A Caen, Mai 68 dès janvier

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 Guy, tu es l’un des fondateurs de la CFDT à la SAVIEM (devenue RVI puis RenaultTrucks). Comment s’implanter dans une usine de création nouvelle ?

Il y a eu plusieurs tentatives d’implantation de la CFTC auparavant qui n’ont pas eu de suite dans la durée. Une équipe cherche à s’implanter à nouveau, les élections de Délégués du Personnel (DP) auront lieu début décembre 1964. Le hasard veut que la CFTC va tenir son congrès extraordinaire pour changer de sigle, se déconfessionnaliser, en novembre 64. Comme il est quasi certain que ça va déboucher sur le changement de sigle, l’équipe fait le choix d’attendre que le congrès ait lieu plutôt que de démarrer une section sous un sigle CFTC et changer quelques semaines plus tard. Une petite équipe (3,4 militants) est déjà en place. Je fais partie de cette équipe ; je suis rentré à l’usine en juillet 64 et il faut un an à cette époque pour pouvoir se présenter aux élections, je suis donc « clandestin », Je travaille en interne, trésorier de la future section, je fais pas mal de liaisons avec les militants dans l’usine. On se présente aux élections de décembre avec des listes extrêmement incomplètes : 3 titulaires et 2 suppléants alors qu’il faut 9 noms chaque fois.

 Cedoit être difficile de menerune campagneélectorale avec sipeu de militants !

On est dans la période de re-discussion (tous les 2 ans) de l’accord d’entreprise pour la SAVIEM pour l’ensemble de la France. D’entrée de jeu, nous disons, alors que tous les syndicats, y compris le nôtre, ont signé ce qu’on appelle l’article 20, qu’on ne le signera pas si les 30 jours de préavis en cas de grève sont maintenus. Le changement de sigle permet de jouer en finesse et on fait de cette renonciation à signer l’article 20, le point central de la campagne électorale – ce n’est pas exclusif : il y a les salaires, les conditions de travail, la parité Paris-Province, l’attitude de la maîtrise par rapport aux OS – mais il y a cette polémique qui fait que nous on dit qu’on ne signera pas un préavis de grève. Et alors qu’on a des listes incomplètes, on fait 35 % des voix. La CGT reste la I ère organisation, FO est là aussi, la CGC dans le 2ème collège, mais on n’a pas de candidat dans ce collège. On aurait même pu avoir plus d’élus par rapport au nombre de voix obtenues. Ce sera pour la prochaine fois. Ça crée un choc, démarrer à 35 % dans des conditions aussi rapides avec si peu de candidats, c’est une performance assez invraisemblable.

Et,à partir de là, il suffira de quelques mois pour que les premières luttes de chaînes, sur les salaires en particulier, s’engagent. Les salariés demandent assez rapidement des augmentations uniformes, en chiffrant le montant en centimes de francs par heure. Se pose alors le problème, pour la CGT notamment : soutenir la grève qui est partie, ou respecter l’article 20. Il y aura des allers et retours entre on y va et on n’y va pas, selon les responsables, selon le degré de persuasion de la direction parce que, eux, ils ont resigné le nouvel accord.

Et donc on va s’engager dans une longue période de luttes, mais je veux revenir sur la signification de créer la CFDT à cette époque-là. Il y avait déjà le changement de sigle, tout ce qu’était la déconfessionnalisation, mais c’était beaucoup plus large : n’oublions pas 3 ans plus tôt, la prise de la majorité par l’ancienne minorité avec Eugène Descamps qui accède au Secrétariat Général en 61. En plus de cet aspect de déconfessionnalisation, il y a surtout deux autres aspects fondamentaux :

L’aspect démocratique : l’accession de Descamps à la plus haute fonction, c’est la traduction du mécontentement de la majorité de l’organisation après la trahison de la direction confédérale en 1953 lors du conflit des postiers. Trahison, dans le sens où, alors que le conflit était extrêmement fort, elle prend des contacts avec le MRP (Démocrates Chrétiens au pouvoir) et tente de négocier en douce. La CFTC est discréditée. C’est un choc assez terrible. La revendication de démocratie vient largement de là et d’autres faits un peu analogues.

Le soutien à la décolonisation : on ne dira jamais assez combien cette question a pesé dans l’orientation de la CFTC et notamment chez les minoritaires, surtout pendant cette période de la guerre d’Algérie, comment ça a formé le visage de l’organisation.

Donc,s’engager, à ce moment-là,choisir ce qui sera la CFDT plutôt que la CGT, ça a un sens extrêmement précis. Pour la démocratie par exemple, c’est le rôle des salariés dans la lutte, à la fois la forme des luttes et la définition des revendications pour que les salariés soient largement partie prenante des décisions. Doncc’est tout sauf un choix dû au hasard.C’est une orientation très politique au sens noble du terme.

Les luttes démarrent quelques mois après votre succès électoral.

Les premières au printemps 65 et c’est surtout en septembre, où l’on voit à la chaîne Gamme Basse, 100% de grévistes. Les ouvriers réclament 13 centimes de l’heure et c’est gagné. Une première à la SAVIEM. A partir de là, on va avoir toute une série d’actions. Par exemple, on décide de faire une enquête « transport ». L’usine est en très forte expansion : de 2500 salariés aux élections 65, on arrive à 4800 en 68 ; chiffre qui sera maintenu de nombreuses années. Les salariés viennent de loin, les embauchés sont beaucoup de jeunes, ils viennent soit des écoles techniques, soit de l’agriculture, ils viennent du Calvados, de la Manche et un peu de l’Orne, donc une grande distance. On a 1624 réponses (sur 2500 salariés) sur cette consultation faite par la CFDT et un an environ après, la direction va accepter la prime de transport. Dans notre enquête, on avait classé les salariés par tranche de 10 km. La direction répond par tranche de 10 km. Il y a un décalque extrêmement intéressant qui montre l’impact syndical.

Les luttes concernent quand même largement les salaires. Mais il va y avoir un fait très important : on avait une cantine tenue par une espèce de marchand de soupe de Ouistreham. C’était infâme comme nourriture, de même que les locaux. Le 3 décembre 65, on lance une première opération casse-croûte et toutes catégories confondues il y a 95 % de participants. C’est important, parce que lorsque la maîtrise fait grève sur les casse-croûte, elle est un peu moins fondée ensuite à venir s’opposer aux grèves sur les salaires. C’est tout à fait important, ce côté inter-catégoriel. Les menus sont améliorés et puis les 8 et 9 février, on relance une deuxième opération casse-croûte et c’est 100% de participation. On obtiendra la cantine en 67, cantine neuve, gestion directe par la SAVIEM, repas assez corrects. La cantine deviendra le quartier général de l’occupation de Mai.

Il y a de nombreuses grèves, les électriciens, les travailleurs des ponts qui refusent de faire des heures supplémentaires, au motif que les salaires sont trop bas, refus en toute illégalité : les heures supplémentaires sont obligatoires dès qu’elles sont demandées, mais on passe en force, et toujours cet article 20 qui pèse au-dessus de nos têtes.

On arrive en 66 ; il y a un élément important qu’il faut citer, c’est l’accord inter-confédéral CFDT/CGT : l’unité d’action, dans la logique de ce que la CFDT avait demandé. On s’affronte durement avec la CGT, on a des désaccords extrêmement importants, mais on réaffirme toujours, de part et d’autre d’ailleurs, que ça ne remet pas en cause notre capacité à agir ensemble et que les divergences, eh bien on en discutera, on verra comment ça évoluera, mais ce n’est pas un frein à l’unité d’action. Donc, il y a des grèves nationales, le 15 mars 66, 80 % du personnel débraye, une grande première dans l’usine, le national ne faisait pas recette. Le 6 avril, c’est un peu moins, 70%. Le 23 mai, FO s’est retirée de la grève et elle croit avoir gagné en influence parce que le taux de grévistes tombe à 20 % dans l’usine. Ils ne se rendent pas compte qu’ils se sont en fait tiré une balle dans le pied. 20 % de grévistes, cela signifie que les salariés n’acceptaient pas la remise en cause de l’unité d’action et rendaient FO responsable de cette dégradation.

On ne va pas passer en revue tous les conflits : 7 conflits en mai 66 avec des résultats sur les augmentations de salaires selon les secteurs. Tout cela fait tache d’huile : ce que l’un a obtenu, pourquoi on ne l’aurait pas à côté. Nous, on est extrêmement libres, on n’a pas de préavis de grève à donner, du moins c’est ce qu’on affirme. Jeudi 26 mai, a lieu une réunion entre la direction locale et les syndicats, alors qu’on a demandé une réunion avec la direction générale qui n’accepte qu’une réunion locale. Billotte, le directeur, rappelle l’article 20 qui interdit aux travailleurs de faire grève s’ils ne préviennent pas la direction 30 jours à l’avance. FO et CGT s’engagent à respecter leur signature. La CFDT dit le contraire et ne se sent pas engagée par cet accord. Moins d’un mois plus tard, les grèves reprennent. Dès le 3 juin, on redemande une audience à la direction générale qui accepte cette rencontre mais qui dit : augmentation, non ; rattrapage des bas salaires : 850 cas à l’étude ; prime de transport : non (elle dira oui plus tard).

La Pièce de Rechange est un secteur en baisse d’activité, qui travaille 45h au lieu de 47,5 h, mais avec perte de salaire. La direction refuse tout réajustement. On s’achemine comme ça tout au long de l’année 66, on arrive en octobre 67 et là, c’est l’ensemble de l’usine qui va passer à 45h parce que l’activité baisse et la direction baisse les salaires. On demande un fond de garantie de ressources, c’est-à-dire qu’on met de côté dans les périodes favorables des sommes qu’on utilisera en périodes de vaches maigres.

Manifestement la tension augmente dans l’entreprise, vous vous préparez sans doute à des conflits plus durs.

Le 19 janvier 68, intersyndicalement, on appelle les salariés à un meeting, c’est un vendredi après-midi et le principe de la grève illimitée, avec piquets de grève, est voté, de manière quasi unanime. C’est un vote à mains levées, il n’y a qu’une opposition. On précise qu’on ne va pas faire grève le lundi, pour préparer le piquet de grève. Et la grève débute le mardi 23. Le piquet de grève est installé, il y a du monde, la journée se passe bien. Dans la nuit du mardi au mercredi, des gardes mobiles délogent le piquet de grève de manière musclée et donc, quelques centaines de salariés, principalement de la maîtrise, entrent dans l’usine sous la protection des forces de police. Le mercredi, les non-grévistes sont restés sous la protection de la police mais l’après-midi, on a négocié après les incidents du midi à la Direction du Travail, on n’a rien obtenu sur les revendications sauf le départ des CRS. Ceux-ci ont quitté les piquets de grève vers 16h, alors que le travail se terminait à 18h. Et donc les non-grévistes ont dû sortir entre deux haies de grévistes. Ça ne s’est pas très bien passé, notamment pour eux. Il y a eu une perte de confiance de la hiérarchie qui rentre sous la protection de la police et qui se sent abandonnée au cours de la journée.

Après l’évacuation du piquet de grève, un défilé de protestation est décidé, il part à pied de l’usine, il passe devant le CHR, on se rend à la Préfecture et là, brutalement, agression extrêmement violente des gardes mobiles qui ont utilisé leurs mousquetons et blessé des salariés. C’est cette brutalité qui va déboucher sur la manif interprofessionnelle du vendredi 26 à 18h, place St Pierre. Le jeudi et le vendredi, les salariés de la SAVIEM préparent, y compris quelquefois individuellement, la manif du vendredi ; c’est-à-dire qu’il y a des outils de protection et peut-être quelques objets pour prévenir toute attaque des autres. Le vendredi, c’est la manif. Il fait déjà nuit quand on arrive place St Pierre. On est parti de l’usine à pied et, après les prises de parole, le cortège s’ébranle par la rue St Pierre pour passer devant la Préfecture. Et là, le préfet Pontal, celui qui a ordonné les violences contre nous depuis le début du conflit, a mis des barrières métalliques dans le prolongement de la rue Paul Doumer, à une centaine de mètres face à la préfecture. Il y a 10 000 personnes, c’est un record pour ce type de manif.

Les salariés de la SAVIEM sont au début du défilé et les barrières volent en éclat immédiatement. C’est apparu comme une provocation. Les CRS ripostent avec les gaz lacrymogènes et les échauffourées démarrent et vont durer toute la nuit. Ce qu’il faut noter, c’est que pendant les deux tiers de la nuit – ça se terminera au petit matin – on a vu physiquement les CRS et gardes mobiles charger mais s’enfuir tellement les manifestants voulaient en découdre, la presse dira : la rue du Pont St Jacques, 10 fois prise, 10 fois reprise. Ça a été une bataille de chassés croisés mais c’est impressionnant de voir des CRS qui courent pour fuir. Cela marquera l’image ouvrière très largement.

Il faut reconnaître que le dernier tiers de la nuit, c’était le contraire : c’est nous qui courions pour fuir : les renforts étaient arrivés ! Cela aura un impact absolument considérable, qu’on ne mesure pas d’ailleurs dans l’instant. Je crois qu’il faudra mettre plusieurs années pour qu’on comprenne ce qui s’est passé exactement. Ça a commencé par le démontage des marbres de l’escalier de la Chambre du Commerce et puis les pavés ont été enlevés et toute la nuit il y aura des échanges y compris de grenades offensives (côté CRS). Sur la place du théâtre, il y a eu des affrontements extrêmement violents. On a réussi à éviter le pire en termes d’actes. D’abord, il y avait place Courtonne, qui est devenue un lieu très important de cette manif, – c’est là que se sont beaucoup affrontés les forces de l’ordre et les manifestants – un semi-remorque plein de pneus de camions usagés. Il était là par hasard et tous les pneus ont brûlés. Il y avait aussi une station-service. Là, on a dit aux manifestants qu’il fallait prendre des dispositions pour qu’il n’y ait pas d’explosion de la station. On a tenté de fixer des limites et, dans ce cas-là, on a réussi.

Beaucoup de salariés savaient que le directeur de l’usine, Roland Billotte (neveu du ministre des armées de l’époque, Pierre Billotte), habitait dans le coin. Très nombreux, ils sont venus nous demander l’adresse de Billotte. Et on a dit : « On sait où il habite, mais vous n’aurez jamais l’adresse car il ne faut pas confondre la personne privée et le directeur. »

Très violente, très préoccupante comme manifestation ; nous étions peu habitués à ça mais nous formions une équipe syndicale capable de garder un certain nombre de points d’observation, de jugement, de se concerter malgré les difficultés à se retrouver quelquefois (il n’y avait pas de portable !), il fallait vraiment trouver des moments pour avoir un peu d’échanges. Rappelons enfin qu’il y aura 200 à 300 blessés au total, avec des cas graves dans les deux camps. La fin de la manif, c’est l’arrestation massive de manifestants qui seront jugés en urgence dès le lendemain. Les camarades de l’Union départementale ont pris toutes les dispositions pour défendre au mieux les salariés qui ont été arrêtés. Cela était aussi un épisode extrêmement lourd de cette période.

On se retrouve à la fin de la première semaine de grève illimitée. La semaine suivante se passe : rien sur les revendications. On aboutit à la fin de la deuxième semaine à la conclusion qu’on a fait tout ce qui était possible ; on n’a pas réussi cette fois-ci. On décide de reprendre le travail le lundi suivant. Meeting le matin, avec beaucoup d’amertume, mais en chantant quand même, les grévistes reprennent le travail. Mais c’est tellement tendu que dès 14h, 1500 salariés débrayent, défilent dans l’usine et se rendent à la Pièce de Rechange : c’est des milliers de cartes perforées pour commander les pièces, toutes les cartes sont jetées en l’air comme des confettis. On se fait prendre à partie par tous les autres syndicats alors que nous, on n’avait pas poussé spécialement ; les salariés ont voulu refaire grève. Cela prouve que le feu est là, que rien n’est résolu, que ça repartira à la prochaine occasion.

Ainsi les pavés ont volé à Caen avant Mai, la révolte étudiante et la plus grande grève ouvrière du XXème siècle ne vous ont pas pris au dépourvu. Votre expérience de janvier constituait une sorte de « répétition ».

Le Mai étudiant arrive à travers les violences dues à la répression, et la répression, pour nous, ça a un sens plus particulier compte tenu qu’on l’a subie en janvier, mais qu’on a aussi des liens avec les étudiants. Ceux qui ont vu la jonction étudiants / ouvriers comme un petit « luxe », quelque chose de superficiel, se trompent complètement. Les liens entre les syndicats ouvriers et le syndicalisme étudiant, notamment à travers l’UNEF, c’est le travail commun pendant des années et des années pour soutenir la décolonisation, l’opposition à la guerre d’Algérie. Vraiment un travail commun, des manifs, des participations à toute une série d’initiatives. Lorsqu’il y avait des manifs interprofessionnelles, l’UNEF y participait régulièrement et il y avait un rituel : lors des rassemblements place St Pierre, l’arrivée du cortège étudiant était un grand moment et, quelquefois, les étudiants étaient les plus nombreux. Et c’est tout ça qu’on a retrouvé en Mai. On avait l’habitude d’échanges. Claude Cagnard (secrétaire de l’Union régionale interprofessionnelle CFDT) allait souvent à l’Université pour présenter les luttes ouvrières. Les leurs étaient aussi nos préoccupations de l’époque, on parlait aussi de la réforme de l’Université, on avait un avis en tant qu’interpro. Donc, c’est tout sauf quelque chose d’artificiel. Et le soutien contre la répression fait partie du travail commun.

Assez rapidement, c’est le 13 mai qui arrive car les violences ont été encore plus fortes dans le week-end. Lundi 13 mai, grève générale. On participe. Personne ne rentre dans l’usine. On a tout juste mis un petit grillage par précaution. Le 15 mai, Renault Cléon se met en grève et très vite après c’est Flins, Le Mans, Billancourt. Le 17 on fait un tract pour dire : on ne va pas rester à les regarder et on ajoutait qu’il y aurait une négociation chez Renault. Nous, qui avions raté en janvier notre fond de régulation des ressources, on voulait participer à une négociation chez Renault, pour aboutir cette fois. On appelle les salariés à entrer dans la grève. L’intersyndicale fonctionne, un vote à bulletin secret donne une très courte majorité pour la grève avec occupation. C’est une première. La direction nous remet les clés de l’usine, on passe des accords sur la protection du site. La grève démarre et après ça prend d’autres proportions au-delà de Renault.

Voilà donc l’usine occupée (avec d’autres sur la place de Caen). Comment gérer une telle situation où les travailleurs occupent, au sens propre du terme, le terrain social en paralysant tout l’appareil de production au niveau national ?

Cette grève, c’est lourd : occuper une usine qui est immense, on n’a jamais eu cette expérience. Le quartier général des syndicats, c’est dans la cantine. On organise, on décrit les conditions de travail, les salaires, on fait des panneaux sur les grillages, des rencontres avec les paysans. Il y a des initiatives de communes qui offrent la cantine gratuite, les paysans vendent leurs produits. Avec plusieurs millions de grévistes en France, c’est une autre carte qui se joue. On est souvent interpellé pour aller créer des sections syndicales ici et là à travers le département, voire plus (Crédit Lyonnais de Bayeux par exemple). Il faut aussi alimenter les formes d’actions locales, ne pas toujours répéter les mêmes manifs. La SAVIEM propose à l’interpro CFDT, la journée « Caen ville fermée ». Un après-midi, chaque entrée de Caen est occupée par les grévistes. Des pressions de Mexandeau et Delisle (dirigeants de la gauche socialiste), ainsi que du préfet, sont exercées sur la CFDT pour renoncer. On maintient le mot d’ordre intersyndicalement. Cette manifestation va beaucoup marquer les esprits : les bourgeois ont eu peur !

Il y a beaucoup d’activité, c’est une période très chargée, il faut organiser la rotation des militants et aussi dormir. On ne dira jamais assez ce que le sommeil compte dans la capacité à résister et à conserver un peu de lucidité. Les jours, les semaines se passent, Grenelle arrive. On est un peu comme les salariés de Renault Billancourt, hostile à ce type d’accord qui nous paraît notoirement insuffisant, même si tout n’est pas à rejeter. 35 % sur le SMIG, 50 % pour l’équivalent agricole, et surtout la section syndicale d’entreprise promise : c’est l’élément le plus important. Mais un tel mouvement aurait dû au moins déboucher sur la remise en cause des ordonnances sur la Sécurité Sociale de 1967, et des calendriers pour les 40 heures et la retraite à 60 ans. Il aurait fallu aussi aboutir à un changement politique.

Nous sommes déçus, assez critiques sur ceux qui ont freiné et, notamment, l’incapacité de la gauche, avec un rôle particulier pour le PCF et la CGT, mais pas seulement, à saisir ce type d’occasion. Nous sommes un peu amers de ce type de résultat d’autant que le protocole a été rejeté à Billancourt et le passage en force de la CGT est inacceptable. Donc le mouvement continue et puis ça se dégrade, il y a des sections syndicales qui reprennent le travail. L’usine est reprise par les non-grévistes qui, menés par FO, menacent de mettre le feu aux bâtiments du C.E., rien de moins. En Basse Normandie, on est parti les premiers et on rentrera parmi les derniers, le 5 juin, mais sans avoir obtenu beaucoup plus que les accords de Grenelle.

Ce qui a changé, dès qu’on rentre, c’est la répression contre la CFDT. Les conditions de travail et là, toutes forces confondues, la direction bien sûr, les syndicats qui étaient déjà en place et ceux qui se sont créés pendant le conflit (CGC, CFTC, recréée à la demande de la direction sur des bases complètement droitières). Dans les panneaux syndicaux, c’est un festival de mise en cause de la CFDT, de ses militants, et on part sur près de 4 années de répression. Les élections du Comité d’établissement auraient dû avoir lieu en mai, elles sont repoussées en juillet. On faisait 55 % des voix en DP en début d ‘année, on a perdu 24% des voix mais on n’a pas perdu de militants ni de syndiqués. L’appareil syndical a été préservé et ce ne sera pas du luxe compte tenu de la répression qui se développe. Dans le résultat électoral, il y a certainement eu le cumul des 2 échecs. J’avais été chargé de faire la prise de parole pour la reprise du travail : nous avons réglé quelques comptes avec la maitrise. Deux échecs, ça se paye et il y a cette coalition qui se forme contre nous et qui tente de nous isoler et là, on rentre dans une autre période. Ça, c’est pour la France ; il y a d’autres dimensions au niveau mondial. Le Mai 68 planétaire est une réalité.

Pour faire le tour de ces luttes qui ont précédé celle de janvier, il y avait Ferrodo à Condé sur Noireau. En 1956, par exemple, le délégué du personnel CFTC est licencié parce qu’il a refusé de balayer l’amiante. Il a voulu appliquer la convention collective qui exigeait de mouiller l’amiante afin qu’elle ne vole pas. Il a été licencié et réintégré dans de mauvaises conditions, 15 jours, après au terme d’un conflit extrêmement dur.

Les conditions de travail ont été centrales dans ce syndicalisme-là, parce que ça partait de bien plus loin que la revendication traditionnelle. Quelquefois d’ailleurs, les salariés revendiquaient la suppression de la cause d’une nuisance, et non l’augmentation de la prime. Ça n’a pas toujours été simple à gérer. Ce sont des questions qui se sont affirmées fortement en 68. Cela traduisait une approche différente du syndicalisme, un rapport différent à la démocratie ouvrière et syndicale et puis des idées teintées d’utopie dont nous étions fiers.

Quelle fut la place des femmes en 68 ?

Monépouse travaillait chez Jaeger en 63. Il y avait des débrayages sur les salaires et les cadences notamment et, à la Radiotechnique, il y avait une équipe syndicale extrêmement solide. D’autres conflits se développaient chez Philips à Flers, à la Sonormel. Ainsi,c’est dans les usines à main d’œuvre féminine que les conflits d’O.S. ont démarré et non pas à la SAVIEM. En 68, les femmes de ces usines ont joué un rôle de premier plan. Il n’y avait aucune différence dans l’animation des luttes et 68 a accentué l’émancipation des femmes dans l’action syndicale. Cela se confirmera 10 ans plus tard, lorsque toutes les usines Moulinex se mettront en grève et occuperont les sites.

Quand des millions de personnes prennent la parole, sur leurs lieux de travail, dans la rue, cela modifie les rapports sociaux. Il en reste forcément quelque chose des années, voire des décennies après. Sans vouloir en tirer des leçons dogmatiques, quels sont les principaux enseignements, quelles sont les principales lignes directrices qui se dégagent de ce mouvement ?

 Ala SAVIEM, on n’avait pas compris aussitôt l’impact de la violencede janvier. Ce qui a changé en interne, c’est le rapport de force physique, presque militaire, entre OS et encadrement. La peur a changé de camp. Et la maîtrise n’a pas pu se comporter comme avant.Avant 68, lorsqu’on déclenchait une grève, le chef de la mécanique,surnommé l’Ange Blanc (célèbre catcheur de la télé), un colosse,allait en haut des marches qui conduisaient aux vestiaires et s’adressait aux gars qui partaient en grève : « Toi,tu repars, tu remets ta blouse.» Et les gars repartaient. Il a fallu mettre au point une tactique pour contrer ça ; c’est-à-dire, avoir des lieux multiples,impliquer les collecteurs, les militants de base. Cinq minutes avant la grève, ils se mettaient dans les allées pour dire aux gars: « passez pas aux vestiaires, partez directement ».Et ce chef,qui a pris des quantités de crachats à la sortie du 24 janvier entre les haies de grévistes, m’a dit des années après (il avait été déclassé) : « Ce jour-là, Monsieur Robert, j’ai compris beaucoup de choses. » Comme quoi, des fois, un crachat peut convaincre plus qu’une parole !

68a transformé beaucoup de comportements. La section syndicale est un des plus importants acquis de 68. Dans un premier temps, il a fallu ne pas se faire piéger. On a connu, y compris nous-mêmes, des équipes militantes qui restaient dans les locaux tout juste conquis, alors que la bataille, c’est d’être dans l’usine, passer le minimum de temps pour coordonner et le maximum sur les chaînes, ateliers et bureaux, pour discuter avec les salariés, mener l’action. Pendant un temps, il y a eu ce contre coup d’équipes qui respiraient un peu, qui restaient dans le local. Il a fallu combattre ces tendances-là.

 La reconnaissance de la section syndicale a changé beaucoup de choses. On pouvait distribuer dans l’usine, collecter officiellement les cotisations. C’était une reconnaissance,mais cela prêtait le flanc à l’intégration.J’ai parlé du local syndical comme outil à contrôler. De même, la multiplication des instances constitue une autre menace : l’intégration et, sur une longue durée,ça a fait des dégâts, à la fois parce qu’il y a des militants qui s’installent dans ce type de fonction et que c’est dur à combattre.Il aurait fallu être un peu plus vigilants ; on l’a été après. La multiplication des réunions pour ne rien faire, c’était un fléau qu’il aurait fallu maîtriser plus tôt.

Le rapport aux salariés reste la clé du fonctionnement syndical, de la pratique syndicale. Et on aura l’occasion, dans les années qui suivent, de mettre ça en route d’une manière très décentralisée. On sera capable, sur un conflit qui dure 6 semaines en 73, de faire ce qu’on appelle des mini meetings. On avait une force militante considérable et notamment de nombreux militants capables de prendre la parole dans les assemblées de salariés.

Par rapport à la CGT, c’était ça la grosse différence. Elle avait peu de leaders. On tenait 6 ou 8 meetings en même temps, qu’on était capables d’animer ; c’est des petits groupes où chacun peut parler, on le faisait largement pour utiliser nos forces militantes et s’imposer. On avait une capacité pour donner la parole aux salariés et organiser les débats. Et lors de la campagne sur les augmentations uniformes, on a joué à plein cette force décentralisée et cela a donné 70% des salariés pour exiger et obtenir ce type d’augmentation.

En 1973, le cap des 1000 cartes a été atteint. Compte-tenu du turnover, cela a fait en moyenne sur l’année 700 syndiqués. Il a fallu couper en 2 le secteur mécanique, du fait du grand nombre de syndiqués. La force militante principale c’était les collecteurs (1 pour 5 adhérents : 150 militants de base). On faisait des formations de collecteurs interprofessionnelles. Le problème, c’est ·que nous croyions que ça marcherait toujours. Hélas, ce n’est pas si simple ! Nous avions aussi la même illusion sur le progrès social. Embauchés dans une période d’expansion, nous étions convaincus que chaque accord se traduirait par une avancée pour les salariés. Un échec dans l’action ne faisait que retarder ce mouvement. Nous avons déchanté lorsque le contexte économique s’est inversé en 1974. Ceci est en lien avec les déceptions de 68. Alors que les forces progressistes étaient en action dans de nombreux pays, il est choquant que ce soit l’adversaire de classe qui ait réussi à se mettre d’accord au niveau international et à nous imposer ses conditions. La précarité, le remplacement de nombreux O.S. par des robots, les délocalisations, l’accroissement des inégalités ont fait des ravages parmi les salariés et les syndicats.

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Guy ROBERT

Guy Robert travaillait à la SAVIEM en 1968. Parti au service militaire quelques temps plus tard, la direction refuse de le réintégrer ; une longue bataille s’engage ; près de trois ans plus tard, elle est gagnée. Il fut secrétaire général de 1'Union Régionale CFDT Basse Normandie, de 1974 à 1995 : cette URI était particulièrement active au sein de la « gauche CFDT » et s’appuyait sur une importante implantation dans le secteur privé, fruit de pratiques syndicales basées sur la lutte des classes, la formation, l’information, le collectif, le débat, l’ouverture...