – et pas seulement l’État ou la domination patronale – sont en crise que les tendances autogestionnaires peuvent trouver un espace où s’affirmer.

C’est parce que le socialisme « scientifique » et sa primauté du partidaire ne s’étaient pas encore imposés dans le mouvement ouvrier qu’on a pu entendre davantage les projets de mise en commun du travail et de ses fruits ainsi que du logement et du mode de vie. Ce sont les socialistes dits utopiques par leurs adversaires (Engels, Lassalle) qui, loin d’être de doux rêveurs abstraits, constituèrent les premières communautés de travail, de consommation et de vie, créant concrètement des magasins coopératifs pour pallier la crise industrielle et la malnutrition. Par exemple, les communistes de l’école d’Owen1, chartistes, teatotallers (anti-alcooliques), swedenborgiens (société fraternelle initiatique), socialistes chrétiens fonderont le premier magasin coopératif de consommation à Rochdale dans la région de Lancaster en Angleterre en 18442. Car si les partis manquent, la crise économique, elle, sévit. Là aussi, c’est une constante : l’autogestion avance à grands pas là où il y a urgence due à l’écroulement du système économique, pour le moins à une crise profonde. Magasins vides, chômage massif dans le textile et donc passage à l’action collective et à l’auto-organisation, ce qui fait des Pionniers de Rochdale, comme le dit l’auteur de l’histoire de cette première coopérative, des inventeurs sociaux, et ce « dans toute la force du terme ». De là se déroulera l’écheveau des ateliers de production coopératifs, des écoles ouvrières autogérées (cours du soir), du crédit mutuel… La pression du mouvement de masse (chartistes et syndicalistes radicaux) est bien sûr la précondition de l’audace des pionniers et de l’acceptation (provisoire) de cette innovation alternative par le système capitaliste privé. C’est la force du mouvement de masse y compris son armement qui, comme le notera Marx tardivement convaincu alors par l’autogestion, permettra les mesures autogestionnaires de la Commune de Paris, à savoir l’égalité des salaires (en tout cas leur sévère plafonnement là où il n’y a pas égalité) et la rotation des tâches.

Il en ira de même en Russie entre novembre 1917 et juin 19183, quand les comités de fabrique géreront les usines abandonnées par leurs propriétaires privés, exigeant une représentation directe des ouvriers par le biais de l’assemblée générale qui élit et contrôle de près les comités de gestion. Les socialistes-révolutionnaires et une minorité de mencheviks et de bolcheviks (les futurs membres de l’Opposition ouvrière décapitée en 19214) prôneront même l’institutionnalisation des comités, partenaires avec l’État en matière de planification générale. De la même manière, les soviets de soldats élus devaient gérer l’armée, et les soviets locaux devenir des autorités municipales. Dans l’industrie, ces comités furent interdits par les mesures d’étatisation autoritaire dites « provisoires » et qu’excusait aux yeux des bolcheviks le déclenchement de la guerre civile et de l’intervention étrangère en juin 1918. Dès 1921, les syndicalistes révolutionnaires français – qui avaient pourtant promu jusque-là les pseudo-syndicats bolcheviks en publiant par exemple Lozovsky, chargé des syndicats au Komintern, mais aussi Victor Serge et Pierre Pascal, plus critiques – dénoncent la « centralisation excessive », l’« omnipotence de l’État » en matière de régulation économique et l’« inféodation » à un parti, en l’occurrence le Parti communiste qui « impose une direction particulière » aux « syndicats et leurs dépendances (sic), les comités d’usines5 ». Outre cette extraordinaire – et douloureuse – lucidité précoce, notons le syndicalo-centrisme excessif qui ne voit pas l’autonomie radicale des conseils de fabrique y compris envers les syndicats croupions, déjà normalisés. Ceux-ci, ou du moins leur hiérarchie fonctionnarisée, seront d’ailleurs complices de la liquidation de l’autogestion russe par les bolcheviks. De plus, les syndicalistes libertaires ne voient pas que cela fut rendu possible non pas tant du fait que les bolcheviks soient organisés en parti mais parce que ce qui les distingue ici, c’est qu’ils le soient en un parti unique, ayant instauré à son seul usage, comme l’a écrit Anton Pannekoek, « la propriété privée des moyens de décision6 ».

De 1918 aux années 1960

On reverra en Europe centrale et orientale l’autogestion industrielle dès après la Seconde Guerre mondiale, après un hiatus dans l’entre-deux-guerres, quand elle apparut en Italie du Nord en 1918-1921 et en Espagne, surtout en Catalogne dans l’agriculture, en 1936-1938. À la Libération, des propositions de l’extrême gauche syndicale préconisèrent l’autogestion dans les « biens vacants » (comme on dira en Algérie en 1962-1965) ou bien expropriés des collaborateurs en Tchécoslovaquie (Bohême-Moravie, zone dite « sudète »). Ce fut aussi le cas – rarement – en France, comme en témoigne Simonne Minguet7, militante que l’on retrouvera en Algérie en 1962-1965. Toutefois, la majorité écrasante du mouvement syndical tchécoslovaque en 1945-1948, alors pro-stalinienne, et une minorité conséquente social-démocrate sont toutes deux également favorables à l’étatisation, la seule différence entre staliniens et sociaux-démocrates de droite étant que ces derniers espéraient que ce seraient eux qui contrôleraient cette étatisation. Les uns comme les autres étaient d’accord pour empêcher tout contrôle ouvrier, a fortiori toute autogestion.

Il en va tout autrement en Yougoslavie où, si la crise économique (biens vacants mais aussi pauvreté endémique de l’agriculture alors dominante) y sévissait aussi, s’y ajoutait la division du parti entre anti et prosoviétiques, puissants surtout dans la partie la moins développée, sud-orientale du pays, Serbie au sud du Danube, Bosnie, Macédoine et, en particulier au Monténégro où les partisans de Moscou l’emportèrent même pendant quelques jours fin juin 1948. Autre facteur crucial, l’étatisation totale – plus extrême même qu’en Russie après juin 1918 ou après la NEP8 (à partir de fin 1929) – réalisée en Yougoslavie dès le début de 1946 et maintenue jusqu’à fin 1949, la direction yougoslave désirant faire montre, face à Moscou, d’une orthodoxie « marxiste-léniniste » irréprochable. Du coup, l’instauration de la cogestion avec l’État dans l’industrie qu’est la prétendue autogestion yougoslave, avait dès le début un sens « national » de rupture avec le marxisme-léninisme russo-soviétique étranger et imposé brutalement par le diktat de Staline et le fanatisme de ses féaux. Cette dimension nationale identitaire ne se déployait pas seulement contre l’extérieur, elle réalisait ce faisant l’unité entre les groupes ethno-linguistiques et de cultures religieuses divers et qui s’affrontaient à l’intérieur du pays. De plus, et toujours sur le plan de la question nationale, elle déconcentrait le pouvoir, y compris économique et social, renforçant notamment les autonomies locales et de chaque république fédérée, permettant ainsi à chaque identité nationalitaire (notamment non-serbe) de s’affirmer enfin. Elle exprimait aussi une défiance larvée envers l’autoritarisme de la direction centralisée du parti-(police politique)-État.

L’étatisme est ainsi en amont de l’autogestion yougoslave. Il lui préexiste, alors qu’en URSS il se déploie grâce à la liquidation de l’autogestion. L’idéologue principal du titisme9, Edvard Kardelj, l’a formulé en 1972 dans une interview au journal La Nación de Santiago du Chili en disant qu’en Yougoslavie, l’autogestion « est née non pas pour nier le capitalisme… mais pour empêcher les déformations bureaucratico-technocratiques », comme une « réaction à la tendance à assimiler la propriété d’État, respectivement la propriété sociale, au monopole de la bureaucratie et de la technocratie ». D’où l’insistance de la direction yougoslave sur l’absence de permanents ouvriers de l’autogestion, les ouvriers étant confinés au rôle de participants à l’assemblée de l’entreprise et d’élus temporaires au conseil de gestion. Par contre, la direction de l’entreprise, celle du syndicat et du parti au niveau de l’entreprise et surtout au-delà (branche, commune) est composée de permanents. À ceux-ci viendront s’ajouter, après la réforme de 1965, banquiers et experts tout aussi professionnels que les précédents, tous disposant du prestige que donne la « science », les « politiques » ayant quant à eux le soutien de la police secrète toute puissante. Cette élite clientéliste, claniste, népotiste et devenue héréditaire, ces « dominants » disposent non seulement de facultés d’expression orale et écrite mais aussi d’accès privilégié à l’information (d’où les délits d’initié lors de la longue privatisation rampante de l’économie à partir des années 1970), ce qui leur donne, comme l’a écrit Yves Durrieu10, plus de facilités pour persuader la base que celle-ci de les désavouer.

Ainsi, un autre idéologue titiste, Stane Dolanc, expliquera le 4 novembre 1978 à l’École centrale du PCF que dans le cadre de la Constitution de 1976, qui a encore renforcé la déconcentration, les délégués aux assemblées des délégations du travail associé (OUUR) qui doivent gérer l’économie locale et les services sociaux, « restent à leurs postes de travail » et donc « ne se transforment pas en représentants politiques professionnels11 ». Or, précisément, le pouvoir central – qui dispose de celui de proposer les noms des candidats aux délégations – reste entre les mains de permanents, tous membres du parti, dirigeant l’appareil du parti unique mais aussi du syndicat unique, de l’administration de l’État central et de ses relais au niveau des républiques et des communes. On voit ici les limites du pouvoir électif, comme en France celles des élus municipaux face aux préfets ou des élus universitaires face aux recteurs et au ministre. On voit aussi, comme l’a noté Bruno Della Sudda dans un article, que l’autogestion est incompatible avec le système bureaucratique autant qu’avec le capitalisme privé et que ses progrès présupposent une forte mobilisation de la population dans une situation de crise. En effet, elle ne saurait être introduite uniquement par en haut. De plus, elle entraînera nécessairement une réorganisation du travail et une réorientation/reconversion de la production.

En 1956 en Hongrie comme en 1968-1969 en Tchécoslovaquie, des éléments d’autogestion sont apparus également pour tenter de résoudre la crise du système étatiste, comme cela avait déjà été le cas en Yougoslavie en 1950. Ils émanaient localement des cadres syndicaux de base opposés à la direction syndicale nationale, simple marionnette du parti-État. Plus encore qu’en Yougoslavie où leur vivier était bien moins nombreux, ce sont les éléments qualifiés de la classe ouvrière qui en ont été les promoteurs. Jouissant de la crédibilité due à leurs compétences et à leur engagement, ils étaient appuyés par une atmosphère générale de délégitimation de la bureaucratie. En outre, comme ce sera le cas en Pologne à partir de 1970, et à la différence de la Yougoslavie, ils disposaient de conseillers intellectuels militants dont certains, contrairement au cas polonais, étaient des experts du parti dont ils représentaient désormais l’aile marchante. Ce personnel qualifié a été massivement surreprésenté dans les conseils, ayant été élu pourtant par une majorité de travailleurs moins qualifiés. En Hongrie, comme en Tchécoslovaquie (où les conseils étaient bien mieux implantés en Bohême-Moravie qu’en Slovaquie qui était moins industrialisée et où la question nationale non réglée occupait le devant de la scène), ils ont affirmé leur vocation à cogérer l’économie en se structurant jusqu’au niveau national. En même temps, ils prévoyaient une instance parlementaire élue de type démocratie indirecte mais contrebalancée par une sorte de deuxième chambre qui serait l’instance nationale des conseils d’entreprise.

Par ailleurs, dans ces deux cas, on note un autre approfondissement par rapport au modèle yougoslave pourtant populaire dans toute cette Europe dite alors de l’Est. Outre, en Hongrie, l’assemblée nationale pluraliste, pluri-partidaire et, en Tchécoslovaquie, le droit de tendance dans le Parti communiste et la présence d’autres organisations favorables au socialisme (associations non-partidaires mais aussi parti social-démocrate en cours d’établissement), dans les deux cas on insiste – et c’est nouveau par rapport à la Yougoslavie et à l’Algérie de Ben Bella – sur la liberté syndicale, la distinction entre organes syndicaux et de gestion, la signature de conventions collectives entre eux deux, et, surtout, le droit de grève. Les syndicats libres avaient déjà été réclamés dans la rue à Berlin-Est en juin 1953 comme ils le seront en Pologne et à chaque fois que la révolte grondera dans les pays du bloc soviétique. Notons à ce propos qu’avec la création d’un « complexe d’entreprises », regroupant dès le 21 mai 1968 à Paris 34 coopératives et 18 sociétés anonymes, le projet de constitution de syndicats distincts du comité de gestion sera une des leçons que tireront les coopératives françaises de production de leur expérience de mai-juin 1968.

En fait, en Europe dite de l’Est, c’est bien le démontage du totalitarisme qui s’instaurait avec la dénonciation de l’État-parti propriétaire, et, partout, l’insistance sur le pluralisme et sur l’établissement de règles démocratiques, de garanties juridiques et du règne de la loi. On a assisté à des revendications similaires dans les mouvements ouvriers polonais, notamment en 1956 à Poznan, en 1970, 1976 et surtout lors des actions de Solidarnosc en 1980-1981. Il est apparu clairement à chaque fois que l’étatisation des moyens de production et l’instauration d’une planification autoritaire centralisée étaient non seulement un échec pratique et concret une fois le décollage économique assuré mais aussi que ces deux critères ne sauraient définir le socialisme. La délégation des pouvoirs des producteurs au parti-État, même volontaire, n’est plus acceptable. Le plus de pouvoir possible doit rester à l’échelon le plus bas et au plus grand nombre, avec le moins de délégation de pouvoir et de niveaux de représentation possibles.

Chantiers navals de Gdansk, Pologne,août 1980.
Sur la banderole: «Nous sommes du peuple,le peuple est avec nous… nous ne nous soumettrons pas.»

Certes, après les invasions militaires soviétiques, respectivement du 4 novembre 1956 et du 21 août 1968, les conseils ont dû, surtout en Hongrie où le parti-État a très vite perdu ses réformateurs, se centraliser plus vite et assumer des fonctions de toutes sortes sauf de gestion économique. Ce fut le cas surtout en Hongrie où le Conseil central a dû prendre en charge le ravitaillement et surtout la résistance, y compris militaire, à l’armée étrangère d’occupation.

En Tchécoslovaquie12, les conseils ont aussi de fait rempli avec le mouvement étudiant le rôle d’une opposition patriotique et idéologique (contre le totalitarisme « revenant » comme on le dit des fantômes). Ainsi, tout de suite après l’invasion soviétique du 21 août 1968, ce sont les organisations syndicales et les conseils d’usine des mines d’Ostrava en Moravie-Silésie, au cœur du bassin houiller, qui organisent les premiers comités ouvriers pour la défense de la presse, et signent les premiers accords de coordination avec les organisations étudiantes (notamment de la Haute école des mines d’Ostrava) et d’écrivains et d’artistes – notamment du secteur du théâtre13. Dès après le 17 avril 1969, quand le projet de loi sur l’autogestion est bloqué, c’est à Kladno, autre centre minier du pays, cette fois en Bohême, que se réunissent les représentants syndicaux des mines et de la métallurgie pour exiger d’une part l’utilisation des fonds syndicaux centraux pour soutenir les entreprises en grève et d’autre part exiger le respect des droits de l’homme (résolution déposée par le représentant des mines d’Ostrava, Stanislav Vystavel). Enfin, le 12 juin 1969, mille mineurs accueillent Václav Havel, représentant du Club des sans-parti engagés (KAN), le journaliste Laszlo Lakatoš et l’intellectuel réputé, Ludek Pachman, grand maître du jeu d’échecs. La réunion sera interdite et se tiendra quand même pendant une heure et demie dans la mine avant d’être dispersée. C’est là que, quelques jours plus tard, le normalisateur en chef, Gustav Husák viendra justifier la répression qui s’est immédiatement ensuivie. En effet, les mineurs seront les premiers parmi les 500 000 personnes privées de leur emploi au cours de la seule année 1969 dans un pays où l’État est l’employeur unique. À cela s’ajouteront les poursuites, par exemple, contre l’un de leurs leaders, Antonín Bergr, la prison et le bannissement à l’étranger pour de nombreux autres. Václav Havel se souviendra, trente-huit ans après, que ce fut son premier discours devant tant d’auditeurs, « ouvriers radicaux et étudiants ».

Le Printemps de Prague. Le 21 août 1968

Ainsi le rôle des conseils – paradoxal pour un mouvement qui voulait dépolitiser les lieux de travail – devint de plus en plus politique. De même, pour résister et se renforcer, ils se centralisèrent alors qu’ils étaient nés d’une exigence de décentralisation (principe de subsidiarité comme on dirait aujourd’hui). Les gouvernements, désormais à nouveau soumis aux Soviétiques, ne s’y trompèrent pas. Ils réprimèrent en premier les structures nationales et régionales des conseils, rejetant d’emblée, ce faisant, leurs propositions législatives dont leur exigence de formuler la stratégie à long terme de l’entreprise et de voir s’établir, dans le cas tchécoslovaque, ainsi que l’écrivait Otakar Turek, un des artisans de la réforme économique à Prague, un « fonds de la propriété nationale », tout en acceptant d’y être eux-mêmes minoritaires. On retrouve cette autolimitation et cette recherche du compromis avec le pouvoir quand ils proposent, à l’échelon national des grands ensembles hiérarchisés, un simple contrôle ouvrier, une gestion ouvrière leur semblant impossible. Par contre, on ne retrouve aucun désir de faire des concessions de la part des gouvernements normalisés dont la priorité sera de liquider au plus vite les conseils. Ce n’est qu’en Pologne, après 1956, que le processus de démantèlement des conseils mettra plus de temps […]

Usine d’Ostrava, Tchécoslovaquie,fin août Le texte est en tchèque et en russe; cette dernière
version est plus radicale: «Nous exigeons le départ immédiat des troupes d’occupation de la République socialiste tchécoslovaque.»

Les luttes en Serbie au début des années 2010

S’il est au début des années 2010, en Europe du centre-est, un pays marqué par les grèves, les occupations d’usines et leur remise en route sous contrôle des ouvriers, c’est la Serbie, notamment sa partie la plus développée, la Voïvodine. Cette région dont toute l’histoire fait partie de l’histoire de l’Occident – via son appartenance au Royaume de Hongrie et à l’Empire d’Autriche – a toujours été à l’avant-garde des résistances sociales et culturelles à la dictature communiste puis, après 1991, nationaliste. Depuis 2007 s’y est développé un Comité de coordination des protestations ouvrières en Serbie. Celui-ci coordonne les mouvements contre la privatisation accélérée qui mène à la fermeture d’usines. Il est lié au Mouvement pour la liberté qui s’inspire de Noam Chomsky et du syndicalisme d’action directe et qui s’est créé dans les luttes étudiantes des années 1996-2000 à Belgrade contre la dictature de Miloševic et sa politique dictatoriale et raciste anti-albanaise au Kosovo. Ce mouvement est lié au mouvement syndical et étudiant d’un autre pays balkanique, souvent proche de la Serbie à travers son histoire, à savoir la Grèce. Ce mouvement radical grec est présent notamment à Salonique où il milite contre le rachat des services publics par les multinationales, notamment françaises, par exemple dans le domaine du service des eaux. Ces deux mouvements prônent l’occupation des locaux et leur remise en marche autonome.

Les grèves se développent depuis 2006, notamment en Voïvodine et en Serbie centrale, dans les industries textiles, électriques, pharmaceutiques, automobiles, sidérurgiques et minières. À chaque fois, plus encore que sous les communistes qui en Yougoslavie interdisaient les grèves sans pouvoir les empêcher, le mouvement se fait contre le syndicat officiel resté unique et contrôlé par les structures et cadres hérités du communisme. Ces grévistes viennent manifester à Belgrade devant le Parlement, l’Agence de privatisation et devant la « Maison » des syndicats officiels. Ils s’y retrouvent avec les Collectifs antifascistes étudiants. Ensemble, ils protestent contre la vie chère, les frais d’inscription et de scolarité, réclament la justice sociale. De leur côté, les étudiants dénoncent aussi la complicité tacite du pouvoir avec une extrême droite violente en plein essor qui agresse les minorités ethniques et sexuelles et s’en prend à toutes les « influences étrangères et athées ».

À chaque fois, c’est un comité de grève d’usine qui se coordonne avec d’autres et reçoit le soutien, y compris physique, des mouvements étudiants, par exemple en bloquant ensemble les accès aux villes dont la capitale, Belgrade. Le gouvernement a créé un « groupe de travail » pour négocier avec les ouvriers, suite à leurs occupations des entreprises et de l’espace public, soutenues par le mouvement étudiant qui organise manifestations et concerts de solidarité pour les aider financièrement. Ces mouvements n’ont pas de membres encartés et élisent leurs représentants provisoires en assemblée générale. Comme en Russie en 1918, ils combattent ce qu’ils appellent la désindustrialisation.

La première grève en 2003, à l’usine Jugoremedija fabriquant des médicaments à Zrenjanin en Voïvodine a abouti à ce que les grévistes chassent les milices patronales. Depuis 2008, l’usine a redémarré avec un système de contrôle ouvrier qui a imposé la réembauche de tous les ouvriers, le paiement régulier des salaires (leur retard est une des causes principales des mouvements sociaux dans les Balkans et dans l’espace de l’ex-Union soviétique) et la remise en marche d’un mode de transport collectif par autobus alors que l’usine avait fermé pour faillite après sa privatisation. Les ouvriers de Jugoremedija ont, depuis 2007, aidé les ouvriers voisins de l’usine Sinvoz à bloquer et occuper leur entreprise pour protester contre le siphonnage du capital par le nouveau propriétaire. Avant cela, l’usine avait connu une grève de la faim et le suicide de huit employés. C’est la mort du huitième qui les a fait « monter » à Belgrade au cours de l’hiver 2008-2009 pour protester contre l’inaction du syndicat officiel devant son siège national14. Une plate-forme commune des mouvements ouvriers devait paraître sous peu afin d’appeler à « la lutte contre la désindustrialisation du pays », affirmant que « les partis politiques détruisent l’économie afin d’en prélever le capital pour se maintenir au pouvoir ». Selon cette plate-forme, la révolte en Serbie sera causée non pas par la « crise économique » mais à cause des « politiciens corrompus ». Par la voix de son secrétaire Milenko Sreckovic – qui est également membre actif du Mouvement pour la liberté, plus directement politique, issu du milieu contestataire étudiant –, le comité de coordination affirme qu’il tisse peu à peu des liens avec des associations paysannes qui se forment ici et là. Par ailleurs, un Conseil de lutte contre la corruption centralise les dossiers et les révélations en la matière et n’hésite pas à dénoncer les exigences du FMI et la servilité des anciens opposants, les leaders du parti G17 aujourd’hui devenus ministres néolibéraux. Le gouvernement a réagi en interdisant désormais toutes les manifestations au centre de Belgrade et en distribuant une allocation d’urgence de 5 000 dinars aux travailleurs les plus pauvres […]


1 Robert Owen (1771-1858) est un des précurseurs du mouvement coopératif en Grande-Bretagne. Il fait partie des « socialistes utopiques », comme Fourier, Saint-Simon ou Cabet en France.

2 1. Dans L’œuvre des équitables pionniers de Rochdale, Jules Prudhommeaux (Paris, Union coopérative, sd [entre 1906 et 1913]) cite un des premiers coopérateurs qui ajoute qu’outre les chartistes et les owenistes – qu’il appelle, lui, socialistes et pas communistes –, d’autres « s’intitulaient réformateurs sociaux », d’autres encore « ne paraissaient pas avoir d’opinion politique ou sociale ».

3 Là-dessus, voir les numéros de la revue Autogestion et les écrits de Maurice Brinton. Aussi : La Revue Kommunist (Moscou, 1918) ; Les communistes de gauche contre le capitalisme d’Etat, Boukharine, Ossinski, Radek, Smirnov, Editions Smolny, 2011.

4 L’opposition ouvrière, Alexandra Kollontai, Editions du Seuil, 1971.

5 Contrôle ouvrier et comités d’usines, Théo Argence et Auguste Herclet, Éditions de la Bibliothèque du travail, 1921

6 Les Conseils ouvriers, Anton Pannekoek, Editions Spartacus, Réed. 2010.

7 Mes années Caudron ; une usine autogérée à la Libération, Suzanne Minguet, Editions Syllepse, 1997.

8 NEP : « Nouvelle politique économique », mise en œuvre en URSS, de 1921 à 1929.

9 De Tito : Josip Broz, maréchal Tito (1892-1980) a dirigé la Yougoslavie de 1945 à sa mort.

10 L’héritage de Tito, l’autogestion nécessaire, Yves Durrieu, Editions Syros – La découverte, 1988.

11 Idem.

12 Voir aussi « Le 5 janvier, 1968 commence à Prague », Robi Morder, Les utopiques n°7, Editions Syllepse, 2018.

13 Voir Miroslav Tyrlík, « První normalzacní útok… » (« Première attaque normalisatrice… ») et les souvenirs de Václav Havel sur sa rencontre avec les mineurs le 12 juin 1969 (Den, Ostrava, 12 juin 1999).

14 Information tirée des journaux proches du mouvement, Pokret (« Mouvement ») et Glas Radnika (« La voix des ouvriers ») ainsi que du magazine contestataire étudiant qui leur est associé, Magazin Z qui se réclame notamment des idées de Noam Chomsky.


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Vladimir Claude FISERA

Vladimir Claude Fišera, professeur d’universités en retraite, membre de Sud éducation puis de Sud retraités, est l’auteur de nombreux ouvrages1, études et traductions sur l’histoire du mouvement ouvrier et de l’autogestion en France et en Europe de l’Est ainsi que sur la question nationale. Il s’est impliqué dans le soutien aux oppositions dans les pays de l’Est puis dans les comités Bosnie et Tchétchénie.