À Bas les chefs ! Petite histoire de la Coordination contre le statut de Maître directeur

Partagez cet article

12 Janvier 1987 : le froid est tombé sur Paris, la neige accumulée sur les trottoirs résiste au dégel et le métro est en grève. Une trentaine d’instits, également en grève, écument les écoles de leur secteur avec sous le bras, le premier tract de la coordination des instituteurs des XIXème et XXème arrondissements de Paris contre le statut de maître directeur…

C’est René Monory, ministre de l’Éducation nationale sous le gouvernement Chirac, qui proposa la création d’un nouveau grade au sein des instituteurs, transformant les collègues chargés de direction, c’est à dire de la gestion administrative de l’école, en supérieurs hiérarchiques directs : une conception du management appliquée à l’école qui débouche sur la concurrence entre les établissements et révèle une suspicion latente à l’égard du travail des instituteurs et institutrices, à qui on laisserait trop la bride sur le cou. Finis les concertations, les débats et la collégialité : le maître directeur décidera de la répartition des enfants, de l’attribution des classes et des moyens, des choix des manuels, de la vie de l’école.

Pas de contremaîtres dans les écoles

Mais ce projet, ficelé par des technocrates éloignés du terrain, allait rencontrer des oppositions, non pas tant de la part des syndicats enseignant.es que de la base. On ne change pas les règles de vie commune à ce corps de 370 000 personnes aussi facilement, surtout quand celui-ci est organisé en petites unités de travail regroupant entre 2 et 15 enseignant.es. Ce nouveau supérieur hiérarchique entre l’enseignant et l’inspecteur est immédiatement perçu comme un véritable contremaître qui pourra scruter chaque geste, épier chaque séquence éducative et sabrer la relative liberté pédagogique des instituteurs et institutrices. Nombre de directeurs et directrices en fonction sont aussi opposés à cette réforme : ils ou elles n’ont souvent cette charge que parce qu’il faut bien que quelqu’un accomplisse ces taches dans l’école et ne se sentent pas d’humeur à jouer aux petits chefs avec leurs collègues. À Paris, cependant, le statut des directeurs et directrices, tous déchargé.es de classe, même dans les toutes petites écoles, permet à certain.es, forts de ces avantages substantiels, de se voir investis avant l’heure de ce grade hiérarchique, se comportant comme tel face à leurs collègues. Cette réalité parisienne, donnant déjà un aperçu de ce que serait la vie quotidienne avec le nouveau statut de maître directeur, est probablement une des raisons pour lesquelles le mouvement est parti de la capitale, mais pas seulement.

Ce serait oublier la vivacité du mouvement de refus de l’inspection et de la notation (qui prendra ensuite le nom de coordination antihiérarchique), créé en 1983 et qui rassemble plusieurs milliers d’enseignant.es. La rencontre nationale qui s’était tenue à Marseille pendant les vacances de la Toussaint avait longuement travaillé sur ce projet, forgé les premiers argumentaires, et lancé un appel à tous les syndicats pour entamer un large mouvement de protestation contre ce nouveau grade divisant la profession. Un appel qui s’est perdu dans les limbes des bureaucraties syndicales réformistes et qui n’a donné lieu qu’à quelques protestations du bout des lèvres lors de son passage en Comité technique paritaire (CTP) ministériel le 17 novembre. Rien de plus. Le mouvement étudiant contre la loi Devaquet puis celui des cheminots et cheminotes organisés en coordination1 occuperont le temps, l’espace et les esprits jusqu’à la fin de l’année.

On y va !

À la rentrée scolaire de 1987, aucune mobilisation n’est prévue contre le statut de maître directeur. Alors que le SGEN2 et FO sont inaudibles, le puissant SNI PEGC (FEN)3, syndicat majoritaire, ne bronche pas et reste sourd à l’opposition de la profession qui ne manque pas de s’exprimer dans les salles des maîtres. C’est bien de la base que doit partir la lutte en s’inspirant des camarades cheminot.es qui, en se structurant en coordination, ont su contourner le blocus des bureaucraties syndicales et développer un mouvement de lutte démocratique. Une douzaine d’instituteurs et d’institutrices, syndiqué.es au SGEN Paris, au SNI PEGC tendance École Émancipée4 ou non syndiqué.es, décident donc, lors de la semaine de rentrée, d’entamer le mouvement le 12 janvier, s’autoproclamant « coordination des instituteurs-trices des XIXème et XXème arrondissements de Paris contre le statut de Maître directeur ».

En quelques jours, l’information circule dans les réseaux et la première assemblée générale regroupe une trentaine de grévistes, le 12 au matin, dans une école du XXème arrondissement de Paris. Le travail de fourmi pour populariser la lutte commence alors, école par école : convaincre les collègues de rejoindre le mouvement, diffuser les tracts et leur donner rendez-vous à l’AG du lendemain. Une semaine plus tard, le mouvement de grève s’étend à l’Île-de-France et le 26 janvier se tient une première coordination régionale.

L’assemblée générale de grévistes, lieu de décision

Chaque matin, l’AG des grévistes fait le point sur les écoles en grève, sur les initiatives à prendre en direction des médias, des parents, et vote la reconduction de la grève. Les AG du matin se multiplient dans les arrondissements à mesure que le mouvement s’amplifie et celle du soir, centrale, qui se tient en général à la Bourse du travail, et ouverte à toutes et tous, sert de caisse de résonance au mouvement et de meeting permanent.

Réunion de la Coordination nationale à la Bourse du travail de Paris [Actes de la recherche en sciences sociales]

Au fur et à mesure que le mouvement grossit, la coordination parisienne, puis d’Île-de-France, se dote de commissions spécifiques (presse, parents d’élèves, soutien de personnalités, animation, permanence téléphonique, gala, caisse de soutien, extension…), multiplie les manifestations et rassemblements, et une première réunion nationale est organisée le 31 janvier pour préparer la première coordination nationale représentative du mouvement du 7 février. Après cette première coordination nationale, et pour garantir une réelle représentativité démocratique, il est décidé que chaque département serait représenté par 2 personnes porteuses d’un mandat pour 10 grévistes présents à leur assemblée générale départementale. Les coordinations nationales ont compté jusqu’à 53 départements représentés. Ce sont elles qui décident de la stratégie nationale du mouvement, des appels à la grève et de son expression.

Une reconnaissance rapide

Alors que les qualificatifs de « gauchistes », « activistes », « marginaux » ou « anarchistes » pleuvent sur les instits en lutte de la part de directions syndicales ou de responsables de l’Éducation nationale, la presse, écrite et audiovisuelle, couvre rapidement et avec une certaine bienveillance le mouvement. L’opinion publique le soutient majoritairement en même temps que la coordination devient incontournable. Le mouvement de grève qui s’étend à toute la France pousse les représentants nationaux du SNI PEGC, du SGEN CFDT et de FO à opter pour une position plus ferme face à l’administration lors du CTP ministériel du 30 janvier au cours duquel ils posent un préalable à sa tenue : le retrait du projet de Maître directeur. Face au refus de l’administration, ils se retirent et le CTP est annulé. La coordination est reçue en audience au ministère de l’Éducation nationale le 19 puis le 27 janvier ; audience au cours de laquelle on fait entrevoir la possibilité que « le texte ne sorte pas ». À Matignon, le 29 janvier, à contrario, il est dit que Chirac a l’intention de signer le décret des Maîtres directeurs. C’est ce qu’il fera le 2 février.

Extrait de la brochure « Instituteurs 1987 – La Révolte » de Bernard Brillant et Frédéric Chemery

La provocation

La signature du décret sur les Maîtres directeurs par Chirac amplifie le mouvement de grève et provoque un regain d’inventivité et d’actions inhabituelles dans ce corps de métier. Chaque région adapte son mode d’action : grève reconductible, perlée ou tournante, occupation d’inspection académique, de rectorat, opération escargot sur rocades, occupation de péages d’autoroutes, etc. Les tracts, affiches, bandes dessinées, badges et autres chansons brocardant les p’tits chefs, la hiérarchie et Monory se multiplient dans toute la France. Une créativité débridée qui scandalise les membres de la « coordination pour le statut de Maître directeur », regroupement croupion créé en réaction à la majorité de la profession.

La première coordination nationale se tient à Paris le 7 février, cinq jours après l’adoption du décret : 30 départements y sont représentés. Elle appelle à la grève nationale et à rejoindre la manifestation du mercredi 11 février à Paris appelée par les organisations syndicales poussées par leur base. Ce sera la plus grosse manifestation d’instits : 80 000 d’entre elles et eux (1 sur 4) – en milieu de semaine – dont la majorité défilera dans le cortège de la coordination.

Le spectre des vacances

Malgré ce succès éclatant, la coordination nationale qui se tiendra le soir même devra établir une stratégie pour affronter le pire ennemi des grèves enseignantes : les vacances. Elles commencent le 14 février et finissent le 9 mars. La coordination entend maintenir la mobilisation, des grèves et des actions sont menées, un gala de soutien est organisé à Paris le 8 mars, d’autres les jours suivants en province. A la coordination nationale des 14 et 15 mars, 41 départements sont représentés. Parmi ceux-ci, quelques uns ont tenu leur première coordination départementale la semaine précédente (comme le Maine et Loire), d’autres en sont encore à bousculer leur sections syndicales locales qui œuvrent pour empêcher toute construction de coordination, alors que d’autres encore ont organisé des grèves suivies à plus de 50 % quand l’autre moitié de la France était en vacances.

Appel à la grève pour le 23 mars 1987 du SGEN CFDT Paris, l’un des syndicats plus « à gauche » de la fédération.

Les débats portent sur la poursuite du mouvement, l’élargissement de la plate-forme (qui sera refusé), la grève nationale et unitaire, reconductible ou pas, pour le 19 ou le 23 mars, un appel aux syndicats. À l’issue des deux jours, la coordination nationale appelle les instits à la grève nationale à partir du lundi 23 mars ; grève au cours de laquelle sera discutée la poursuite de l’action dans le cadre d’AG souveraines de grévistes. Elle constitue un collectif national de grève, chargé de collecter les informations sur l’extension du mouvement, au plan national, et d’en informer les AG départementales. Elle fixe la tenue d’une coordination nationale de grève qui décidera de la reconduction du mouvement le mercredi 25 mars.

Le décompte des grévistes le lundi 23 mars au soir fait état d’une moyenne de 8 % répartis sur 35 départements. Qu’à cela ne tienne, les actions en Île-de-France se poursuivent. C’est ainsi que la manifestation refoulée par les CRS devant le Ministère de l’Éducation nationale, fait demi-tour et se dirige vers le Sénat, à la grande surprise des forces de l’ordre qui ne se méfient pas des « gentils instits en grève » dont 250 d’entre elles et eux (les plus rapides à la course à pied) pénètreront dans l’hémicycle. Une action d’éclat non prévue qui durera toute l’après midi et dont les acteurs et actrices ressortiront hilares, bras dessus bras dessous, sans aucune interpellation ni contrôle d’identité, mais sans avoir rien obtenu si ce n’est une belle couverture médiatique.

Pendant ce temps, les commissions de nomination des maîtres directeurs se mettent en place et le SNI PEGC appelle à une manifestation sur des revendications fourre-tout le mercredi 1er avril, 10 jours avant les vacances de printemps. La coordination nationale du 25 mars, qui rassemble 38 départements, ne reconduira pas la grève et n’appellera pas à la manifestation du 1er avril.

Épilogue

La commission ad hoc gratifiera du statut de maître directeur quelques volontaires mais ils et elles ne pourront jamais jouir de leur nouveau grade ; pire, dans certains départements la liste nominative sera publiée sous des intitulés sarcastiques, accompagnée de caricatures ravageuses, qui ne manqueront pas, une fois de plus, de provoquer des cris d’orfraie chez les nouveaux contremaîtres. Le statut de maître directeur fut discrètement enterré pour finir par être abrogé deux ans plus tard et sauf exception, la majorité des jours de grèves ne fut pas amputée des salaires. Il reste le souvenir d’une lutte partie de la base, autogérée et massive, une lutte antihiérarchique et insolente qui dénonçait déjà « le modèle de gestion des entreprises qui (leur) est imposé : hiérarchie, rentabilité, compétitivité » (texte de l’AG régionale du 6 février 1987) Ce fut aussi la dernière lutte massive des enseignant.es du premier degré qui mena à la victoire.

Clotilde Maillard

1 Voir Jacques Hais, « La grève des cheminots de 1986-1987 vue de l’agglomération rouennaise : une expérience d’auto-organisation » et « La grève des cheminots à Paris-Gare de Lyon, le bilan de la section syndicale CFDT en janvier 1987 », deux articles parus dans Les Utopiques n°3 de septembre 2016, pages 74 à 97.

2 Syndicat général de l’Éducation nationale, le SGEN est la structure de la CFDT dans le secteur et organise tous les personnels, quelques soient leurs catégories ou leurs fonctions dans le même syndicat.

3 Syndicat national des instituteurs et des professeurs d’enseignement général de collège, le SNI PEGC est alors hégémonique dans la profession. Il est affilié à la FEN (la scission FEN/FSU aura lieu en 1993).

4 La scission qui aboutit à deux structures différente, Ecole Emancipée et Emancipation, est postérieure ; elle date de 2002.

Clotilde Maillard

Partagez cet article

Clotilde Maillard

Clotilde Maillard, l’une des premières institutrices parisiennes à se mettre en grève en 1987, alors syndiquée au SGEN-CFDT, a participé ensuite à la fondation de SUD éducation, dont elle fut membre de la commission exécutive fédérale.