1936 : Utopie en action dans l’Espagne révolutionnaire

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La Guerre d’Espagne débute le 18 juillet 1936 avec le coup d’état militaire (pronunciamiento) du général Francisco Franco. Elle oppose les partisan.es de l’Espagne « antifasciste » à ceux et celles de l’Espagne « éternelle ». Ces dernier.es, les « nationalistes » (nacionales), réunissent les monarchistes (carlistes), les membres de la droite traditionnaliste et catholique, mais aussi les phalangistes, groupe inspiré par le fascisme italien. Ils et elles sont mus par le fervent sentiment d’avoir une mission à mener à bien : libérer le pays de l’emprise du Frente popular et des « rouges ». Ils et elles entendent établir un pouvoir fort, corporatiste, au sens mussolinien du terme, avec une alliance des masses ouvrières et du patronat sous l’égide de l’Etat ; il s’agit aussi de rendre les terres à la seule aristocratie agraire ; le tout, dominé par une église omnipotente et intégriste. Dans la conscience collective des militaires insurgés, la reprise en main du pays est conçue comme une véritable Reconquista1sur « l’Espagne sans dieu ni maître », symbolisée par la puissante centrale syndicale libertaire, forte de deux millions de membres : la CNT2.

Le camp d’en face regroupe dans un front commun : républicains, socialistes (PSOE et leur syndicat l’UGT3), régionalistes (basques et catalans), communistes et libertaires. L’hétérogénéité politique de ce front antifasciste aura de nombreuses conséquences sur la destinée même de la lutte, notamment par le rôle de Staline et du Komintern4 dans le conflit espagnol.

Guerre ou Révolution ?

«Camarade,travailles et luttes pour la révolution»

Par l’opposition entre forces antifascistes et forces nationalistes, la Guerre d’Espagne a été considérée par de nombreux historien.nes comme une répétition générale de la Seconde guerre mondiale. Cette affirmation est dans certains aspects incontestable. Du côté antifasciste, ce sont les Brigades internationales et l’aide militaire mexicaine et surtout soviétique (matérielle et technique) qui s’ingèrent dans les affaires espagnoles. Du côté des nationalistes, ces sont les interventions directes de l’Allemagne nazie, de l’Italie de Mussolini ou du Portugal du dictateur Salazar. C’est le cas aussi de certaines méthodes utilisées, notamment par la tristement célèbre Légion condor. Bataillon aérien allemand, il se rend coupable du bombardement de la ville martyre de Guernica, immortalisée par Picasso. C’est un prélude aux bombardements systématiques des villes, par les forces de l’Axe ou les Alliés, de 1939 à 1945.

Néanmoins, limiter la Guerre d’Espagne à une répétition du second conflit mondial, comme le fait une grande partie de l’historiographie, comporte un défaut majeur : cela élude une autre réalité, celle qui a trait aux expériences révolutionnaires, qui sont justement la conséquence de cette Guerre d’Espagne. En effet, sitôt le Pronuciamento déclenché, la résistance s’organise. Elle est avant tout le fait des syndicats et des organisations révolutionnaires. Le gouvernement de Frente popular reste impuissant devant le coup d’Etat. En Aragon, dans le Levant, dans une partie de la Castille et surtout en Catalogne, les armées nationalistes sont mises en déroute par la seule mobilisation de la classe ouvrière, organisée majoritairement au sein de la CNT.

«Les milices ont besoin de vous»

Une révolution sociale et économique se répand alors, avec plus ou moins d’intensité, changeant en profondeur la structure sociale de ces régions. Un monde nouveau éclot sur la base des idéaux du communisme libertaire. Un modèle de société égalitaire, fondé sur des pratiques anti-autoritaires (anti-étatisme, fédéralisme, communes et usines organisées et gérées à la base par les intéressé.es eux/elles-mêmes) ; un modèle fondamentalement opposé au « communisme de caserne » mis en place dans l’URSS de Joseph Staline où le GPU5, les purges et les goulags ont définitivement tué tout idéal révolutionnaire. Ce souffle révolutionnaire suscite en Espagne, et plus généralement en Europe, un grand enthousiasme, d’autant qu’il s’inscrit dans un contexte de défaites ouvrières et de montée des fascismes. En 1922, Mussolini a pris le pouvoir sur les cendres du mouvement des Conseils (1920). En Allemagne, Hitler et la barbarie nazie se sont imposés mettant au pas un mouvement ouvrier allemand, supposé le mieux organisé et massif de la Vieille Europe.

Cantines populaires et autogestion ouvrière

Se rappelant les conseils du révolutionnaire russe, Pierre Kropotkine, selon lequel, « un peuple révolutionnaire affamé sera toujours à la merci de n’importe quel aventurier démagogique », la CNT se met à l’ouvrage dès les premières heures du soulèvement populaire. La première mesure est d’organiser la distribution des produits de première nécessité. Dans tous les quartiers, les villes et villages, sont créés des « comités de ravitaillement ». Les premières cantines communales accueillent des centaines de travailleurs et travailleuses. A Barcelone, d’anciens palaces, jusqu’alors occupés par la bourgeoisie catalane et étrangère, sont transformés en immenses cantines populaires. Les grands hôtels sont parfois réquisitionnés à d’autres effets, comme le note un syndicaliste français témoin direct de cette étonnante réalité : « La CNT a délogé les tenants de la grande richesse qui affamaient depuis longtemps les travailleurs, transformant ces luxueux immeubles en maisons du peuple. Tout grand hôtel n’est plus qu’un souvenir ; c’est dans cette boîte aux logements spacieux que les gros bourgeois lassés de ne rien faire, s’offraient seuls ce luxe, moyennant 100 pesetas par jour. Aujourd’hui, c’est l’hôtel des travailleurs et gratuit.6»

«Syndicat unique des barbiers de Barcelone; enfin, nous sommes libres! Industrie collectivisée»

Le 28 juillet 1936, la CNT catalane estime la grève générale terminée. Le coup d’état militaire a été endigué. Elle appelle les travailleurs et travailleuses à reprendre le travail et à retourner dans les usines. La machine économique se remet à fonctionner, mais cette fois sous la direction des ouvriers et ouvrières. A partir du 23 juillet, les premières mesures de collectivisation d’usines ont lieu à Barcelone : service des eaux, de l’énergie, de l’éclairage, ateliers de chemins de fer, secteur métallurgique. Par la suite, d’autres entreprises sont à leur tour collectivisées, puis ce seront les brasseries, les salons de coiffure, les ateliers cinématographiques… Pierre Besnard, secrétaire de la CGT-SR, organisation sœur de la CNT en France (infiniment moins bien implantée), prenant l’exemple d’une tannerie de la banlieue de Barcelone, écrit dans les colonnes du journal Le Combat syndicaliste : « L’usine occupe 700 ouvriers et ouvrières. Les salaires ont été relevés comme dans toutes les industries. Le salaire unique n’existe pas encore, mais la prochaine assemblée des salariés doit en discuter. Quand un ouvrier est malade ou blessé : il touche 75% de son salaire ; auparavant il ne touchait rien, l’Espagne n’ayant pas d’assurance sociale. La semaine de travail est de 36 heures sans diminution de salaire. Voilà comment fonctionne la tannerie Mollet : chaque atelier nomme ses délégués qui sont au nombre de 17. Ce sont 17 hommes et femmes qui forment, ensemble, le comité d’usine chargé de l’organisation du travail. Un conseil d’usine, ainsi que le directeur, sont nommés par l’assemblée générale des ouvriers et ouvrières. Ces deux organismes se réunissent chaque fois qu’il y a nécessité. Chacun des membres de ces comités est révocable.7»

La question salariale est centrale dans le cadre de cette nouvelle organisation sociale. Dans un premier temps, il y a tentative de supprimer l’argent et le salariat, comme le définissent les buts du communisme libertaire. Toujours dans Le Combat syndicaliste, un autre syndicaliste français s’arrête, à ce propos, sur l’exemple de la commune libre de Fraga en Aragon : « Après un séjour de deux jours dans Lérida, nous repartons. Nous devons atteindre Fraga, grosse localité agricole de 8500 habitants. Après une copieuse visite de la localité, nous nous réunissons au siège du comité du peuple. Le premier renseignement que l’on nous donne, c’est que l’argent ne circule plus ; l’argent est supprimé ; l’argent, moyen d’échange et de la puissance capitaliste n’a plus cours. Un livret de faille le remplace, sur lequel sont inscrites toutes les denrées alimentaires, ainsi que les autres produits nécessaires pour la vie. Le livret sert pour le contrôle et ne permet pas à un habitant plus de denrées qu’à un autre, tous sont égaux. Le comité du peuple est élu par l’assemblée générale de la population.8» Si ces expériences de suppression du numéraire s’inscrivent dans la durée dans les collectivités agricoles de l’Aragon, où domine l’influence de la CNT, celle-ci doit composer dans l’industrie avec l’UGT, le syndicat socialiste. On se dirige alors vers un compromis CNT-UGT et, dès lors, la pratique du salaire unique ou familial se généralise.

Une révolution pédagogique et culturelle

Barcelone est alors un spectacle étonnant pour tout visiteur étranger. Dans son ouvrage, Hommage à la Catalogne9, paru en 1938, l’auteur anglais George Orwell se rappelle : « On était en décembre 1936. Les anarchistes avaient toujours effectivement la main haute sur la Catalogne et la révolution battait son plein. […] Pour qui arrivait alors directement d’Angleterre, l’aspect saisissant de Barcelone dépassait toute attente. C’était la première fois dans ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. A peu près tous les immeubles de quelconque importance avaient été saisis par les ouvriers et sur tous flottaient des drapeaux rouges et noirs des anarchistes. Il ne restait de presque toutes les églises que les murs, et les images saintes avaient été brûlées. Çà et là, on voyait des équipes d’ouvriers en train de démolir systématiquement les églises. Tout magasin, tout café portait une inscription vous informant de sa collectivisation ; jusqu’aux caisses de cireurs de chaussures qui avaient été collectivisées et peintes en rouge et noir ! Les garçons de café, les vendeurs, vous regardaient bien en face et se comportaient avec vous en égaux. Les tournures de phrases serviles ou tout simplement cérémonieuses avaient tout simplement disparu. Personne ne disait plus “señor” ou “don”, ni même “usted10” : tout le monde se tutoyait, on s’appelait “camarade” et l’on disait “salud” au lieu de “buenos dias”. […] Sur les Ramblas, grande artère centrale de la ville, constamment animée par le va-et-vient de flots de gens, les haut-parleurs beuglaient des chants révolutionnaires tout le long du jour et jusqu’à une heure avancée de la nuit. Et le plus étrange de tout, c’était l’aspect de la foule. A en croire les apparences, dans cette ville, les classes riches n’existaient plus. A l’exception d’un petit nombre de femmes et d’étrangers, on ne voyait plus de gens “bien mis”. Presque tout le monde portait des vêtements de prolétaires ou une salopette bleue. Tout cela était étrange et émouvant. Une bonne part m’en demeurait incompréhensible ; mais il y avait là un état de choses qui m’apparut sur le champ comme valant la peine qu’on se battit pour lui. »

Tandis qu’une identité nouvelle, des réflexes sociaux nouveaux apparaissent, la CNT s’attelle à imprimer son empreinte dans un domaine précis : l’éducation et la culture populaire. La culture était jusqu’alors le monopole de la bourgeoisie et de l’aristocratie, encadrée par une église traditionnaliste. Le 19 juillet 1936 fait descendre la culture dans la rue. Des cours d’alphabétisation sont mis en place à destination des adultes. Des bibliothèques sont créées à l’initiative des Jeunesses Libertaires (JJLL) dans de nombreuses localités. Leur lieu : d’anciennes « églises qui ont reçu le feu purificateur » avant d’être reconstruites et transformées en Maisons de la culture. Le domaine, où les révolutionnaires interviennent avec le plus de dynamisme est l’éducation, qu’ils et elles s’attachent à soustraire de l’influence de l’église. Pour cela, ils et elles s’appuient sur les écrits et pratiques du pédagogue libertaire Francisco Ferrer, qui, en de nombreux points, annonce ce que seront bien plus tard les conceptions éducatives alternatives et anti-autoritaires d’un Célestin Freinet ou encore d’un Montessori. Un syndicaliste français rapporte, non sans humour, de la visite d’une école d’une petite ville de Catalogne, les faits suivants : « Dans ce qui fut un couvent de sœurs avant la révolution est maintenant aménagée une école. Ce couvent était un immeuble superbe. Les sœurs avaient même fait aménager une salle de sport. C’est d’ailleurs la première fois que j’ai su que les religieuses s’adonnaient aux jeux sportifs et entretiennent leurs muscles pour rester dans une forme agréable, en dignes épouses du Christ. Cette salle ne subira pas de transformation, ce sont maintenant les enfants du peuple qui feront du sport. La chapelle, par exemple, sera transformée en imprimerie qui sera utilisée par les enfants de l’école. Une autre salle pour le cinéma : l’éducation par l’image, car le syndicat du cinéma va faire des films pour les enfants d’école. Le salon fera également une très belle bibliothèque. Les classes mixtes n’existaient pas avant la révolution. La nouvelle école a actuellement 550 élèves. Le catalan est appris aux enfants jusqu’à l’âge de 10 ans, après est appris le castillan. L’enseignement que l’on veut donner aux enfants est celui préconisé par Francisco Ferrer ; la nouvelle pédagogie rationaliste commence à être appliquée et les livres d’études de l’ancien régime sont remplacés dans les classes, aussitôt que les nouveaux livres sortent de l’imprimerie et arrivent à l’école. (…) Francisco Ferrer fut assassiné, mais il commence à survivre de façon intense en Espagne.11»

Grégory Chambat, dans son ouvrage Pédagogie et révolution, questions de classe et relectures pédagogiques12, montre que le souci pédagogique est bel et bien rivé au corps de ces révolutionnaires : « Lorsqu’éclate la révolution, fort de ses réflexions et surtout de ses pratiques, le mouvement sait où il veut aller en matière de pédagogie. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, il n’a pas attendu le “grand soir ” pour expérimenter, tâtonner, analyser… Outre les Athénées, bouillonnants foyers d’agitation culturelle, des syndicats ont animé des cours du soir et même monté leur propre école. En dépit des années de féroce répression (saccage, pillage, emprisonnement des animateurs de ces écoles libertaires et syndicales), rien n’est parvenu à éteindre la flamme et la passion du mouvement pour les questions pédagogiques. » Une passion rendue nécessaire, aussi, par la réalité : la situation de l’Espagne de ces années 1930 est catastrophique, avec un taux d’analphabétisme de 52 % et 60 % des enfants qui ne sont pas scolarisé.es. Mais l’ambition ne se limite pas à scolariser les enfants ou à construire des écoles. À côté de l’œuvre éducative, une révolution pédagogique prend forme. En opposition à l’éducation d’hier, « l’école nouvelle » entend mettre à bas toutes les tares de l’école traditionnelle : « Les internats, les maisons de correction et les casernes scolaires disparaissent ; l’idée d’éducation se substitue à celle du châtiment. L’école nouvelle est l’expression d’un idéal social et d’une pédagogie détachée des traditions autoritaires ». Le programme scolaire se décline en une finalité : « Que tous les enfants aient du pain, de la tendresse et de l’instruction dans la plus absolue condition d’égalité et que soit assuré le libre développement de leur personnalité. » Les méthodes d’enseignement sont quant à elles questionnées, afin de développer l’esprit critique des élèves : « L’école doit placer l’enfant dans une ambiance telle que l’exercice d’impulsions antisociales soit rendu impossible, non par la contrainte et la violence, mais par la solidarité, la sincérité, le travail, l’amour et la liberté caractéristiques du milieu physique et humain qui l’entoure […] L’école nouvelle respecte la personnalité de l’enfant. Nous croyons que toutes les méthodes doivent être éprouvées, en optant toujours pour celle qui convient le plus selon les caractéristiques locales, la nature et le caractère de chaque enfant, etc. Il est évident qu’il ne suffit pas de changer le nom de l’école : il faut changer son esprit, sa morale, ses méthodes. » 

Féminisme et prostitution

Au niveau des mentalités, aussi, un vent nouveau souffle. Malgré l’égalité entre les sexes prônée par la CNT-FAI, il est patent que les femmes ont besoin d’une organisation spécifique afin d’être mieux entendues et plus spécifiquement défendues. En 1934, le Grupo Cultural Femenino13voit le jour et se développe avec le soutien des femmes de la revue Mujeres Libres14. Ces groupes sont à l’origine de l’organisation du même nom, créée en avril 1936. Les Mujeres Libres mènent une lutte sur deux fronts : pour la révolution sociale, et pour la libération des femmes. Elles regroupent, à leur apogée, près de 30 000 femmes en 1938. La revue Mujeres Libres écrit : « La meilleure mère n’est pas celle qui serre l’enfant contre son sein, mais celle qui aide à forger pour lui un monde nouveau. » Leur combat est multiple. Ses militantes s’investissent pleinement dans le travail à l’usine ou dans les champs, dans des projets éducatifs et culturels divers. On les retrouve aussi sur le front, fusil à la main, aux côtés de leurs camarades hommes. Le rôle des Mujeres Libres, néanmoins, prend tout son sens dans des combats spécifiques qui entendent libérer, enfin, les femmes de leurs chaînes : le droit à la contraception et à l’avortement, la remise en cause du mariage en tant qu’institution de cette société patriarcale contre laquelle elles luttent avec acharnement.

Un groupe de Mujeres Libres

Un autre combat des Mujeres Libres a trait au cas particulier de la prostitution : « L’entreprise la plus urgente à mener dans la nouvelle structure sociale c’est de supprimer la prostitution. Dès maintenant, encore en pleine lutte antifasciste et avant de nous occuper de l’économie ou de l’enseignement, nous devons en finir radicalement avec cette dégradation sociale. Tant que reste sur pied le plus grand des esclaves, celui qui interdit toute vie digne, nous ne pouvons penser à la production, au travail, à aucune sorte de justice. Que l’on reconnaisse la décence à aucune femme tant que nous ne pourrons pas nous l’attribuer à toutes. Tant qu’il existera une prostituée, il n’y aura pas d’épouse d’un tel, de sœur de tel, de compagne de tel. […] Il faut finir avec cela rapidement. Et cela ce doit être l’Espagne qui donne au monde sa nouvelle norme. Nous devrons toutes, nous les femmes espagnoles, entreprendre cette tâche libératrice. Il faut faire maintenant ce que ne firent jamais des associations féminines qui prétendirent émanciper la femme en formant quelques dactylographes et en organisant quelques conférences agréables, quelques récitals d’élégants poètes et poétesses. Dans certaines localités que nous avons visitées récemment, on nous a présenté comme une grande mesure le fait qu’on y aurait “supprimé” la prostitution. A notre demande pour savoir comment et qu’est ce que l’on a fait des femmes qui la pratiquaient, il nous fut répondu : “ C’est leur affaire “. De cette façon, supprimer la prostitution est très simple : cela se résume à laisser des femmes dans la rue, sans aucun moyen de vivre. Mujeres Libres est en train de créer des centres libératoires de la prostitution qui commenceront à fonctionner à brève échéance. Pour ce faire, des locaux sont prévus dans diverses provinces et là se déroulera le programme suivant : 1. Recherche et traitement médico-psychiatriques 2. Traitement psychologique et éthique pour encourager chez les prostituées un sentiment de responsabilité. 3. Orientation et formation professionnelle. 4. Aide morale et matérielle chaque fois que cela leur sera nécessaire, même après être devenues indépendantes des centres.15»

« Les femmes d’Aragon ne pleurent plus l’hiver… »

A la campagne, la battue populaire contre les caciques (notables locaux), les propriétaires féodaux, les agents du fisc, les usuriers, laisse entre les mains des paysans et paysannes de grandes étendues de terres qu’ils et elles recouvraient après des siècles de spoliation. Comme à la ville, c’est l’urgence de la situation qui stimula la collectivisation. Le collectivisme agraire est gravé dans l’inconscient collectif de la population paysanne, conséquence de plusieurs décennies de propagande libertaire dans les campagnes. Des militants itinérants faisaient des tournées de village en village, fournissaient des livres et des revues de la CNT traitant des questions agricoles. Dans un monde rural où l’analphabétisme était dominant, il n’était pas rare que des lectures publiques, à voix haute, soient faites le soir au milieu des villageois-es rassemblé-es sur la plaza principal. A partir de 1933, les exemples de collectivisations, qui se généralisent, sont systématiquement mis en exergue. Même si ces expériences de communes collectives sont souvent de courte durée, car la répression s’abat sur la population, elles font œuvre de propagande. José Peirats, dans Les anarchistes espagnols, révolution de 1936 et luttes de toujours16, nous donne le type de témoignages de paysans collectivistes, publié dans la presse militante de l’époque : « Ici, il n’y a ni pauvres, ni riches, ni problèmes sociaux, ni ouvriers au chômage. Ici, on partage la production équitablement et tous ensemble, en travaillant, nous vivons tranquilles et heureux ».

«Paysans, la terre est à vous»

Le 19 juillet 1936, rapidement, les membres de la CNT et de l’UGT mettent sur pied des « comités révolutionnaires » chargés d’organiser les premières saisies de terres qui sont aussitôt mises en commun. L’invasion d’une grande partie de l’Andalousie par les armées franquistes empêche les collectivisations massives dans cette région. D’autres régions connaissent des phénomènes de collectivisations de grande échelle. Mais c’est en Catalogne et surtout en Aragon que les expériences de collectivisations seront les plus nombreuses et surtout les plus achevées. Un militant français témoigne de l’avant-gardisme de ces collectivisations : « Dans les campagnes aux environs de Barcelone et dans la Catalogne, la collectivisation a suivi son cours normal au même rythme que les usines, réorganisant complètement le travail en groupant toutes les petites propriétés dans un vaste rayon. Dans chaque rayon, un “comité de culture” est constitué, chargé d’organiser le travail, la sélection des graines et des plants ; ce comité, désigné en assemblée générale des paysans est constitué des délégués de zones. Ils ont divisé chaque zone en groupes et à chaque groupe un camarade responsable est chargé de répartir le travail. Ils sont aussi bien organisés que dans l’industrie. […] En Aragon, les réalisations sont plus marquées de l’emprise du communisme libertaire, puisqu’en plus de l’organisation du travail en commun, l’argent a disparu comme moyen d’échange pour faire place au carnet de producteur, donnant droit à tout ce qui est nécessaire à la vie des hommes, selon les possibilités de la commune libertaire. Nous nous faisons expliquer le mécanisme des échanges. Celui-ci est organisé en nature, entre les villages voisins ayant supprimé l’argent. Avec les villes où l’argent demeure, l’échange a lieu sur la base des cours existants et l’approvisionnement s’opère par voie d’achats acheminés sur les villages qui effectuent la distribution aux habitants, sur présentation du carnet de consommation.
Ce système donne pleine satisfaction aux intéressés. C’est la première fois, nous a-t-on dit, que les femmes d’Aragon ne pleurent pas l’hiver. En effet, autrefois, le produit des récoltes était insuffisant à payer les dettes aux “caciques” et au clergé. Les aragonais défendront leurs conquêtes jusqu’à la mort s’il le faut, mais ils ne peuvent pas revenir en arrière. Pour eux le passé est mort et bien mort »
17.

Donnée importante de cette collectivisation des terres, elle réside dans un acte volontaire des personnes concernées. La Révolution espagnole dans les campagnes n’est, à cet égard, en rien comparable avec la Révolution russe et l’épisode sanglant de la « dékoulakisation » à la fin des années 20. Les paysan.nes dits individualistes, la plupart des petits métayers, font le choix de vivre en marge des collectivités. Leur choix est respecté par les collectivistes, qui maintiennent avec eux et elles des possibilités d’échanger des produits. Mais, comme le note le militant cité précédemment, ces petits propriétaires ne restent pas longtemps indifférents aux avantages offerts par le travail collectif : mise en commun des terres mais aussi de la volaille, du bétail, des engrais, de la semence et de la récolte. Et il n’est pas rare que les « quelques réfractaires du début aient rejoint par la suite l’organisation collective ».

Une autre réalité réside dans le dépassement des anciennes classes sociales. Si de nombreux ex-patrons ont choisi de rejoindre les rangs des armées de Franco, d’autres acceptent le nouvel ordre social. Un syndicaliste donne ainsi l’exemple d’une collectivité agricole de la banlieue de Barcelone où un ouvrier et son ex-patron se côtoient désormais dans un effort commun : « Le comité technique d’agriculture est composé de 5 ouvriers et 4 ex-patrons. Tous les patrons ont accepté la collectivisation ; il y a eu davantage de réticences parmi les ouvriers qui croyaient perdre quelque chose. Une anecdote nous est contée par un ex-patron qui fait partie du comité technique avec un camarade ouvrier qui avait travaillé chez lui. En 1931, au cours d’une grève, les deux collaborateurs d’aujourd’hui s’étaient quelque peu boxés. L’un était patron, l’autre ouvrier, et l’ex-patron qui nous raconte cela nous dit que la crainte d’une nouvelle bataille n’existe plus, l’exploitation de son semblable n’existant plus.18 » Dans le même article, l’auteur met en exergue le rôle joué par les colonnes de miliciens et miliciennes antifascistes dans la multiplication de ces expériences collectivistes. Au fur et à mesure que les milices, avant tout de la CNT ou du POUM19, libèrent les villages de l’emprise franquiste, le même débat a lieu entre partisan.es de la collectivisation et partisan.es de la parcellisation des terres. Et comme le montre le film de Ken Loach, Land and freedom, les miliciens et miliciennes sont invité.es par les villageois.es à donner leur avis sur la question. Militant.es révolutionnaires aguerri.es, ils et elles ne manquent pas de convaincre des auditoires, déjà tentés par la voie collectiviste, des intérêts de la mise en commun des terres.

D’un monde nouveau à la défaite…

A l’issue de son voyage en Espagne, Pierre Besnard de la CGT-SR, écrit : « J’ai vu partout, des hommes au travail dans les champs, des femmes et des enfants dans les villages, des ouvriers et des ouvrières allant au labeur joyeux, fiers de travailler enfin pour eux mêmes. La joie était peinte sur leurs visages sérieux et graves sans doute, mais sans traces d’inquiétudes. Ils savaient que quelque chose était changé et qu’ils allaient vers un avenir meilleur. […] Une grande expérience est en train d’éclore.20» Cette affirmation semble confirmée par les faits. La révolution espagnole, est, sans aucun doute, un des exemples les plus accomplis, tant dans ses réalités économiques et sociales que dans son ampleur. Frank Mintz, historien et auteur, notamment, d’Autogestion et anarchosyndicalisme, analyse critique sur l’Espagne 1931 – 199021, estime que « 1 838 000 de personnes » ont vécu sous le régime collectiviste.

Cette expérience sera, hélas d’une durée limitée : de juillet 1936 à décembre 1937. Dans le camp républicain, certaines forces politiques (en premier chef, le Parti communiste espagnol22 et le « grand frère » soviétique) mettront tout leur poids pour y mettre fin. Début 1939, c’est le bruit des bottes des troupes de Franco défilant sur les Ramblas de Barcelone qui symbolise la fin de cet espoir de vie meilleure pour les exploité.es de la terre d’Espagne. Commence alors la retraite (retirada) des antifascistes qui fuient vers la France, l’Afrique du Nord ou l’Amérique latine. Les nationalistes ont vaincu l’Espagne rebelle et libertaire. S’ouvre une sombre parenthèse longue de 40 ans de dictature. L’ordre des puissants est définitivement rétabli. « L’Espagne éternelle » est de retour…


1 Phénomène historique qui vit l’Espagne chrétienne reconquérir son territoire des mains des musulmans depuis le VIIIème siècle. La Reconquista prend fin avec la chute des Califats de Cordoue et de Grenade en 1492. 

2 Forte de deux millions d’adhérents et adhérentes en 1939, la CNT est la colonne vertébrale et l’âme de toutes les luttes ouvrières d’envergure menées en Espagne depuis sa fondation en 1910. Rudolf Rocker, anarcho-syndicaliste allemand écrivait à son propos : « Elle contrôlait 36 quotidiens, parmi lesquels Solidaridad Obrera à Barcelone qui tirait à 240 000 exemplaires, chiffre jamais atteint par aucun journal en Espagne. La CNT a édité des millions de livres et a contribué à l’éducation des masses plus que tout autre mouvement en Espagne ». L’histoire de la CNT est longue et douloureuse. Elle eut à dépasser des conflits internes, parfois violents. A plusieurs reprises, elle dut affronter une répression féroce (nombre de ses militants et militantes furent assassiné.es par les pistoleros du patronat), quand elle ne fut pas obligée tout simplement de rentrer dans la clandestinité, notamment sous la dictature de Primo de Rivera (1923-1930). La terre d’Espagne représente une exception au niveau international dans ce mouvement ouvrier qui naît et se renforce. C’est un des rares pays où le mouvement libertaire s’enracine aussi profondément. En 1926, en son sein est créée la Fédération Ibérique Anarchiste (FAI).

3 En 1872, Pablo Iglesias rompt avec les libertaires pour se convertir au marxisme. Il créé la Nouvelle fédération madrilène, noyau du futur Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Les socialistes espagnols, inspirés par le guesdisme français et la social-démocratie allemande, prônent au plan politique, le parlementarisme et au plan syndical, la prudence. Ils créent en 1888 un syndicat : l’Union générale des travailleurs (UGT). A la veille de la Guerre d’Espagne, elle est d’un poids similaire à la CNT. Certains de ses secteurs se positionnent sur le terrain de la lutte de classe ; ainsi, aux Asturies où, en 1934, une intersyndicale CNT-UGT mène une grève des mineurs d’envergure, qui sera réprimée dans le sang par l’armée de la République conduite par le général… Franco et ses fidèles comparses Yague et Lopez Ochoa. Le bilan est lourd : 3000 morts et 40 000 mineurs arrêtés, torturés et déportés dans des bagnes.

4 Komintern : Internationale communiste (IC) créée en 1922 à Moscou. Sous Staline, le Komintern est tenu d’une main de fer par le Kremlin qui impose aux différentes sections sa ligne politique.

5 GPU ou Guépéou : Il s’agit de la police politique du régime soviétique. Le GPU, avant de s’appeler ainsi, est passé par différentes dénominations : Tchéka, NKVD. Après 1945, le GPU devient le KGB.

6 Le Combat syndicaliste n°170, 21 août 1936.

7 Le Combat syndicaliste n°169, 14 août 1936.

8 Le Combat syndicaliste n°196, 19 février 1937.

9 Hommage à la Catalogne, Georges Orwell, Editions Champs libre 1981 (réed. 10/18, 1999).

10 « Vous », en castillan.

11 Le Combat syndicaliste, n°192, 23 janvier 1937.

12 Pédagogie et révolution. Questions de classe et relectures pédagogiques, Grégory Chambat, Editions Libertalia, 2015.

13 Groupe culturel des femmes.

14 Femmes libres.

15 Femmes Libres, Espagne 1936-1939, Mary Nash, Éditions La pensée sauvage, 1977.

16 Les anarchistes espagnols, révolution de 1936 et luttes de toujours, Editions Repères-Silena, 1989.

17 Le Combat syndicaliste n°189, 1er janvier 1937.

18 Le Combat syndicaliste n°192, 22 janvier 1937.

19 Le POUM est né à Barcelone le 29 septembre 1935, de la fusion entre Izquierda comunista (Gauche communiste), parti d’origine trotskiste dirigé par Andreu Nin, et Bloque Obrero y campesino (Bloc ouvrier et paysan), dirigé par Jaoquin Maurin. Les deux organisations provenaient de scissions du Parti communiste d’Espagne (PCE), alors stalinien. Le POUM a été « accusé » (par les staliniens) d’être une organisation trotskiste. C’est en fait faux, le POUM était en désaccord avec Trotsky sur plusieurs points ; il a en particulier refusé d’appliquer les ordres de ce dernier, qui leur intimait de déserter les syndicats afin de créer des soviets. Trotski a d’ailleurs dénoncé le « rôle pitoyable joué par la direction » du Parti. Du fait de son idéologie communiste indépendante du Komintern, les relations avec les staliniens étaient très conflictuelles ; ces derniers sont responsables d’assassinats de membres du POUM.

20 Le Combat syndicaliste n°175, 25 octobre 1936.

21 Autogestion et anarchosyndicalisme, analyse critique sur l’Espagne 1931-1990, Franck Mintz, Editions CNT-RP, 1999.

22 L’histoire du Parti communiste espagnol (PCE) avant juillet 1936 est celle d’un parti sans influence, sans implantation réelle, exception faite aux Asturies et à Séville. Un anonyme adhérent du PCE, auteur d’une Historia del partido comunista, révélait que celui-ci comptait à peine « 800 militants en 1931 ». Au cours de la guerre civile, son poids ne cesse de grandir ; pour cela, il se fait d’emblée le défenseur des couches de la population les plus rétives au changement révolutionnaire. Il fusionne, à son profit, avec les socialistes catalans pour fonder le Parti socialiste unifié catalan. Mais c’est surtout l’aide soviétique (militaire et alimentaire ; loin d’être gratuite) à la République espagnole dans sa lutte contre le fascisme, qui accroitra son prestige. Usant de ce poids, les staliniens espagnols, secondés par des “conseillers politiques” russes, mettront tout en œuvre pour contrer l’influence des révolutionnaires. Ils tissent habilement leur toile. Et rapidement, l’armée, la police, les services de renseignement (SIM) sont tous sous contrôle communiste. Le PCE est désormais en position de force pour s’attaquer aux acquis révolutionnaires. La Pravda, le journal officiel du PC soviétique, annonce le 16 décembre 1936 : “En Catalogne, l’élimination des trotskistes et des anarcho-syndicalistes est commencée ; elle sera menée avec la même énergie qu’en URSS.” Andres Nin du POUM et l’anarchiste italien Camilo Berneri seront retrouvés morts après avoir été torturés en mai 1937… Mort, torture, prison, seront aussi le sort de bien d’autres militants et militantes de la CNT-FAI et du POUM, victimes du PCE.


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